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De l'origine des ESPÈCES, ou des lois du progrès chez les êtres organisés, par Ch. Darwin.

DEUXIÈME ARTICLE1.

J'ai fait connaître, dans mon premier article, l'élection naturelle de M. Darwin. Je passe à sa concurrence vitale. La concurrence vitale et l'élection naturelle sont les deux pivots sur lesquels tourne tout son système.

La concurrence vitale est la guerre perpétuelle que les animaux se font entre eux pour leur subsistance.

« Grâce, dit M. Darwin, à ce combat perpétuel que tous les êtres << vivants se livrent entre eux pour leurs moyens d'existence, toute varia«tion, si légère qu'elle soit, et de quelque cause qu'elle procède, pourvu qu'elle soit en quelque degré avantageuse à l'individu dans lequel elle « se produit, tend à la conservation de cet individu 2.

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«Deux animaux, dit-il encore, du genre canis peuvent être, avec «< certitude, considérés comme ayant à lutter entre eux à qui obtiendra <«< la nourriture qui lui est nécessaire pour vivre... Le gui dépend du pommier et de quelques autres arbres on peut dire qu'il lutte contre «<eux... Plusieurs semences de gui croissant les unes près des autres, << sur la même branche, avec plus de vérité encore, luttent entre elles 3. » Soit. Mais de quelle façon la concurrence vitale va-t-elle concourir à l'élection naturelle? Le voici :

A mesure que l'élection naturelle profite de tout pour améliorer certains individus, la concurrence vitale détruit le plus d'individus qu'elle peut, «afin, dit l'auteur, que l'élection naturelle ait plus de matériaux disponibles pour son œuvre de perfectionnement 4. »

Avec M. Darwin, on a deux classes d'êtres : les êtres élus, que l'élection naturelle améliore sans cesse, et les êtres délaissés, que la concurrence vitale est toujours prête à exterminer.

S'entr'aidant ainsi, la concurrence vitale et l'élection naturelle mènent toutes choses à bonne fin; car ici la bonne fin, la fin désirable, c'est que certains individus, les individus élus, s'améliorent, se perfection

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Voir, pour le premier, le numéro du mois d'octobre 1863. Page 91. -

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nent, et que les autres soient détruits et anéantis. « C'est une généralisa<«<tion de la loi de Malthus, dit M. Darwin, appliquée au règne organique « tout entier. » Une fois ce principe posé, d'un pouvoir électif, occupé sans relâche à choisir ce qui est bon et à éliminer ce qui est mauvais, il n'était plus besoin que de matériaux disponibles, et ce qui les fournit, c'est la concurrence vitale.

La concurrence vitale expliquée, revenons à l'élection naturelle. « Or, « dit M. Darwin, cette loi de conservation des variations favorables et « d'élimination des déviations nuisibles, je la nomme élection naturelle 2. » Voyons donc, encore une fois, ce qu'il peut y avoir de fondé dans ce qu'on nomme élection naturelle.

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L'élection naturelle n'est, sous un autre nom, que la nature. Pour un être organisé, la nature n'est que l'organisation, ni plus, ni moins.

Il faudra donc aussi personnifier l'organisation, et dire que l'organisation choisit l'organisation. L'élection naturelle est cette forme substantielle dont on jouait autrefois avec tant de facilité. Aristote disait que, « si l'art << de bâtir était dans le bois, cet art agirait comme la nature. » A la place de l'art de bâtir, M. Darwin met l'élection naturelle, et c'est tout un; l'un n'est pas plus chimérique que l'autre.

Mais, pour Dieu! laissons enfin tous ces raisonnements inutiles. L'abus du raisonnement perd tout:

Et le raisonnement en bannit la raison,

dit Chrysale, dans les Femmes savantes. Venons aux faits. M. Darwin citet-il un seul fait, je dis un seul, dont on puisse conclure qu'une espèce s'est changée en une autre? Quelqu'un a-t-il jamais vu un poirier se changer en pommier, un mollusque se changer en insecte, un insecte en oiseau?

Plus j'y réfléchis, plus je me persuade que M. Darwin confond la variabilité avec la mutabilité. Ce sont deux mots, ou plutôt deux phénomènes qu'on ne peut séparer assez. La variabilité, ce sont les variations, les nuances plus ou moins tranchées, des variétés d'une même espèce : elles sont toutes intrinsèques; aucune ne sort de l'espèce. La mutabilité, c'est tout autre chose : c'est le changement radical d'une espèce en une autre, et ce changement radical ne s'est jamais vu.

Linné disait en parlant des variétés : «Il y a autant de variétés que « de végétaux différents, produits par la semence ou la graine d'une

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<< même plante; » et M. Decaisne l'a bien prouvé : il a obtenu autant de variétés qu'il a semé de graines de poirier.

M. Darwin ne connaît point le vrai caractère de l'espèce. Il affecte même d'en faire fi. Cependant tout est là, et, si l'on n'est sûr de l'espèce, on n'est sûr de rien.

« Je ne puis discuter ici, dit M. Darwin, les diverses définitions qu'on «< a données du terme d'espèce. Aucune de ces définitions n'a encore satis<< fait pleinement tous les naturalistes, et cependant chaque naturaliste << sait, au moins vaguement, ce qu'il entend quand il parle d'une es«pèce.» Je ne crois pas du tout que chaque naturaliste s'en tienne là. Mais, pour le moment, peu m'importe; la position de M. Darwin est toute particulière; c'est sur l'espèce qu'il fait un livre.

Il dit des variétés : « Le terme de variété est presque également diffi«cile à définir, mais l'idée d'une descendance commune est presque « généralement impliquée, quoiqu'elle puisse bien rarement se prou<< ver 2. >>

Il dit enfin, et tout à la fois des espèces et des variétés : «On ne << saurait contester que beaucoup de formes, considérées comme des va «riétés par des juges hautement compétents, ont si parfaitement le «< caractère d'espèces, qu'elles sont rangées comme telles par des juges d'un égal mérite. Quant à discuter si des formes qui diffèrent sont, à «juste titre, appelées espèces ou variétés, avant qu'une définition de ces « termes ait été universellement adoptée, ce serait prendre une peine <«< inutile. >> Comment inutile? mais elle était d'autant plus nécessaire qu'on avait plus négligé de la prendre.

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Il y a deux caractères qui font juger de l'espèce : la forme, comme dit M. Darwin, la ressemblance, et la fécondité. Mais il y a longtemps que j'ai fait voir que la ressemblance, la forme, n'est qu'un caractère accessoire le seul caractère essentiel est la fécondité. « La comparaison de la <<< ressemblance des individus, dit Buffon, n'est qu'une idée accessoire et « souvent indépendante de la première (la succession constante des indi<«< vidus par la génération), car l'âne ressemble au cheval plus que le <<barbet au lévrier, et cependant le barbet et le lévrier ne font qu'une <«< même espèce, puisqu'ils produisent ensemble des individus qui peu<< vent eux-mêmes en produire d'autres, au lieu que le cheval et l'âne << sont certainement de différentes espèces puisqu'ils ne produisent en« semble que des individus viciés et inféconds". »

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L'espèce est d'une fécondité continue, et toutes les variétés sont entre

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Page 69 Page 70.- Page 76.- Histoire de l'âne.

elles d'une fécondité continue, ce qui prouve qu'elles ne sont pas sorties de l'espèce, qu'elles restent espèce, qu'elles ne sont que l'espèce qui s'est diversement nuancée.

Au contraire, les espèces sont distinctes entre elles, par la raison décisive qu'il n'y a entre elles qu'une fécondité bornée.

J'ai déjà dit cela, mais je ne saurais trop le redire.

On voit combien M. Darwin s'abuse lorsqu'il appelle les variétés : des espèces naissantes. C'est, au reste, par là qu'il commence la chaîne de ses mutations. La variété se fait espèce, l'espèce se fait type de genre, le genre passe du genre à l'ordre, l'ordre passe à la classe, et c'est ainsi que M. Darwin conclut par ces mots que j'ai déjà cités, et qui résument tout son système : «Je pense que tout le règne animal est descendu de << quatre ou cinq types primitifs tout au plus. L'analogie même me con« duirait un peu plus loin, c'est-à-dire à la croyance que tous les ani<< maux descendent d'un seul prototype 1. »

Cependant il ne faudrait pas croire que M. Darwin ne trouve pas à tout cela quelques difficultés : il y en trouve beaucoup, au contraire, mais il les résout toutes, bien entendu.

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Par exemple, on lui dit : « Si toutes les espèces descendent d'autres espèces antérieures par des transitions graduelles presque insensibles, « comment se fait-il que nous ne trouvions pas partout d'innombrables «formes transitoires 2? >>

M. Cuvier avait cru, pour son compte, cette réponse victorieuse. Peut-être, lui disait-on, les animaux des divers âges du globe ne sont

ils

que des modifications les uns des autres. C'était à peu près l'idée de M. Darwin. « Mais, répondait Cuvier, si cette transformation a eu <«<lieu, pourquoi la terre ne nous en a-t-elle pas conservé les traces? Pourquoi ne découvre-t-on pas, entre le palæotherium, le megalonix, « le mastodonte, etc. et les espèces d'aujourd'hui, quelques formes inter«médiaires 3? »>

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« Pourquoi, dit-on à M. Darwin, pourquoi pas d'innombrables formes << transitoires? >>

« C'est, répond-il, que les variétés transitoires doivent avoir été <<< exterminées. >> Exterminées ou non, j'en dois trouver les restes, les traces, et cela seul m'importe.

M. Darwin se rejette sur les ossements fossiles. «En considérant, non «< pas une époque particulière, dit-il, mais toute la succession des temps,

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Page 669. Page 244. Histoire des révolutions du globe.

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« si ma théorie est vraie, d'innombrables variétés intermédiaires reliant << étroitement les unes anx autres toutes les espèces d'un même groupe << doivent assurément avoir existé; mais le procédé d'élection naturelle ་ tend à exterminer les formes mères et les formes intermédiaires. Con«séquemment on ne peut s'attendre à trouver des preuves de leur exis«tence antérieure que parmi les débris fossiles qui se sont conservés «< jusqu'à nous1. »

M. de Blainville pensait, en effet, dans son idée supérieure de l'unité du règne animal, que les espèces qui manquent dans la série des êtres vivants devaient se trouver parmi les êtres fossiles.

« Tant qu'il s'était borné, dis-je dans son Éloge historique, à l'étude << des espèces actuelles, la série animale lui avait offert partout des la«cunes, des vides. Partout des êtres manquaient. C'est alors que, dans un << éclair de génie, il voit et retrouve dans la nature perdue les êtres qui <«< manquent à la nature vivante, et qu'il intercale avec une habileté sur << prenante, parmi les espèces actuelles les espèces fossiles, saisissant, « dès ce moment même, et, le premier entre tous les naturalistes, nous « découvrant enfin l'unité du règne. »

La grande vue de M. de Blainville méritait d'être rappelée par M. Darwin; mais M. Darwin ne cite que les auteurs qui partagent ses opinions; il cite à peine M. Cuvier, et ne cite pas du tout M. de Blainville.

Voici une autre difficulté plus difficile à résoudre. On ne peut ici avoir recours aux fossiles.

Comment se fait-il, dit-on à M. Darwin, avec votre système des << gradations insensibles, que les espèces soient si bien définies, et que << tout ne soit pas en confusion dans la nature 2? »

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Cette dernière objection est décisive entre les espèces, toujours distinctes, bien définies, comme dit M. Darwin, et les espèces toujours en voie de passer de l'une à l'autre, il y a une contradiction formelle. On continue. « Comment, par exemple, un animal carnivore terrestre « peut-il avoir été transformé en animal aquatique? Comment aurait-il "pu vivre pendant son état transitoire? Il serait aisé de démontrer, « répond M. Darwin, que, dans le même groupe, il existe des ani<< maux carnivores qui présentent tous les degrés intermédiaires entre << des habitudes véritablement aquatiques et des habitudes exclusivement

<< terrestres. Comme chacun d'eux n'existe qu'en vertu d'un triomphe de

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« la concurrence vitale, il est clair que chacun d'eux doit être convena

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