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a porté, quelques jours avant de mourir, sur son premier ouvrage. «Votre doyen, écrit-il, le 22 octobre 1777 à d'Alembert (ce doyen, <«< c'est le maréchal), votre doyen m'avait vanté un livre intitulé: Des «< erreurs et de la vérité. Je l'ai fait venir pour mon malheur. Je ne crois « pas qu'on ait jamais rien imprimé de plus absurde, de plus obscur, « de plus fou et de plus sot. Comment un tel ouvrage a-t-il pu réussir auprès de M. le doyen?» Déjà avant d'avoir reçu le livre, l'auteur de Candide le condamnait par ces mots : «S'il est bon, il doit contenir «< cinquante volumes in-folio sur la première partie et une demi-page << sur la seconde. » N'ayant jamais vu Rousseau, avec qui il se trouve toute sorte de ressemblances1, Saint-Martin se flatte qu'il aurait mieux réussi près de lui 2. Mais pourquoi l'auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard, l'admirateur passionné de la nature, se serait-il entendu avec un écrivain qui n'apercevait partout que symboles, mystères, révélations secrètes, et qui ne voyait dans la nature que les signes d'une antique déchéance? Avec l'homme, cela est possible, si Rousseau avait pu s'entendre avec quelqu'un. Il était à craindre que Saint-Martin ne recueillît de ces rapports la même déception qui l'attendait près de Châteaubriand une année avant sa mort. Pénétré d'une vive admiration pour le chantre des Martyrs, il concerta avec un ami commun les moyens de le voir et de l'entendre, et il rapporta de cette réunion le plus doux souvenir3. Mais il n'en fut pas de même, hélas! du côté de Châteaubriand. Celui-ci, racontant la même entrevue, couvre de ridicule et crible de traits de satire son confiant interlocuteur.

L'ascendant de Saint-Martin, qu'il est d'ailleurs impossible de contester, s'est exercé principalement sur les femmes. Ce n'est pas la première fois qu'on remarque la prédilection, et il faut ajouter, pour être complétement juste, l'aptitude des femmes pour le mysticisme. Tout près de nous, madame de Krudner; au xvir° siècle, madame Guyon, madame de Chantal, Antoinette Bourignon; au xvi, sainte Thérèse ; au XIV, sainte Catherine de Sienne, en sont d'illustres exemples. Il n'est pas besoin de chercher longtemps l'explication de ce fait. Le mysticisme, n'est-ce point le degré le plus élevé de l'amour? Le mysticisme même indiscipliné et révolté contre toute loi, n'est-ce point l'excès du renoncement, l'amour divin poussé jusqu'aux égarements de la passion? Il ne faut donc point s'étonner de voir tant de nobles dames choisir Saint-Martin, en quelque sorte, pour leur directeur : les mar

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quises de Lusignan, de Coislin, de Chabanais, de Clermont-Tonnerre, la maréchale de Noailles, la duchesse de Bourbon et beaucoup d'autres, soit Françaises ou étrangères, qu'il serait trop long de passer en revue. Parmi ces néophytes, les unes se contentaient de l'écouter en silence, les autres lui écrivaient, d'autres, comme la maréchale de Noailles, venaient le consulter jusqu'au milieu de ses repas, sur les endroits difficiles de ses ouvrages; enfin la duchesse de Bourbon, afin de jouir de ses entretiens tout à son aise, le logeait dans son palais et le menait avec elle à la campagne.

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C'est au milieu de ce cercle, dont il était l'idole, que se sont formées ses opinions sur la femme en général, les unes qui respirent l'esprit du monde, et même l'esprit satirique du xvII° siècle, les autres venues d'une source de respect et de tendresse plus pure que les passions humaines. Voici quelques échantillons des premières : « Il faut être bien «<sage pour aimer la femme qu'on épouse, et bien hardi pour épouser la « femme que l'on aime1.» — «La femme a en elle un foyer d'affection qui la travaille et l'embarrasse; elle n'est à son aise que lorsque ce « foyer-là trouve de l'aliment; n'importe ensuite ce que deviendra la me<«<sure et la raison. Les hommes qui ne sont pas plus loin que le novi<«< ciat sont aisément attirés par ce foyer, qu'ils ne soupçonnent pas être << un gouffre. Ils croient traiter des vérités d'intelligence, tandis qu'ils ne << traitent que des affections et des sentiments; ils ne voient pas que la femme passe tout, pourvu qu'elle trouve l'harmonie de ses sentiments; <«< ils ne voient pas qu'elle sacrifie volontiers à cette harmonie de ses << sentiments l'harmonie de ses opinions 2. » Assurément ces observations se distinguent plus par la finesse que par la bienveillance. Mais SaintMartin nous apprend que, dans son âge mûr, quand il eut acquis sur la nature de la femme des lumières plus profondes, il l'a aimée et honorée mieux que pendant les effervescences de sa jeunesse, quoiqu'il sache <«< que sa matière est encore plus dégénérée et plus redoutable que la << matière de l'homme 3. » Cela n'est guère d'accord avec cette pensée : « La femme m'a paru être meilleure que l'homme; mais l'homme m'a «paru plus vrai que la femme. » Mais Saint-Martin ne se pique pas d'être conséquent ; il dit ce qu'il croit et ce qu'il sent, laissant à ses sentiments le soin de se concilier comme ils peuvent avec ses doctrines. C'est, sans aucun doute, dans sa maturité qu'il a écrit ces lignes : << L'homme est l'esprit de la femme et la femme est l'âme de l'homme *. » 'Pensées tirées d'un manuscrit de Saint-Martin, OEuvres posthumes, t. I, p. 215. Portrait historique, partie inédite. 3 Ibid. n° 468. Pensées tirées d'un manuscrit, OEuvres posthumes, t. I, p. 210.

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- «Si Dieu pouvait avoir une mesure dans son amour, il devrait aimer <«< la femme plus que l'homme. Quant à nous, nous ne pouvons nous

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<< dispenser de la chérir et de l'estimer plus que nous-mêmes; car la

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<«< femme la plus corrompue est plus facile à ramener qu'un homme qui << n'aurait fait même qu'un pas dans le mal. Le fond du cœur de la femme « est peut-être moins vigoureux que le cœur de l'homme, mais il est << moins susceptible de se corrompre de la grande corruption 1.» Nous n'avons pas encore le dernier mot de Saint-Martin sur les femmes. Un peu plus loin, dans ce même écrit que nous venons de citer, son ton s'élève jusqu'à l'hymne. «Les femmes, par leur constitution, par leur << douceur, démontrent bien qu'elles étaient destinées à une œuvre de « miséricorde. Elles ne sont, il est vrai, ni prêtres, ni ministres de la «justice, ni guerriers; mais elles semblent n'exister que pour fléchir la clémence de l'Etre suprême, dont le prêtre est censé prononcer les « arrêts; que pour adoucir la rigueur des sentences portées par la justice « sur les coupables, et que pour panser les plaies que les guerriers se « font dans les combats. L'homme paraît n'être que l'ange exterminateur <« de la divinité; la femme en est l'ange de paix. Qu'elle ne se plaigne pas << de son sort. Elle est le type de la plus belle faculté divine. Les facultés <«<divines doivent se diviser ici-bas; il n'y a que la divinité même où <«<elles ne forment qu'une unité parfaite et une harmonie où toutes les <<< voix vivantes et mélodieuses ne se font jamais entendre que pour << former l'ensemble du plus mélodieux des concerts 2. »

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Lorsqu'un homme, fit-il profession de la plus haute spiritualité, parle ainsi des femmes en général, il est difficile de croire qu'il n'ait point l'esprit occupé par quelques souvenirs particuliers, si ce n'est même par une pensée unique, par une image adorée qu'il s'efforce de dissimuler sous un nom collectif. En effet, dans un passage resté inédit de son Portrait historique, et que M. Matter a eu l'heureuse idée de reproduire 3, Saint-Martin nous apprend que, vers 1778, pendant qu'il était à Toulouse, son cœur s'est engagé deux fois au point de concevoir des projets de mariage. Mais, s'il était né pour les affections tendres, il ne l'était point pour le mariage ni pour un autre établissement, quel qu'il fût. Il ne se sentait propre qu'à une seule chose, et n'a jamais songé à se faire un autre revenu que des rentes en âmes. Puis l'homme qui reste libre n'a à résoudre, dit-il, que le problème de sa propre personne; celui qui se marie a un double problème à résoudre. Ce qui est vrai

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OEuvres posthumes, p. 260 261. Ibid. p. 282.- Ouvrage cité, ch. vIII, p. 87. Portrait historique, n° 195.

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aussi, c'est que son âme, alors, n'était atteinte qu'à la surface; autrement il n'aurait pas écrit : « Je sens au fond de mon être une voix qui « me dit que je suis d'un pays où il n'y a point de femmes. » Il eut la preuve du contraire dans l'attachement singulier qu'il ressentit, à l'âge de près de cinquante ans, pour une personne qui revient fréquemment dans ses écrits, et qu'il n'appelle jamais autrement que ma B..., ma chérissime B...

M. Matter établit victorieusement, contre l'opinion commune, que cette désignation ne s'applique pas à la duchesse de Bourbon, princesse excellente, mais d'une médiocre intelligence, plus superstitieuse encore que religieuse, plus occupée de pratiques magnétiques et somnambuliques que de mysticisme, à laquelle Saint-Martin était sincèrement dévoué et dont il possédait toute la confiance, mais qui n'a jamais pu exercer sur lui aucun ascendant. Un de ses livres a été écrit uniquement pour elle, pour l'arracher à la pente qui l'entraînait du côté de Mesmer et de Puységur, pour la détourner de ce merveilleux grossier qui couronne si dignement le matérialisme du xvII° siècle. Voici, au reste, le portrait qu'il en fait dans sa correspondance avec Kirchberger; on y trouvera la confirmation de tout ce que nous venons de dire.

<< Vous avez raison, monsieur, d'avoir très-bonne opinion de l'hôtesse «< que je viens de quitter. On ne peut pas porter plus loin les vertus de la piété et le désir de tout ce qui est bien; c'est vraiment un modèle, « surtout pour une personne de son rang. Malgré cela, j'ai cru notre ami << Boehm une nourriture trop forte pour son esprit, surtout à cause du penchant qu'elle a pour tout le merveilleux de l'ordre inférieur, tel << que les somnambules et les prophètes du jour. Aussi je l'ai laissée dans « sa mesure, après avoir fait tout ce que j'ai cru de mon devoir pour « l'avertir; car l'Ecce homo l'a eue un peu en vue, ainsi que quelques << autres personnes livrées au même entraînement 2. »

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Mais Saint-Martin a rencontré sur son chemin une autre femme dont le nom commence par la même lettre, et qui a exercé sur son esprit comme sur son cœur, sur ses idées comme sur ses sentiments, la plus décisive influence. C'est madame Charlotte de Bocklin. Issue d'une noble famille de l'Alsace, elle vivait à Strasbourg, séparée de son mari, au moment où Saint-Martin y arriva, vers l'année 1788. Protestante convertie au catholicisme par des considérations de famille, elle n'avait en réalité pas d'autre foi que ce christianisme un peu flottant, ou, comme on dit aujourd'hui, ce christianisme libre qui se confond volontiers avec le

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'Portrait historique, n° 468.- Lettre XI, p. 41 de l'édition Schauer et Chuquet.

mysticisme. C'est elle, avec le concours de son compatriote Rodolphe Salzmann, qui fit connaître à Saint-Martin les écrits de Jacob Boehm, et lui aida plus tard à les traduire. Le Philosophe inconnu inclinait alors vers Swedenborg, il s'abandonnait à la direction du chevalier de Silferhielm, le neveu et le disciple exalté du voyant suédois; c'est même de ce courant d'idées que sortit, au moins en partie, un de ses ouvrages, celui qui est intitulé le Nouvel homme. On peut donc se figurer ce qu'il dut éprouver de reconnaissance pour celle qui le tirait de ce mysticisme subalterne pour lui ouvrir les portes de la vraie sagesse, pour le conduire aux pieds du maître suprême; car Boehm est pour lui la plus grande lumière qui ait paru sur la terre après celui qui est la lumière même; il ne se croit pas digne, lui, de dénouer les cordons de ses souliers 1.

Avec une femme belle encore, distinguée par son esprit autant que par sa grâce extérieure, faisant l'office d'un messager céleste qui vient apporter la parole de vie, la reconnaissance, dans une âme comme celle de Saint-Martin, se changea bientôt en un sentiment plus passionné et plus tendre. Madame de Bocklin, à ce que nous assure M. Matter, avait alors quarante-huit ans, et de plus elle était grand'mère. Saint-Martin, comme je l'ai déjà dit, avait le même âge. Mais qu'importe? Il y a des natures qui restent toujours jeunes, parce qu'elles voient les choses et les hommes à la lueur d'un idéal invisible. Il y a un amour qui ne craint point les ravages du temps, parce qu'il vient d'une source que le temps ne saurait tarir. Tel était celui que Saint-Martin éprouva pour madame de Bocklin. Était-ce bien de l'amour qu'elle lui inspira? Tout ce qu'on peut dire, c'est que l'amitié ne produit pas les mêmes effets et ne parle pas le même langage. Après trois ans de résidence à Strasbourg auprès de son amie, et quand il réussit enfin, après bien des obstacles, à habiter avec elle la même maison, il est obligé de la quitter, rappelé qu'il est par la maladie de son père. Or voici dans quels termes il se plaint de cette cruelle nécessité: « Il fallut quitter mon paradis pour << aller soigner mon père. La bagarre de la fuite du roi me fit retourner « de Lunéville à Strasbourg, où je passai encore quinze jours avec mon «< amie; mais il fallut en venir à la séparation. Je me recommandais << au magnifique Dieu de ma vie pour être dispensé de boire cette coupe; <«< mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice fût horrible, il le «fallait faire, et je le fis en versant un torrent de larmes 2. » Ce n'est

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Ouvrage cité, p. 164. Portrait historique, partie inédite, citée par M. Matter, ubi supra, p. 1 163.

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