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pas une fois, et au moment décisif, qu'il arrive à Saint-Martin d'exhaler ainsi sa douleur; il y revient à plusieurs reprises et à différents intervalles.

« J'ai par le monde, écrit-il, une amie comme il n'y en a point. Je << ne connais qu'elle avec qui mon âme puisse s'épancher tout à son <<< aise et s'entretenir des grands objets qui l'occupent, parce que je ne << connais qu'elle qui se soit placée à la mesure où je désire que l'on soit «<pour m'être utile. Malgré les fruits que je ferais auprès d'elle, nous « sommes séparés par les circonstances. Mon Dieu, qui connaissez les « besoins que j'ai d'elle, faites-lui parvenir mes pensées et faites-moi « parvenir les siennes, et abrégez, s'il est possible, le temps de notre << séparation. >>

Ce ne sont pas seulement des pensées qu'échangeait ce couple mystique lorsqu'il se trouvait réuni. De temps à autre quelques tendres paroles venaient se glisser au travers des plus sublimes entretiens; mais elles ont un accent particulier, qu'on chercherait vainement ailleurs. Saint-Martin nous en donne une idée dans un passage de ses mémoires qui se rapporte évidemment à ses relations avec madame de Bocklin. «Une personne dont je fais grand cas me disait quelquefois que mes << yeux étaient doublés d'âme. Je lui disais, moi, que son âme était dou<< blée de bon Dieu, et que c'est là ce qui faisait mon charme et mon « entraînement auprès d'elle 2. »

Ce n'est qu'après avoir parcouru une grande partie de la France et de l'Europe, que Saint-Martin s'arrêta dans la capitale de l'Alsace, Toulouse, Versailles, Lyon, furent successivement le théâtre de son apostolat; car, tout en écrivant qu'il ne voulait d'autres prosélytes que luimême, il ne pouvait tenir en place ni garder pour lui les pensées dont son âme était obsédée. Ce n'était pas en vain que Dieu lui avait donné dispense pour venir habiter ce monde, auquel il restait étranger, et qui n'était pas, disait-il, du même âge que lui. S'il n'avait pas reçu la puissance de le convertir, il voulait du moins lui faire honte de ses souillures et pleurer sur ses ruines; « il était le Jérémie de l'universalité. » Il visita donc l'Angleterre, l'Italie, la Suisse, s'arrêtant principalement à Gênes, à Rome, à Londres, ne perdant pas de vue le but de ses voyages, répandant partout où il le peut, mais surtout dans les hautes régions de l'aristocratie, la semence spirituelle, entouré de princes et de princesses, ou bien recueillant lui-même les doctrines les mieux appro

1 Portrait historique, no 103. — 2 Ibid. n° 760.

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3 «Ma secte est la Providence; « mes prosélytes, c'est moi; mon culte, c'est la justice. » (Ibid. n° 488.) — * Ibid. n° 763.

priées à l'état de son esprit. C'est ainsi qu'à Londres il se mit en rapport avec le traducteur anglais des œuvres de Jacob Boehm, William Law, et avec le mystique Best, qui leva pour lui, à ce qu'il assure, les voiles de l'avenir. C'est à Londres aussi qu'il connut le prince Alexandre Galitzin, avec lequel il fit une seconde fois le voyage d'Italie, et un grand nombre de seigneurs russes qui voulurent l'emmener avec eux dans leur pays. Mais il avait hâte de retourner en France, et en France il y avait surtout trois villes entre lesquelles il partagea le reste de sa vie : Strasbourg, Amboise et Paris. Il appelle Strasbourg son paradis, Amboise son enfer, et Paris son purgatoire.

AD. FRANCK.

(La suite à un prochain cahier.)

HISTOIRE ET GLOSSAIRE DU NORMAND, DE L'ANGLAIS ET DE LA LANGUE FRANÇAISE, d'après la méthode historique, naturelle et étymologique, par Edouard Le Héricher, régent de rhétorique au collége d'Avranches; 3 vol. in-8°.

deuxième et dERNIER ARTICLE1.

De quelques règles étymologiques.

Les connaissances de M. Le Héricher sont très-étendues dans les langues, et particulièrement dans les langues du Nord et dans l'anglais; il a beaucoup de lecture; les recherches celtiques lui sont familières; les rapprochements abondent sous sa plume. Et pourtant on ne peut se fier à ses étymologies; le vrai et le faux y sont confondus ensemble sans rien qui les distingue. Quand il est sur une bonne piste, la richesse de ses renseignements le sert à souhait; on s'instruit en le lisant,

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Voir, pour le premier article, le cahier d'octobre, p. 630.

on le suit avec satisfaction; dans le précédent article, j'ai cité avec éloge la partie de son glossaire où il traite des dénominations locales provenues des Scandinaves; l'érudition y est bien employée. Mais elle n'est plus employée heureusement quand l'auteur s'engage dans une mauvaise route; alors sa méthode ne lui permet pas de s'apercevoir qu'il se fourvoie d'autant plus qu'il avance davantage. Chacun, dans des recherches qui sont toujours difficiles, commet des erreurs; mais, si la méthode est bonne, les erreurs sont partielles; si, au contraire, la méthode est mauvaise, les erreurs sont générales, et la rencontre du vrai n'est plus que fortuite.

Il faut d'abord justifier ce jugement par la discussion de quelques cas particuliers. Loisi en normand, loisir en français, est regardé par M. Le Héricher comme une corruption pour le oisir, corruption analogue à lierre pour le hierre, lendemain pour le endemain, loriot pour le oriot, etc. et il le rattache au latin otiari. Mais, outre que otiari aurait donné oiser et non oisir, loisir ou leisir ne se trouve jamais sous la forme oisir, tandis qu'on trouve partout hierre, endemain, oriot; il n'est donc pas permis de le supposer. De plus, loisir ou leisir est aussi un verbe qui fait à l'indicatif il loit ou il leit, et qui signifie être permis; ce verbe a donné l'adjectif loisible. On voit par tout cela que loisir vient de licere, et que l'acception de permission s'est étendue, dans le substantif, à celle de temps que l'on peut passer sans rien faire.

Rongier en normand, ronger en français, est attribué au latin rodere. Mais rodere ne pourrait donner ronger que par une forme intermédiaire, rondicare, que rien n'autorise. Toutefois, là n'est pas l'objection capitale ronger a, soit dans l'ancien français, soit dans les patois, le sens de ruminer; et, comme ruminare, d'après les règles de permutation, produit ronger, on voit que ruminer est la signification propre, qui a passé, sans grand effort, à celle de ronger.

Le foie est rapproché du mot foyer, en tant que, d'après d'anciennes idées, le foie est considéré comme le foyer de la vie. Mais de telles idées, non plus que la communauté de quelques lettres, n'ont aucune valeur ici. Pour s'en convaincre, il suffit de passer à l'italien fegato (avec l'accent sur fe), et à l'espagnol higado (avec l'accent sur hi); ceux-ci conduisent au latin ficatum, terme de cuisine, que le langage populaire a substitué au classique jecur.

Abaubir est représenté comme une onomatopée et composé de ah bah! Mais le normand abaubir n'est autre que le français ébaubir, avec un préfixe différent; et ébaubir vient du latin balbus, bègue, qui n'a rien de commun avec l'interjection bah!

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Je trouve, à la page 117 du tome II: « Court, terme de la topographie de basse Normandie, qui désigne la terre seigneuriale attachée au ma<< noir; les grandes terres de l'arrondissement de Valognes sont appelées <«<court; ce mot, congénère du latin hortus, du scandinave gort, gard, de «<l'anglo-saxon heort, d'où wort et orchard, existe dans l'anglais cort, cour, « et dans le celtique cort, habitation. » Sans entrer dans la discussion de ces rapprochements, je vais à la page 262 et j'y lis, à propos de cour de justice, que ce mot ne doit pas être confondu avec court, dont toute la famille est caractérisée par le t, et que ce dernier est le latin cohors, chors. De ces deux étymologies, hortus ou chors, quelle est celle que M. Le Héricher adopte? On ne le sait; le fait est que le bas latin curtis ne laisse aucun doute là-dessus; il vient de chors, non de hortus. J'ajouterai que cour de justice n'est pas différent de court, terre seigneuriale ou résidence de seigneur. C'est au XIVe siècle que, par une fausse étymologie, on commença à dire en latin curia pour cour, et curialis pour courtisan; mais court, qui signifiait la résidence des seigneurs et des rois, signifia aussi la résidence de la justice.

Au mot vir (t. II, p. 699), M. Le Héricher rattache témérairement l'irlandais fear, homme, et le germanique baro, homme vaillant; mais, ce qui est plus que de la témérité, il y rattache aussi le latin virus, poison; viscam, le gui; viscera, les viscères; puis, sans s'arrêter, il passe à vis, force; vigilare, veiller; vegetus, bien portant; vitium, vice; vitare, éviter. Tout cela forme un seul article rangé sous la rubrique vir.

D'où viennent donc, dans un homme aussi instruit, de pareils écarts? Ils viennent d'une méthode trompeuse qui jette son faux jour sur toute chose. Si l'on relit le titre de l'ouvrage de M. Le Héricher, on y voit que son livre a été composé d'après la méthode historique, naturelle et étymologique. Dans ce titre, un mot est de trop, le mot naturelle; c'est ce mot qui a jeté la confusion dans le travail. M. Le Héricher est un botaniste habile; et il a cru pouvoir transporter la méthode naturelle, dont la botanique est le triomphe, dans les recherches étymologiques. Mais cela n'est pas admissible; l'étymologie ne comporte pas la méthode naturelle, elle ne comporte que la méthode historique.

La méthode naturelle consiste à former des familles où tous les êtres qui y entrent ont entre eux des caractères communs, caractères étrangers aux autres familles. C'est sur ce modèle que M. Le Héricher a formé des familles de mots. Les deux principes qui le guident sont la communauté de quelques lettres et une certaine assimilation de sens, plus ou moins apparente. Voici un exemple: «Hante, long manche d'outil, « de faux, de fouet, de l'irlandais hampa, manche, en français hampe...

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Hante peut fort bien se rattacher au germanique hand, main, d'où «le français gant, le normand gantelée, la digitale pourprée, en anglais fox-glove, gant du renard. On disait hent d'épée, pour garde d'épée. Hansard, hachette et scie. Le français anse s'aspirait autrefois, «< hanse, poignée, d'où le français ganse, primitivement une dragonne. « A Laigle on appelle hanse, l'épingle sans tête. A cette famille se rat<«<tache le français hanap, littéralement vase à main, à Alençon hanar, <«< vase à boire, et hanneau, fiole. » Cet exemple, qui montre le procédé de M. Le Héricher, en montre tous les défauts; en effet le germanique hand n'est pas le même que gant, qui vient de want; il n'a pas produit hanap, qui vient de l'ancien haut allemand hnap; anse et hante n'ont rien de commun, non plus que ganse, dont l'étymologie n'est pas connue. Il faut laisser à des recherches ultérieures hansard, hachette, et hanse, épingle sans tête. Enfin ce n'est pas hent d'épée que l'on disait, c'est heut d'épée, qui vient d'un mot germanique, hilde. On voit dans quelles confusions la méthode naturelle a jeté l'étymologie et s'est jetée elle-même.

Il n'en pouvait être autrement. Je n'entre pas dans la question des langues que l'on regarde comme primitives ou mères, et je me tiens aux langues romanes, c'est d'elles seules qu'il s'agit ici. Ces langues, dont le fond provient d'idiomes plus anciens, et qui, dans le long cours des ans, ajoutèrent à ce fond des éléments très-divers, ont traité les mots qui leur servent de radicaux d'une façon qu'on ne peut découvrir que par l'histoire, c'est-à-dire par la succession et l'enchaînement des formes et des significations. En effet ce traitement rapproche et souvent même confond les radicaux les plus étrangers l'un à l'autre, ce qui fourvoie immanquablement l'érudit qui consulte non l'histoire des mots mais leur forme apparente. Les exemples abondent: Main vient de manus ; mais il y a aussi dans l'ancien français main qui vient de mane. Feu représente focus, mais l'homonyme feu, défunt, représente probablement functus, et, dans tous les cas, n'a rien de commun avec focus. Ver, dans l'ancien français, verrat, de verres, et ver de vermis, se confondent par la forme et sont complétement distincts par l'origine. Un dé à coudre et un dé à jouer ne le sont pas moins, puisque le premier est l'ancien français deel, du latin digitale, et l'autre un mot d'étymologie incertaine, peut-être arabe. La ressemblance est forte entre heure, s. f. et heur, s. m. et pourtant le substantif féminin est hora, et le substantif masculin est augurium; voyez où la méthode naturelle conduirait en de pareils cas. Elle ne conduirait pas mieux pour or, conjonction, et deux mots de l'ancien français oré, orée; la méthode naturelle les rapprochera; la mé

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