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Plaçons ici, en nous conformant moins à l'ordre indiqué par Cicéron et suivi par M. Ribbeck qu'à la suite naturelle des idées, dont, il est vrai, dans ses transports désordonnés, la prophétesse peut s'être écartée, cette mention du jugement de Pâris :

Voyez-vous ce jugement célèbre, où un mortel prononce entre trois déesses ? Voilà pourquoi une femme de Sparte, une furie nous arrivera.

Eheu, videte!

Judicabit' inclytum judicium inter deas tres aliquis :

Quo judicio Lacedæmonia mulier, furiarum una, adveniet.

Et déjà s'assemble sur la mer une flotte rapide; elle nous apporte un essaim de malheurs. La voilà venue, et une armée cruelle couvre de ses vaisseaux ailés tout le rivage.

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Des passages dans lesquels Macrobe aperçoit le modèle de quelques vers fameux de l'Enéide complètent à peu près cette revue prophétique.

Ô lumière de Troie! Ô Hector! Ô mon frère! Pourquoi ce corps misérablement déchiré? Qui a pu te traiter ainsi à notre vue?

O lux Troja, germane Hector!

....Quid te ita contuo lacerato corpore,

Miser, aut qui te sic tractavere nobis respectantibus?

D'un bond immense il franchira nos murs ce coursier, gros d'hommes armés, dont l'enfantement doit perdre la haute Pergame.

Nam maximo saltu superabit gravidus armatis equus
...qui suo partu ardua perdat Pergama3.

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VI, 515 sq. Cf. Propert. Eleg. III, XIII, 61 sqq.

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D'autres, superavit.

5 Je

cite et traduis d'après le texte de M. Ribbeck, p. 17 et suiv. ces divers fragments, que j'ai, ailleurs (Etudes sur les tragiques grecs, 2o édit. t. III, p. 346 et suiv.), cités et traduits un peu autrement.

Dans cette scène, qui offrirait avec des scènes analogues de l'Agamemnon d'Eschyle et des Troyennes d'Euripide 2 un intéressant sujet de rapprochement, est, on ne peut le nier, éloquemment rendu le mouvement de l'inspiration prophétique, et, avant, l'abattement de la malheureuse vouée à ce ministère pénible, qui voudrait s'y soustraire, et s'en afflige.

Qui n'a pas lu chez Cicéron 3, en quels termes pathétiques, dans une Andromaque d'Ennius, distincte de l'Andromaque, de l'Hécube, des Troyennes d'Euripide, mais animée de leur esprit, se plaignait cette veuve d'Hector, tombée de si haut et faisant un impuissant appel au secours de son époux ?

Ex opibus summis opis egens, Hector, tuæ.

C'était, comme le monologue prophétique de Cassandre, un de ces morceaux d'élite, appelés cantica, où, dans la tragédie aussi bien que dans la comédie, se développait complaisamment un sentiment, une situation, et que détachaient du dialogue, que mettaient en relief la vivacité du mètre, l'accompagnement plus marqué du geste, du chant, de la musique. Un curieux passage de Cicéron 5, analysant avec finesse le jeu d'un grand acteur, d'Esopus probablement, nous explique comment, dans ce morceau, son action arrivait, par une gradation habile, de l'expression du découragement et de l'abattement à ces éclats d'une douleur passionnée que marquent de véhémentes apostrophes.

:

Où chercher, où trouver un appui? Quel exil, quelle fuite me sauvera? Je n'ai plus ni citadelle, ni ville; où sera mon refuge? Je n'ai plus même les autels paternels ils sont brisés, dispersés. De nos temples ravagés par la flamme, il ne reste plus debout que des murailles noircies, désolées..... O mon père, ô ma patrie, ô maison de Priam, demeure aux portes retentissantes; je t'ai vue avec tes richesses, ton éclat, tes voûtes, tes sculptures, tes lambris royalement embellis d'or et d'ivoire... J'ai vu tout cela livré aux flammes; j'ai vu Priam arraché de force à la vie et souillant de son sang l'autel de Jupiter..... J'ai vu, le cœur plein de tristesse, Hector traîné par les chevaux d'Achille; j'ai vu le fils d'Hector précipité des murs de Troie.

Quid petam præsidi aut exsequar? quove nunc
Auxilio aut exsilî aut fugæ freta sim?

1 V. 1038 sqq. 2 V. 313 sqq. 3 Tuscul. III, XIX; ibid. I, XXXV, XLIV; cf. De Orat. I, LXIV, III, LVIII; Varr. De ling. lat. X, LXX. O. Ribbeck, 21 sqq. P. G. A. B. Wolff, De Canticis in Romanorum fabulis scenicis, Hal. 1825, p. 11 sqq. 5 Cic. De Orat. III, XXVI.

Arce et urbe orba sum. Quo accidam ? quo applicem ?
Quoi nec aræ patriæ domi stant, fractæ et disjectæ jacent,
Fana flamma deflagrata, tosti alti stant parietes
Deformati atque abiete crispa...

O pater, o patria, o Priami domus,
Sæptum altisono cardine templum!
Vidi ego te, astante ope barbarica
Tectis cælatis, lacunatis,

Auro, ebore instructam regifice.
Hæc omnia vidi inflammari,

Priamo vi vitam evitari,

Jovis aram sanguine turpari.

Vidi, videre quod sum passa ægerrume,
Hectorem curru quadrijugo raptarier,
Hectoris natum de muro jactarier!

Quelques négligences, quelques rudesses, même quelques allitérations, urbe orba, vi vitam evitari, grâces surannées, qui sont comme la date de ces vers, ne leur enlèvent pas les mérites de convenance dramatique, de mouvement passionné, d'harmonie, d'expression touchante, qui charmaient à bon droit Cicéron, les avaient gravés dans sa mémoire, les ramenaient sans cesse dans ses ouvrages philosophiques, ses traités oratoires, sa correspondance 1, et cela avec des éclats d'enthousiasme, écho des applaudissements dont était encore accueilli au théâtre ce vieil ouvrage, mais, en même temps, réclamation un peu chagrine contre les dédains d'un goût nouveau.

Præclarum carmen: est enim et rebus, et verbis, et modis lugubre. egregium ! Quamquam ab his cantoribus Euphorionis contemnitur.

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O poetam

Si Ennius a si bien fait parler la douleur, il n'a pas prêté à des passions violentes, à l'effroi, au désespoir, à l'égarement d'esprit, à la haine, au sentiment de la vengeance, une expression moins vive. Témoin, dans son Alcméon, les belles paroles de cet autre Oreste :

Tous les maux m'accablent à la fois, exil, maladie, misère ! La frayeur abat mon âme et en bannit la raison. Ma mère me menace d'une vie de tourments, d'une

1

Voyez, avec les passages auxquels il a été renvoyé plus haut, Acad. II, vii; De Divin. I, XI; Ad Attic. IV, xv.

mort terrible. A cette affreuse image, il n'est pas de cœur si ferme où le sang ne se glace, pas de courage si intrépide que l'effroi ne fasse pâlir.

Multis sum modis circumventus, morbo, exsilio, atque inopia;
Tum pavor sapientiam omnem mi exanimato expectorat;
Mater terribilem minatur vitæ cruciatum et necem,
Quæ nemo est tam firmo ingenio et tanta confidentia
Quin refugiat timido sanguen, atque exalbescat metu 1.

et quand il croit voir les furies, car il ne les voit pas réellement comme le pense M. Ribbeck, les expressions de Cicéron, qui cite ce passage, le montrent bien :

Elles approchent, elles approchent les voilà! les voilà! les voilà! elles me cherchent..... viens à mon aide, écarte de moi ce fléau, cette flamme qui me torture. Ces femmes, à la ceinture de serpents, sont près de moi, elles m'entourent de leurs torches ardentes...

Incedunt, incedunt: adsunt, adsunt, adsunt, me expetunt.

Fer mi auxilium, pestem abige a me, flammiferam hanc vim, quæ me excruciat. Cæruleo incinctæ angui incedunt, circumstant cum ardentibus tædis 2.

Témoin encore, dans le Thyeste, la fameuse imprécation de Thyeste contre Atrée, deux fois citée, et avec de grands éloges, sinon pour le philosophe, du moins pour le poëte, par Cicéron3; dont un vers se lit, textuellement rapporté, parmi les fragments de Lucilius; et qui a fourni au successeur de Lucilius, à Horace, cette locution proverbiale Thyesteas preces 5, des imprécations à la Thyeste. Elle est d'une admirable énergie; elle témoigne de la vigueur poétique conservée par Ennius jusque dans les derniers jours de sa verte vieillesse; car le Thyeste, nous l'avons déjà dit, fut son dernier ouvrage, son adieu à l'art et presque à la vie".

Que, cloué à la pointe d'un roc, les flancs déchirés, le corps en lambeaux, il arrose, il noircisse le rivage d'un sang impur... Qu'il n'ait point de tombeau pour

9

- Acad. II,

1 De Orat. II, LVIII, trad. de feu Th. Gaillard. Cf De Fin. IV, xxIII. XXVIII. O. Ribbeck, p. 15 sq. 269. - 3 Tuscul. I, XLIV; In Pison. XIX. « Luculentis Thyestea ista exsecratio... poetæ vulgi animos, non sapientum, mo

« versibus. )1(

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5

6

« ventis. — Sat. XIX, fragm. 7. — Epod. V, 86. Voyez plus haut, p. 546. -' « Quum Thyestem fabulam docuisset..... mortem obiit Ennius. » (Cic. Brut. XX.)

le recevoir, pour offrir à ses restes comme un port, où quittes de la vie humaine, ils se reposent de ses maux,

Ipse summis saxis fixus asperis, evisceratus,

Latere pendens, saxa spargens tabo, sanie et sanguine atro;
Neque sepulcrum, quo recipiat, habeat portum corporis,
Ubi, remissa humana vita, corpus requiescat malis'.

Je ne suis pas moins frappé de l'expression de la force morale, de la grandeur d'âme dans ces vers du Telamon, tant de fois rapportés 2, qui montrent le père d'Ajax recevant avec une stoïque résignation la nouvelle de la mort de son fils:

Quand je les fis naître, je n'ignorais pas qu'un jour ils mourraient, et c'est pour cet avenir que je les élevai. Bien plus, quand je les envoyai à Troie défendre la Grèce, je savais que je les envoyais à une guerre meurtrière et non à un festin.

Ego quum genui, tum morituros scivi et ei rei sustuli.

Præterea ad Trojam quum misi ob defendendam Græciam,
Sciebam me in mortiferum bellum, non in epulas mittere.

dans ces vers de l'Erechthée, où l'on reconnaît ce que l'orateur Lycurgue cita contre l'égoïste Léocrate 3, le généreux sacrifice de la femme du roi d'Athènes, Praxithée, dévouant ses filles à la mort pour le salut de ses concitoyens :

Je leur assure, au prix de ma peine, la liberté; j'écarte d'eux, par mon malheur, la servitude.

Quibus nunc ærumna mea libertatem paro,
Quibus servitutem mea miseria deprecor*.

nobles paroles, auxquelles, dans un temps de malheurs publics et de sacrifices, durent répondre les sympathiques applaudissements du public

romain!

Terminons par un des plus beaux débris du théâtre tragique d'Ennius, par une scène qui offre quelque chose d'analogue à ces peintures de l'héroïsme dont le disciple d'Homère, l'Homère romain, le brave soldat en même temps que le poëte inspiré de Rome, avait rempli ses patriotiques Annales. C'est une scène de son Achille.

1

O. Ribbeck, p. 49, 267.

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3

2 Cic. Tuscul. III, XIII, XXIV; Senec. Ad Polyb. de Consol. II, xxx, etc. O. Ribbeck, p. 210, 278. Lycurg. Orat. in Leocrat. XXIV; Plutarch. De Exsil. XIII. — A. Gell. Noct. attic. VI, xvI. O. Ribbeck, p. 27, 261.

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