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L'Achille d'Ennius, celui qu'il faisait parler dans son imitation de l'Iphigénie à Aulis d'Euripide, raillait de ce ton, plus satirique que tragique, de Télamon, du ton précisément de La Fontaine dans une fable célèbre 1, la folie des astrologues qui; les regards attachés au ciel, plongeant dans ses profondeurs, ne voient pas à leurs pieds:

Quod est ante pedes, nemo spectat cœli scrutantur plagas'.

Les pouvoirs publics auraient pu s'inquiéter d'entendre contester par les personnages d'Ennius l'action de la providence divine. Mais il ne faudrait pas penser qu'ils pussent également s'émouvoir de ces sarcasmes contre les devins. Il y avait à Rome une divination publique, officielle, investie d'un grand rôle dans l'État, et, auprès d'elle, une autre toute pri

qui commence la citation est, comme ce qu'il en a retranché, de Cicéron, et enferme entre crochets le dernier vers, où il voit une addition facétieuse de quelque lecteur. En revanche, p. 278, il propose d'ajouter à cette satire des devins deux fragments conservés, l'un dans la Rhétorique à Herennius (IV, x11), l'autre dans les Lettres de Fronton (II, XIII). Il semble, en effet, qu'on y censure leur complaisance intéressée :

(Umquam) quidquam quisquam cuiquam, quod ei conveniat, neget?

Omnes dant consilium vanum, atque ad voluptatem omnia.

Ajoutons-y encore, d'après M. Ribbeck, p. 56, ce troisième fragment, donné par Cicéron (De Divin. I, XL):

Qui sui quæstus causa fictas suscitant sententias.

1 Liv. II, fable XIII. L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits :

Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,

Penses-tu lire au-dessus de ta tête?

Autre rencontre, qu'on doit croire également fortuite. Le beau vers de Racine (Britannicus, act. IV, sc. 111),

Et laver dans le sang vos bras ensanglantés,

a son analogue dans ce vers que Nonius (v. Sanguis, O. Ribbeck, p. 31, 253) nous a conservé de l'Hécube d'Ennius:

Heu me miseram! Interii; pergunt lavere sanguen sanguine.

- Cic. De Republ. I, XVIII; De Divin. II, x111. O. Ribbeck, p. 35, 257.

vée, qui, dans les temps de calamités, avait un grand crédit chez ce peuple superstitieux, qui s'emparait alors du Cirque, du Forum, du Rempart,

Plebeium in Circo positum ...et in Aggere fatum',

pénétrait avec importunité dans les maisons des citoyens, mais que les lois et les magistrats s'appliquaient à expulser. Tite-Live a souvent occasion de revenir sur cette lutte 2. On comprend, en le lisant, qu'Ennius, dans des sorties satiriques comme celles qui viennent d'être rappelées, était un auxiliaire officieux de l'administration romaine.

Il ne l'était pas moins et faisait de la tragédie une école publique de morale par tant de maximes au sens, au tour frappant, peut-être empruntées, peut-être aussi ajoutées à ses modèles grecs, celles-ci par exemple :

Il n'y a de liberté que pour celui dont le cœur est pur et ferme; tout ce qui est esclave de la passion est comme plongé dans une sombre nuit.

Ea libertas est, qui pectus purum et firmum gestitat;
Aliæ res obnoxiosa nocte in obscura latent 3.

Mieux vaut la justice que le courage. Le courage, souvent il échoit aux méchants; mais des méchants se séparent la justice, l'équité.

Melius est virtute jus: nam sæpe virtutem mali

Nanciscuntur jus atque æquum se a malis spernit procul *.

:

Et cette réplique faite d'avance à la fameuse maxime de l'Atrée d'Attius, qui avait sans doute son équivalent dans le Thyeste d'Ennius : « Qu'ils << haïssent, pourvu qu'ils craignent. » Oderint, dum metuant5 :

Celui qu'on craint, on le hait; celui qu'on hait, on souhaite sa perte.

Quem metuunt oderunt; quem quisque odit periisse expetit ".

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'Juvenal. Sat. VI, 588. 2 Hist. IV, xxx; XXV, 1, x11; XXXIX, xvi.— 3 Phonic. fragm. II, apud A. Gell. Noct. attic. VII, xvII: De significatione vocabuli quod est obnoxius. O. Ribbeck, p. 48, 264. Hect. Lustr. fragm. XV, apud Non. v. spernere. O. Ribbeck, p. 30, 277.- Cic. De Offic. I, xxvIII; pro Sext. XLVIII; Phil. I, XIV; Senec. De Ira, I, xx; De Clementia, I, XII; II, II; Sueton. Calig. XXX. - ' Thyest. fragm.? Cic. De Offic. II, vII. O. Ribbeck, p. 58, 268.

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Et tout ce que Cicéron a encore recueilli dans ce théâtre et à jamais popularisé par ses traités de philosophie et de morale: cette définition de la véritable amitié :

C'est dans un temps peu sûr que l'ami sûr se montre :

Amicus certus in re incerta cernitur1..

ces préceptes de conduite :

Faire du bien, si on place mal ses bienfaits, j'estime que c'est mal faire.

Benefacta male locata malefacta arbitror.

Ne pouvoir tirer avantage de sa sagesse pour soi-même, c'est être vainement

sage.

Qui ipse sibi sapiens prodesse nequit, nequidquam sapit3.

Veul-on que ce qu'on veut soit, le succès se donnera dans la mesure de la peine qu'on se sera donnée.

Qui volt esse quod volt, ita dat se res, ut operam dabit".

Faut-il croire que c'est Ennius qui a ainsi traduit dans son Cresphonte une mélancolique moralité du Cresphonte d'Euripide:

Nous devrions nous rassembler pour pleurer, lorsqu'un homme vient au jour, songeant à tous les maux de la vie humaine. Quant à celui dont la mort termine les maux, il faudrait que tous ses amis accompagnassent de leurs applaudissements et de leur joie ses funérailles.

3

Nam nos decebat, cœtus celebrantes, domum
Lugere, ubi esset aliquis in lucem editus,
Humanæ vitæ varia reputantes mala;

At qui labores morte finisset graves,

Hunc omnes amicos laude et lætitia exsequi 3.

1 Cic. De Amic. XVII. O. Ribbeck, p. 59. Cic. De Offic. II, xvIII. O. Ribbeck, p. 59. Med. fragm. Cic. De Offic. III, xv; Famil. VII, vi. O. Ribbeck, p. 41, 251. Med. fragm. ? Cic. De nat. deor. IH, xxvI. O. Ribbeck, Tuscul. I, XLVIII.

p. 221, 250.

Cic.

Mais ces vers, d'une élégance supérieure au temps d'Ennius, ne sont pas donnés au vieux poëte par Cicéron, et appartiennent peut-être, c'est l'opinion de Bothe et de M. Ribbeck1, à celui qui les cite.

On prête à un philosophe moderne ce mot d'une sagesse égoïste : « J'aurais la main pleine de vérités que je ne l'ouvrirais pas. » Telle n'était pas, à ce qu'il semble, la sagesse d'Ennius. On est tenté de lui appliquer ce qu'il faisait dire à quelqu'un de ses personnages tragiques, et que peut-être il s'appliquait intérieurement à lui-même :

Le sage étoufferait plus facilement la flamme dans sa bouche embrasée, qu'il n'y retiendrait d'utiles paroles.

. Flammam sapiens facilius ore in ardente opprimit Quam bona dicta teneat2.

Montrer honnêtement le chemin à celui qui s'égare, c'est comme lui laisser allumer son flambeau au nôtre, qui n'en éclaire pas moins pour avoir allumé le sien 3.

...Homo qui erranti comiter monstrat viam Quasi lumen de suò lumine accendat facit : Nihilominus ipsi lucet, quum illi accenderit.

Ennius, grand imitateur d'Euripide, comme lui sentencieux, a été comme lui pathétique. A l'expression des passions se prêtait fort bien un style dont le naturel, la franchise, loués par les anciens, allaient, selon eux, jusqu'à la négligence 5. Ce caractère est sensible dans des fragments qui nous rendent toute une scène de son Alexandre, c'està-dire de son Pâris. Ce fils de Priam, longtemps caché parmi les bergers de l'Ida, vient d'être reconnu, et, à l'instant, se révèlent à l'esprit prophétique de sa sour Cassandre les suites funestes de cette reconnais

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2

P. 265. Telle a été, bien avant, l'opinion de Bcissonade. (Voyez son article sur le Cresphonte d'Euripide (Journal de l'Empire, 6 avril 1806; Critique littéraire sous le premier Empire, 1863, t. I, p. 54), et, dans son Euripiae, 1826, t. V, p. 455, sa note sur le quatrième fragment du Cresphonte.) — Cic. De Orat. II, LIV. O. Ribbeck, 60. p. Trad. de Gallon - La - Basside revue par J. V. Le Clerc. Teleph. fragm. Cic. De Offic. I, xvi; Pro Balbo, XVI. O. Ribbeck, p. 56, 264. — 5 Cic. Orat. XI. Cf. Horat. Ad Pison. 260. Cic. De Divin. I, XXI, L; II, LV; Orat. XLVI; Epist. ad Attic. VIII, 11; Macrob. Saturn. VI, 11. O. Ribbeck, p. 17, sq.

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sance. Sa divine fureur la saisit en présence de sa famille étonnée. Hécube s'écrie:

Pourquoi cette fureur qui brille tout à coup dans tes yeux enflammés? Qu'est devenue en si peu de temps ta sage retenue, ta modestie virginale?

Sed quid oculis rabere visa es derepente ardentibus?
Ubi illa tua paulo ante sapiens virginali' modestia?

Cassandre répond :

Ò ma mère, ô femme, la meilleure des femmes entre les meilleures, on m'appelle au misérable office des devins; Apollon m'égare, et, malgré moi, me force de prononcer ses oracles. Ces jeunes filles, mes compagnes, je n'ose les aborder, je rougis devant mon père de ce que je fais; devant mon père, cet homme excellent : ma mère, j'ai pitié de toi, j'ai honte de moi-même. Hélas! tu n'as donné à Priam que des enfants dignes de lui, excepté moi, malheureuse! Faut-il que je sois le fardeau de ma famille, tandis qu'ils en sont l'appui!

Mater, optumarum multo mulier melior mulierum,
Missa sum superstitiosis ariolationibus;

Namque Apollo fatis fandis dementem invitam ciet.
Virgines æquales vereor, patris mei meum factum pudet,
Optumi viri. Mea mater, tui me miseret, mei piget;

Optumam progeniem Priamo peperisti extra me, hoc dolet;
Men obesse, illos prodesse, me obstare, illos obsequi!

Cicéron, qui cite ces vers, ou plutôt son frère Quintus, le trop facile poëte tragique1 par qui il les fait citer, moins frappé que nous ne pouvons l'être de la rudesse du style, en vante le caractère vrai, touchant, pathétique: «O poema tenerum, et moratum, atque molle; » puis il passe à d'autres, où il admire de plus en plus l'expression de la fureur divine, où il lui semble que ce n'est plus Cassandre que l'on entend,

mais un dieu revêtu d'une forme humaine.

Le voilà! Le voilà! ce flambeau funeste, qu'enveloppent le sang et la flamme! Longtemps il fut caché : accourez, ô mes concitoyens, éteignez-le.

Adest, adest fax obvoluta sanguine atque incendio!
Multos annos latuit cives, ferte opem et restinguite.

1

Ad. Quint. fratr. III, 1, VI, IX. Cf. De Fin. V, 1.

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