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Tout ce que comprend l'Iliade, la colère et le repos d'Achille, et, après les malheurs des Grecs abandonnés à eux-mêmes, après l'intervention et la mort de Patrocle, le retour du héros aux combats, sa victoire sur Hector suivie de si cruels emportements, sa pitié pour Priam, tout cela Ennius l'avait mis en tragédie; non, sans doute, directement, d'après Homère lui-même, mais d'après ces tragédies grecques qu'on pouvait justement appeler les reliefs des festins d'Homère; non pas dans une seule pièce, il eût à peine suffi pour cela du vaste cadre de l'antique trilogie, mais dans trois pièces différentes, entre lesquelles M. Ribbeck a distribué, avec vraisemblance, toute cette matière épique : un Achille que, du nom du poëte grec à qui il était emprunté, on appela l'Achille d'Aristarque, un autre Achille, celui dont il s'agit en ce moment, enfin la Rançon d'Hector (Hectoris Lustra).

Il est probable que, dans son Achille, Ennius avait ajouté au modèle grec quelques-uns de ces beaux traits, expression de la vertu héroïque, que nous a conservés Cicéron1. Si la tragédie latine enchérissait volontiers sur ses modèles, ce devait être surtout dans des sujets où pouvait se faire jour, à travers l'imitation, dans ces beaux temps de la vertu romaine, l'accent propre à l'exprimer.

Cet accent anime la scène d'Ennius, car elle est bien de lui, comme il ressort du rapprochement de ce passage qui nous la rend, dans son ensemble, avec un autre qui en reproduit seulement un vers, et où Ennius, dont le nom est omis dans le premier, se trouve clairement désigné 2.

Le point de départ de cette scène est un beau récit de l'Iliade 3. Patrocle, dans le moment où, par le conseil de Nestor, il court appeler Achille au secours des Grecs vaincus, rencontre Eurypyle qui revient du combat, la cuisse percée d'une flèche, se traînant à peine, tout dégouttant de sueur et de sang, mais l'âme ferme. « Ah! malheureux chefs « des Grecs, s'écrie Patrocle plein de pitié, vous deviez donc, loin de << vos familles, de votre patrie, devenir la pâture des chiens de Troie! «Mais, dis-moi, Eurypyle, les Grecs se soutiendront-ils plus longtemps «< contre le terrible Hector, où vont-ils succomber sous sa lance?» << Point d'espoir, répond Eurypyle; les plus braves sont tombés, atteints «de près, de loin, par les Troyens, dont les forces augmentent sans «cesse. Cependant, prends soin de moi, ramène-moi à mon vaisTuscul. II, XVI. Cic. Orat. XLVI. C'est à tort que God. Hermann, De Eschyli Myrmidonibus, Nereidibus, Phrygibus, 1833 et 1834 (voy. t. V, p. 136 de ses Opuscula) l'attribue à Attius dans son imitation de la trilogie d'Eschyle. XI, 809, sqq.

3 Iliad.

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«seau, retire le trait de ma blessure, étanches-en le sang, appliques-y « les remèdes que t'enseigna Achille, instruit lui-même par Chiron; car, << de nos deux médecins, Podalire et Machaon, l'un, blessé comme moi, <«<est gisant dans sa tente, où il attend lui-même le secours d'un mé<«< decin; l'autre, dans la plaine, lutte encore contre les Troyens. >> Que nous faut-il attendre? reprend Patrocle; que deviendrons-nous, <«< Eurypyle? J'allais porter à Achille les paroles de Nestor, ce sage con«seiller, notre seule ressource. Je ne t'abandonnerai pas toutefois dans <«< ton affliction. » Tel est en substance le récit homérique. Cédons maintenant la parole à Cicéron 1, analysant la scène tirée de là, plus ou moins directement, par Ennius.

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Nous voyons souvent des blessés qu'on rapporte du champ de bataille: il en est qui, soldats novices, sans expérience encore de la douleur, se répandent honteusement en plaintes pour quelque atteinte légère; mais le vieux soldat, exercé à la souffrance et au courage, demande seulement un médecin qui lui bande sa plaie :

ne

«Patrocle, je viens à vous, réclamant le secours de votre main, avant de suc« comber au mal que m'a fait une main ennemie. Mon sang, qui coule à flots, ■ saurait être arrêté. Si quelqu'un, par son art, peut me garantir de la mort, c'est « vous seul, car, pour les enfants d'Esculape, les blessés en foule assiégent leur « lente; il n'est pas possible d'en approcher.

O Patricoles, ad vos adveniens auxilium et vestras manus

Peto, priusquam oppeto malam pestem mandatam hostili manu.

Neque sanguis ullo potis est pacto profluens consistere;

Si qua sapientia magis vestra devitari mors postest,
Namque Esclapii liberorum saucii opplent porticus,
Non potest accedi.

C'est bien là Eurypyle, un homme à l'épreuve... Voyez comme il est loin de la plainte et des pleurs, lorsqu'il répond à Patrocle, et lui explique même par quelle raison il doit souffrir avec patience :

Qui poursuit la mort d'autrui doit savoir qu'un même sort peut être son partage.

Qui alteri exitium parat,

Eum scire oportet sibi paratam pestem ut participet parem.

Patrocle, je pense, va l'emmener, le mettre au lit, bander sa plaie? oui, si Patrocle était un homme ordinaire. Mais il n'est rien moins que cela. Il s'informe de ce qui se passe :

Parle, parle; où en est la Grèce? comment soutient-elle le combat?

-Les pa

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1 Tuscul. II, XVI. Texte de M. Ribbeck, p. 50; cf. 273. Il et complète ces premiers vers.

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« roles ne sauraient suffire au récit de tant de travaux. Eh bien, prends du à ta blessure. »

a songe

Eloquere, eloquere : res Argivum prælio ut se sustinet?
-Non potis ecfari tantum dictis, quantum factis suppetit
Laboris. Quiesce igitur tu, et vulnus alliga.

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Quand Eurypyle le pourrait, Ésopus le pourrait-il ?

« La fortune d'Hector a fait fléchir notre brave armée... »

Ubi fortuna Hectoris

repos,

Nostram aciem inclinatam...

et le reste, qu'il développe complaisamment malgré sa douleur, tant il est impossible à un brave de contenir le sentiment de la gloire militaire.

Dans la scène d'Homère et dans celle qu'en a tirée, non sans intermédiaire, je le répète, l'esprit romain, en un temps d'héroïsme, n'admire-t-on pas cette préoccupation patriotique des deux interlocuteurs, qui surmonte, alternativement, chez l'un la souffrance, chez l'autre la pitié? Jamais récit tragique fut-il plus dramatiquement introduit, mis dans la bouche d'un narrateur plus actif?

La tragédie latine paraît elle-même ici très-active, travaillant avec originalité sur ses modèles. Et à l'ardeur du poëte est associée celle de l'acteur lui-même, par Cicéron, qui s'écrie, transporté, et comme prenant part à l'action :

Etiamsi Eurypylus posset, non posset Æsopus.

C'est un dernier trait à la gloire dramatique d'Ennius que cet esprit de vie qui, après un long temps, transmettait encore ses vers tragiques à la mémoire éloquente de Cicéron, au jeu passionné d'Ésopus. Rien ne peut nous faire mieux comprendre, en l'absence des monuments eux-mêmes, que Rome, à cette époque reculée, a connu, quoi qu'on en ait dit, les émotions de la tragédie; que les ouvrages tragiques d'Ennius, malgré la rudesse de l'imitation, n'étaient rien moins que de froides copies; que c'étaient des drames animés et puissants sur les âmes. A plus forte raison en fut-il de même chez les poëtes qui ont, dit-on, après Ennius, fait avancer l'art tragique, chez Pacuvius et Attius.

(La suite à un prochain cahier.)

PATIN.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

Dans sa séance du 27 septembre, l'Académie des beaux-arts a élu M. Cabanel à la place vacante, dans la section de peinture, par le décès de M. Horace Vernet. L'Académie des beaux-arts a tenu, le samedi 3 octobre, sa séance publique annuelle sous la présidence de M. Jouffroy.

La séance a commencé par l'exécution d'une ouverture de la composition de M. Guiraud, élève de MM. Halévy et Barbereau. On a entendu ensuite le rapport de l'Académie des beaux-arts sur les travaux des pensionnaires de l'Académie de France à Rome, puis une notice de M. Beulé, secrétaire perpétuel, sur la vie et les ouvrages de M. Horace Vernet.

La distribution des prix a eu lieu ensuite. En voici la nomenclature : Grands prix de peinture. - Sujet : «Joseph se fait reconnaître par ses frères. » Premier grand prix, M. Layraud (Fortuné-Joseph-Séraphin), né à la Roche (Drôme), le 13 octobre 1833, élève de MM. Léon Cogniet et Robert Fleury. Deuxième premier grand prix, M. Monchablon (Xavier-Alphonse), né à Avillers (Vosges), le 12 juin 1835, élève de MM. Gleyre et Cornu. Premier second grand prix, M. Bourgeois (Léon-Pierre-Urbain), né à Nevers, le 19 août 1842, élève de M. Cornu.Deuxième second grand prix, M. Dupuis (Pierre), né à Orléans, le 9 juillet 1833, élève de MM. Cogniet et Horace Vernet. Mention honorable, M. Maillart (Diogène-Ulysse-Napoléon), né à la Chaussée-du-Bois-d'Écu (Oise), élève de MM. Cogniet et Cornu.

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Grands prix de sculpture. — Sujet : « La mort de Nisus et d'Euryale. »

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Premier grand prix, M. Bourgeois (Charles-Arthur), né à Dijon, le 19 mai 1838, élève de MM. Guillaume et Duret.-Second grand prix, M. Croisy (Onésime-Aristide), né à Fagnon (Ardennes), le 31 mars 1840, élève de M. Toussaint.-Mention honorable, M. Nadaud, dit Bonnetaud (Auguste), né à Abbeville, le 9 mai 1835, élève de MM. Toussaint et Duret.

Grands prix d'architecture. - Sujet : « L'escalier principal du palais d'un souverain. » Premier grand prix, M. Brune (Emmanuel), né à Paris, le 30 octobre 1838,

élève de M. Questel. - Premier second grand prix, M. Noguet (Louis), né à Paris, le 19 octobre 1835, élève de MM. Garnaud et Questel. Deuxième second grand prix, M. Rigault (Napoléon - Eugène), né à Paris, le 26 février 1841, élève de MM. Le Bas et Lesueur.

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Grands prix de gravure en médailles et pierres fines. — Sujet : « Bacchus faisant « boire une panthère.»

Premier grand prix, M. Chaplain (Jules-Clément), né à Mortagne (Orne), le 12 juillet 1831, élève de MM. Jouffroy et Oudiné. Second grand prix, M. Burdy (Henri-Auguste), né à Grenoble, le 29 juillet 1833, élève de M. Oudiné. Mention honorable, M. Degeorges (Charles-Jean-Marie), né à Lyon, le 31 mars 1837, élève de MM. Duret, Flandrin et Chabaud.

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Grands prix de composition musicale. Le sujet du concours était une cantate à trois personnages, intitulée David Rizzio, et dont les paroles sont de M. Gustave Chouquet.

Premier grand prix, M. Massenet (Jules-Émile-Frédéric), né à Montaud (Loire), le 12 mai 1842, élève de MM. Ambroise Thomas et Reber.- Second grand prix, M. Constantin (Titus-Charles), né à Marseille, le 7 janvier 1835, élève de M. Ambroise Thomas. — Mention honorable, M. Ruiz (Gustave-Raphaël), né à Nevers, le 6 mars 1840, élève de M. Le Borne.

Prix fondés par madame veuve Leprince. - Ces récompenses ont été décernées cette année pour la peinture, à M. Layraud; pour la sculpture, à M. Bourgeois; pour l'architecture, à M. Brune; pour la gravure en médailles et pierres fines, à M. Chaplain. Prix A. Le Clère. Ce prix, fondé en faveur de l'élève de l'École des beaux-arts qui aura obtenu le second grand prix d'architecture, a été décerné à M. Noguet. Prix Deschaumes. Le prix fondé par M. Deschaumes, en faveur d'un jeune architecte, a été décerné à M. Dutert. La fondation de M. Deschaumes a, en outre, permis à l'Académie d'ouvrir un concours annuel et d'offrir une médaille de 500 francs à l'auteur des paroles de la cantate préférée. Vingt-cinq pièces de vers ont été envoyées cette année; l'Académie a choisi celle qui était intitulée : David Rizzio; l'auteur est M. Gustave Chouquet.

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Prix Lambert. -Ce prix, décerné à un artiste ou à la veuve d'un artiste, comme marque publique d'estime, a été accordé à madame veuve Diebold.

Prix Trémont.-L'Académie décerne l'un de ces prix à M. Delaplanche, statuaire; l'autre à M. Charles Colin, compositeur de musique.

Fondation Jary.-L'Académie a décidé qu'elle rappellerait, dans sa séance publique, la fondation établie en 1841, par feu M. Jary, architecte, en faveur du pensionnaire arc..itecte qui, avant de quitter l'École de Rome, a rempli toutes les obligations imposées par le règlement.

Prix Maillé Latour Landry. Ce prix a été obtenu par M. Richard.

Prix Bordin. Ce prix n'a pu être décerné cette année. La question proposée était «Histoire de la musique en France, depuis le xiv° siècle jusqu'à la fin du XVIII° siècle. L'Académie remet la même question au concours pour l'année 1864 En outre, elle rappelle que, pour la même année 1864, la question suivante a été proposée : « Montrer par une étude comparative, quelle influence les différents «peuples de l'Europe ont exercée sur le développement des arts, du xau xvi° siècle. » Pour l'année 1865, un prix sera également décerné au meilleur mémoire sur ce sujet : « Rechercher les causes qui ont influé sur la marche des arts, depuis le commencement de la Renaissance, jusqu'à la fin de cette période de progrès, et celles « qui, en sens inverse, ont amené la deuxième décadence dont le terme peut être

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