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thode historique les éloignera; car la conjonction or, dont la forme primitive est ore et la signification primitive maintenant, a pour radical hora, heure; oré, qui signifie tempête, a pour radical aura, qui signifie souffle; et orée, qui signifie bord, a pour radical ora, rive, rivage. Dans un tel remaniement de radicaux, que faire avec la méthode naturelle? Appliquée aux significations, la méthode naturelle ne serait pas moins dangereuse. D'une part, elle ne conduirait pas aux vraies dérivations d'acceptions; car comment, par elle, deviner que, dans l'ancien français, loer, de laudare, signifiait conseiller; que chalenger, de calumniari, signifiait provoquer; et que le foie provient de ficus, la figue? D'autre part, elle tendrait à rapprocher, par le sens, des mots dont les origines sont fort écartées l'une de l'autre.

De cette discussion résulte un principe opposé à la méthode naturelle, principe qu'on peut exprimer ainsi : C'est par l'étymologie qu'on détermine les familles de mots, et non par les familles de mots qu'on détermine l'étymologie.

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Dans l'ouvrage de M. Le Héricher, le système est mauvais, mais l'érudition est étendue et les connaissances très-diverses. Seulement il faut lire avec précaution et être en état de discerner ce qui se fourvoie et ce qui est dans le droit chemin. Je me contenterai d'en citer deux exemples, en intercalant au fur et à mesure entre parenthèses les remarques que me suggèrent les dires de M. Le Héricher. « Goule (t. II, p. 381), gueule, « du latin gula, engendre une très-nombreuse famille : 1° en français goulée, goulet, goulot, goulu, gueulée, gueuler, gueulard, engouler, engouer, « gourmand, gourme, gourmet, gourmette, gourmer, gourmet» (dans la dérivation il faut s'arrêter à engouler; engouer tient au radical de gaver; quant à gourmand, gourme, gourmetle, gourmer, gourmet, ils ne viennent point de gula); « 2° en anglais, gullet, gosier, gully, égout, probablement gull, << mouette, sauf goulen en breton, laquelle est dite à Valognes goulma, à <«< cause de sa voracité; 3° en normand, goulaie, goulée : « L'herbe est bien «couerte, si no (il) n'attrape sa goulaie; » golo, buveur, goulard, gou« liban, goulipiot, goulimand, gourmand, en normand gouermant: «Qui dit normand dit gourmand; » goulimas, goumas, mangeaille; à Guer«nesey, gouliaser, bavarder; goulailler, par contraction gouailler» (si goulailler était une forme certaine et usitée, on pourrait croire que gouailler en est une contraction; mais, dans l'état, la chose est très-douteuse); gouée, cri à pleine bouche; gouleyant, qui flatte la bouche: cidre gouleyant; dans le Maine, gouleger, être appétissant; gouler, dégouler, dégueu«ler; gouline, petit bonnet qui serre la goule; gouras, gouraud, gourmand, « d'où le sobriquet du geai charlot gouras, ou, substantivement, un gou

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«ras, un geai» (le changement de l'l en r n'est pas impossible; mais ici il n'est pas suffisamment justifié); « goulenet, gournet, le rouget, à «cause de sa grosse gueule » (il est fort douteux que ces deux formes puissent être tirées de goule); «égueuler, priver de gueule, réduire au « silence: La grande Perrette (la ville de la Rochelle, Petrella), à présent égueillie (Muse normande, poëme en patois normand du commence<«<ment du xvII° siècle); margoulette, bouche sale, de mar, du latin malus, « mauvais, et goulette, diminutif de goule; margouline, petit bonnet de négligé; margouline, poisson plat, imitant la raie, avec une grande. gueule molle; margeole, littéralement mauvaise goule, écrouelles, d'où margeole, chair rouge sous le bec du coq, de la poule, du dindon >> (geole ne peut représenter gula; du reste, je ne sais d'où margeole peut venir); « degouème, regouème, argouème, à satiété » (la forme gouée, cri à pleine gueule, peut porter à croire qu'en effet degouème est une dérivation, bien que singulière, de gula).

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L'autre exemple que je citerai est goutte: M. Le Héricher y rapporte le normand égouttour, chaux liquide; égoutter, faire sécher: égoutter des pois dans l'aire; dégotter, faire fondre et tomber goutte à goutte (cette acception normande de dégotter fournit sans doute l'explication du français populaire dégoter: faire fondre, et, figurément, faire tomber). Il y rattache encore glotte, natte de jonc pour égoutter le fromage; mais l'interposition de l'l interdit cette dérivation; et je suis disposé à rapporter glotte à l'ancien français glui, paille. Enfin il y rattache encore godet, par le latin guttetus, puis, à godet, godailler, qui, suivant lui, signifierait boire à plein godet; mais, ici, je ne peux le suivre : godailler vient de l'ancien français godale, qui vient, à son tour, de l'anglais good ale, bonne bière; le xin siècle avait reçu le mot de godale et s'en servait

assez couramment.

A l'histoire des mots d'une province se joint naturellement celle de ses légendes: elles ont fourni à M. Le Héricher un chapitre instructif et amusant. L'auteur a essayé d'esquisser les traits principaux du caractère normand; mais, dans cette esquisse, il a réuni des traits appartenant aux temps anciens et aux temps modernes. Or, sans entrer dans toutes les conditions auxquelles devrait satisfaire la difficile tâche de caractériser les aptitudes essentielles d'une race ou d'une nation, je me contenterai de noter que l'étude de l'histoire montre que les races et les nations sont susceptibles d'éducation, et que des aptitudes naissent ou se développent, tandis que d'autres rentrent dans l'ombre. C'est une notion qui, dans ces sortes d'appréciations générales, ne doit jamais être perdue de vue. Aussi suis-je loin de croire que tous les traits signalés par M. Le

Héricher puissent être attribués à la race normande; les uns sont communs à des populations diverses; les autres trouveraient leur contradiction dans des faits certains. Quoi qu'il en soit, il est impossible de méconnaître que ce qu'on appelle parole normande, réponse normande, c'est-à-dire celle où, sans mentir littéralement, on fait ou laisse croire autre chose que la vérité, est propre à la Normandie. A ce titre, la légende de Pimpernelle est véritablement normande et peut être citée. Pimpernelle était un soldat de bonne humeur, de bon cœur et sans souci; il n'avait qu'un sou. Cheminant sur la route, il fit rencontre d'un homme plein de beauté et de grâce, accompagné de trois autres qui paraissaient être ses amis à la fois et ses serviteurs: c'était Notre-Seigneur et les apôtres saint Jean, saint Pierre et saint Paul. Les quatre voyageurs étaient couverts de poussière; ils demandèrent l'aumône au soldat, et, Pimpernelle partageant son sou, chacun eut son liard. Alors Jésus-Christ, se faisant connaître, et voulant le récompenser de sa charité, lui donna à choisir entre le paradis et le pouvoir de faire entrer dans son sac tout ce qu'il souhaiterait. Pimpernelle n'était pas encore las de la vie et de la terre, et il prit le dernier don. Le voilà donc avec son sac merveilleux à l'abri de tous les besoins; il a même maille à partir avec les diables, qu'il prend dans son sac comme dans un trébuchet. Enfin Pimpernelle mourut; il s'en alla vers le paradis; il trouva saint Pierre, et, avec politesse et bonne grâce, il demanda l'entrée. Saint Pierre lui rappela qu'il n'avait pas opté pour le paradis, et lui dit qu'il était très-fâché de ne pouvoir ouvrir à un si brave homme. Repoussé de ce côté, Pimpernelle alla frapper à la porte de l'enfer. On le reconnut, et, de frayeur, aucun diable n'osa lui ouvrir. Dans son embarras, il revint vers saint Pierre; mais le saint était inflexible. Pimpernelle entra en pourparlers; il demanda à saint Pierre la permission de se débarrasser de son sac et de le jeter dans le paradis. Saint Pierre n'y vit aucune objection. Pimpernelle le jette, et aussitôt il se souhaite dans son sac. Saint Pierre fut tenté de se fâcher; mais ce qui est une fois dans le paradis n'en sort plus.

Ce chapitre des légendes fait partie d'une Introduction considérable qui remplit tout le premier volume de l'ouvrage, et de laquelle il y a, comme du glossaire, à dire du bien et du mal. Le bien, c'est la variété des renseignements sur la Normandie, les Normands, leur dialecte, leur prononciation, la poésie populaire normande, l'histoire de la langue anglaise dans ses rapports avec le normand et le patois moderne de la province, renseignements fournis par une grande lecture et par une grande connaissance du pays. Le mal, c'est une vue historique et philologique sur le dialecte normand qui ne me paraît pas bien fondée. Je

reproche à M. Le Héricher de mettre en opposition le normand et le français, et de représenter le premier comme ayant un caractère scandinave et une affinité avec l'anglais qui n'appartiendraient pas au second. Certainement on peut opposer le patois normand au français, mais on ne peut pas opposer au français le dialecte normand; car, au temps où il y avait un dialecte normand, il n'y avait point de français, c'est-à-dire de langue littéraire qui fût une et qui fît autorité. Tous ceux qui parlaient la langue d'oïl portaient, à l'égard des étrangers, le nom de Français; mais cette langue d'oïl se partageait en autant de parlers différents que de provinces, et chaque province écrivait en son idiome, sans aucun souci de se conformer à une langue commune, comme en Grèce, où chacun écrivait en son dialecte avant qu'une langue commune se fût formée. Je sais que Génin a soutenu le contraire, prétendant que, même au xi et au XIIIe siècle, l'idiome de Paris et de la cour avait une prédominance reconnue, et que, dès lors, une langue littéraire existait pour tout le royaume. C'est une erreur réfutée par les monuments; on a toute sorte de compositions en dialecte normand, en dialecte picard, en dialecte de l'Ile-de-France, en dialecte lorrain, etc. et souvent un poëme, écrit primitivement en normand, par exemple, est transporté en picard ou autre dialecte, et vice versa; tous ces parlers sont sur le pied de l'égalité. Cependant l'assertion de Génin renferme une portion de vérité que je suis bien aise de trouver l'occasion de mettre en lumière. La langue n'est point une, sans doute, puisque chaque dialecte garde les formes qui lui sont particulières; mais elle se rapproche de l'unité en ce que les mots et les locutions sont à peu près les mêmes pour chaque dialecte, du moins dans les poëmes. On peut donc inférer de là qu'au XII et au XII siècle il s'était formé, pour les poëmes, un fond commun à tous les dialectes, et hors duquel il n'aurait pas été bon d'aller puiser des termes et des expressions. Ainsi réduite, l'assertion de Génin mérite considération; mais, en même temps, il est clair qu'on ne peut mettre, dans les hauts siècles, aucun dialecte en opposition avec le français, pas plus le normand que les autres. Le normand ou neustrien préexistait, comme il a été démontré dans l'article précédent, à l'invasion scandinave, et n'en a reçu aucune modification importante.

Je reproche encore à M. Le Héricher de confondre le normand avec l'anglo-normand. Cette confusion provient de l'hypothèse, déjà combattue, qui présente le normand comme devenu, par l'immixtion d'éléments scandinaves, plus voisin des langues germaniques, et, en particulier, de l'anglo-saxon, que les autres dialectes de la langue d'oïl. Il n'en est rien; le parler, en Normandie, a toujours été du normand et n'a

go.

jamais été de l'anglo-normand. C'est en Angleterre, et lorsque le normand ou neustrien existait déjà depuis deux siècles, que l'anglo-normand a commencé. Ceux des Normands qui, ayant participé à la conquête, devinrent seigneurs anglais, gardèrent, comme on sait, leur langue, et refusèrent pendant longtemps de prendre l'idiome des vaincus. Mais peu à peu le français dégénéra dans leur bouche; une de ces altérations caractéristiques, du moins dans les livres, est la substitution de aun à la voyelle nasale an, graunt pour grant. Si l'invasion normande avait été numériquement plus considérable, ou si de continuelles colonies étaient venues de la Normandie s'installer, comme faisaient les Romains, dans différents points de l'île, le parler français aurait eu le dessus; il se serait formé un dialecte particulier de la langue d'oïl en Angleterre, et, au lieu de l'anglais, nous aurions un français fortement saxonisé. Mais il n'en fut pas ainsi la langue populaire, l'emportant, força les descendants des conquérants à la parler et à ne parler qu'elle; l'anglo-normand s'éteignit comme un embryon avorté, et apparut l'anglais, qui est du saxon fortement francisé.

Quelque particuliers qu'aient été les points traités dans ces deux articles sur le livre de M. Le Héricher, cependant il n'est pas impossible d'en tirer, pour la commodité du lecteur, quelques faits généraux. Avant que les Scandinaves s'établissent dans la Neustrie, c'est-à-dire antérieurement au x' siècle, il existait, dans cette province, un dialecte déjà français, et non plus latin.

L'invasion scandinave ne changea pas la constitution de ce dialecte, qui a gardé son caractère, comme si Rollon et les siens ne s'étaient pas emparés de la province.

Leur établissement, qui n'est pas inscrit dans la langue, l'est seulement dans certains noms de lieux qui ont des dénominations scandi

naves.

L'anglo-normand est un dialecte du normand ou neustrien, dialecte qui se forma en Angleterre après la conquête, mais resté barbare et finalement étouffé par la croissance de la langue anglaise.

La méthode historique est la seule qui soit applicable à la recherche des étymologies; et, en recommandant aux savants de la province de nous donner des dictionnaires des patois, il faut aussi leur recommander, s'ils veulent s'engager dans les étymologies, de ne le faire qu'après avoir pris une vue générale de toute la langue d'oïl, suivant les âges et suivant les dialectes.

É. LITTRÉ.

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