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qui se croient tout permis1. « Vous cependant, ajoute enfin Louis IX, vous qui restez les fermes appuis de l'Église, ne craignez point pour sa liberté, le secours de la France ne lui manquera pas 2. »

Dans cette épître, Louis IX ne ménage pas plus les passions et les vices du clergé romain que l'ambition de l'empereur; sauf quelques jeux de mots qu'il faut concéder au temps 3, elle est belle et éloquente d'un bout à l'autre.

Il était d'autant plus nécessaire pour Rome de se rendre aux pressantes incitations du roi de France, que, durant cette vacance prolongée, les États de l'Église étaient livrés aux ravages des soldats de Frédéric; lui-même aussi voulait mettre un terme à cet interrègne du pontificat; mais, tandis que le roi de France employait, pour atteindre ce but, les conseils pacifiques, les pieuses exhortations, l'empereur environnait Rome d'une puissante armée; et, confiant dans ses précautions belliqueuses, il espérait obtenir la nomination d'un pape qui consentît à dépendre de lui. On verra qu'il fut trompé dans son espérance; mais il la révèle assez ouvertement dans une lettre jusqu'à présent inédite, et que M. H. de Bréholles a tirée de la Bibliothèque impériale de Vienne. Cette lettre manque de suscription, mais elle est adressée à un personnage qui avait toute la confiance de Frédéric, « cuidam fideli << suo, » dit l'éditeur. L'empereur explique à cet ami comment il a préparé une expédition qui embrasse l'Italie entière; son fils, le roi de

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O Petri sedes quanto tempore vacavisti... ecce quidem urbs romana sine capite vivit quæ caput exstitit aliarum! Quare? certe propter discordiam Romano«rum. Sed quid eos ad discordiam provocavit? Auri cupiditas et ambitio dignita« tum... An Cesaris tyrannidem pertimescunt? Sed hominem timere non debet cui «Dominus est adjutor. Sunt enim quidam principes temporales quibus quod libet alicet, quod licet possunt, quod possunt audent, quod audent faciunt.......» (Hist. diplom. t. VI, p. 68.)-« Vos igitur qui columne remansistis ecclesiastice firmitatis... nec pro tuenda ecclesiastica libertate de Francorum subsidio dubitetis....... » (Loc. cit.) Voyez par quelle pauvre chute finit une période qui commençait et s'avançait avec dignité; Louis IX dit aux chefs de l'Église catholique: «Quomodo igitur regent alios qui seipsos regere non noverunt, qui inimicis prosunt et amicos ledunt et a nihil sibi peragunt ad profectum? Consueverat quidem olim romana curia hones «tate fulgere, scientia, moribus et virtute, nec fortune minis aliquatenus expergisci « quia sibi firmius in virtute quam in casu presidium collocavit. Nunc vero eos effera conterunt quos prospera extulerunt; et dici potest non curia sed cura, marcam desiderans plus quam Marcum, dum Salmonem legens despicit Salomonem. » 4 Elle y est conservée dans le manuscrit Philologus, n° 305, f° 131 verso. - «Per quam presenti tempore veris (la lettre est datée du mois de mai), ad « consternandas rebellium nostrorum reliquias cum victricibus aquilis procedatur... « Nos igitur cum ingenti exercitu de regno nostro collecto, necnon cum militia et

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Sardaigne, est son lieutenant en Lombardie, où ce jeune prince commande des troupes dévouées; et, dans une pompeuse énumération de ses forces de terre et de mer, Frédéric prédit ses aigles victorieuses et ses adversaires humiliés. Ainsi, et avec l'aide des cardinaux amis, on obtiendra un pape aimé de Dieu et des hommes, qui rétablira la bonne intelligence entre l'empire et l'Église, et sous le règne duquel on verra s'accroître les prospérités des peuples fidèles à l'empire.

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La véritable pensée de Frédéric s'échappe ici de sa bouche; ce sont surtout ses propres intérêts qu'il veut protéger, il ne s'agit plus seulement de ses droits contestés, c'est le droit des autres qu'il menace, c'est la domination de l'empire sur l'Église qu'il prétend obtenir par la force, ne l'ayant pu par la ruse, et c'est dans ce dessein qu'il a réuni ces formidables armées; il n'en fait pas mystère au confident dont le nom n'est pas ici révélé; ses lettres officielles sont plus discrètes; si, dans le même temps, il écrit à l'empereur de Constantinople, il ne s'occupe que des malheurs de la religion, il gémit sur de funestes dissensions et n'aspire qu'à rétablir la concorde universelle 1.

Et dans ce style où, sous la trompeuse enluminure des métaphores, il cache le secret de son âme, il déclare à l'empereur de Constantinople, qui pourrait à bon droit s'étonner de son désintéressement, qu'il met tous ses droits de côté, comme le protecteur et le plus grand des fils de l'Église, cette mère délaissée, dont les larmes l'ont profondément attendri 2.

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Frédéric répète la même pensée, à peu près dans les mêmes termes, conamine circumadjacentium regionum romanis finibus vicinamur, sperantes "nostris humiliare mandatis quicquid nostris invenerimus beneplacitis contraire. Navalis etiam classis nostra paratur nostris navigatura commodis quo nunc major « successibus utilitas apparebit... Deo et hominibus gratus instituetur antistes, ami«cus pacis et zelator justicie, per quem Ecclesie et imperii reformabitur dilectio « consueta el tam nobis quam cunctis imperium diligentibus honoris et commodi « augmenta succrescant. (Historia diplom. t. VI, p. 87.) — «Compatimur nos preterea orbis laboribus et calamitatibus quodammodo ruinam minantis propter << universorum dissensiones et dissidia; compatimur naviculæ Petri que propter « frigefactam hominum fidem et propter ferventem hereticorum iniquitatem, maris et undarum furore et impetu agitata conteritur et submergitur. > -2 « Nec « miretur Vestra Celsitudo si me curatorem videlicet Ecclesie, si me precipuum « filium matris vidue ejusdem matris suspiria ex imo emissa pectore emollierunt, « ut depositis juribus quibus fortasse humana prudentia mentem adhibuisset, et « matri filium et fratrem fratribus, precipue vero pro tanti commodi spe absolvere « et dimittere decreverim. » Cette lettre a déjà été publiée dans les Annales ecclésiastiques de Baronius, qui la place à l'année 1159 (paragr. 30 et 34, t. XII, de l'édit. d'Anvers, 1629); le savant annaliste la donne comme une missive écrite par Frédéric I", après la mort du pape Adrien; notre éditeur réfute cette opinion.

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dans une circulaire adressée aux rois; il leur annonce qu'il a mis en liberté des cardinaux et des prélats qu'il tenait en prison comme ses ennemis déclarés, et il propose à leur admiration cet acte inouï de générosité qui les frappera d'étonnement; en vain on fouillerait les vieilles annales des grandes actions des Césars, on n'y trouverait rien de comparable. Les paroles fastueuses et redondantes de l'empereur caractérisent le prince et l'époque 1 :

Au roi de France, Frédéric tient un autre langage; il raconte, avec emphase encore, les triomphes de sa formidable armée « cui parem li<< bicus Annibal vix legitur habuisse; » mais il ne dissimule pas la ruine et les ravages que cette armée a laissés sur son passage et dont les Romains ont été victimes, il s'efforce de les justifier et de rejeter tous ces malheurs sur les provocations du peuple romain lui-même. Cependant, touché des supplications des cardinaux assemblés à Anagni, il a usé de clémence, il a consenti à délivrer les prélats qu'il tenait encore en prison, et à éloigner son armée de l'enceinte de Rome 2.

Enfin un pape fut nommé le 25 juin 1243; les cardinaux élurent un Génois de la famille des comtes de Lavagne, Sinibald de Fiesque, cardinal-prêtre du titre de Saint-Laurent in Lucina, qui prit le nom d'Innocent IV.

Sinibald était ami de l'empereur; en annonçant son exaltation au duc de Brabant, Frédéric rappelait les témoignages d'affection qu'il en avait toujours reçus, et il se promettait une tendresse vraiment paternelle de celui auquel il avait voué un respect de fils 3. Cependant la confiance de l'empereur n'était pas si ferme qu'il le témoigne dans cette lettre, s'il en faut croire les chroniques qui lui font dire, à la nouvelle de l'élé

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Nunc autem rem novam et nedum admiratione justa dignissimam, sed stupore, vobis et ceteris terre principibus epistola descripta declarat... mirabuntur, ut « credimus, principes bellicosi viri fortes; memorie Cesarum inestimabilibus deco<< rate magnalibus diffuse per libros veteres aperientur, de folio in folium revol"ventur, exquirentur gesta magnifica singulorum nec in tam desperata Ecclesie a miseria comparem nobis inveniet perquisitor.» M. H. Bréholles a restitué le texte de cette lettre, dont il a trouvé une copie mutilée dans la Collect. monum. vet. et recent. de Hahn (p. 241-243).—2 Baluze (Miscell. t. I, p. 452-455) avait imprimé cette pièce d'après une copie incorrecte, et il la donnait comme adressée à Othon, duc de Bavière. M. H. Bréholles a pu rétablir un texte meilleur à l'aide d'un manuscrit de la Bibliothèque impériale, fonds Saint-Germain-Harlay, n° 455, et de divers autres manuscrits.. Qui quum... pro nobis tam verbo quam opere sem"per se benevolum, obsequiosum prestiterit et acceptum plena datur culmini nostro de sua sinceritate fiducia quod... bonum statum imperii et nostre unitatem « amicitie paterno procurabit affectu, ut nos eum revereamur in patrem, et ipse « nos amplectatur in filium. Historia diplom. t. VI, p. 99.)

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vation d'Innocent IV au trône pontifical, que d'un cardinal ami pourrait bien naître un pape ennemi. L'augure ne tarda pas à se vérifier; deux mois à peine s'étaient écoulés que les discordes, un instant assoupies, se réveillèrent; c'était le même empereur et aussi le même pontife, car qu'il s'appelât Grégoire ou Innocent, c'était toujours le pape. Des deux parts, les griefs étaient encore flagrants; le pontife réclamait de nouveau les prélats violemment emprisonnés, et l'empereur n'avait pas cessé d'être sous le coup de l'excommunication. L'état des choses est fort nettement exposé dans une instruction donnée par Innocent aux nonces qu'il envoyait à l'empereur, et dans les articles de pacification dont ils étaient munis. La date de ces documents, publiés ici d'après Raynaldi et Pertz, a été rectifiée par M. H. Bréholles, qui les met au 28 d'août.

Si Frédéric comptait peu sur l'amitié du nouveau pape, il comptait beaucoup sur lui-même; il s'était secrètement flatté que son génie, rompu aux grandes luttes de la politique, viendrait à bout d'un adversaire dont l'habileté ne serait pas aidée par l'exercice du pouvoir et l'habitude des affaires. Il s'étonna, il s'irrita surtout de rencontrer encore un homme digne de se mesurer avec lui, et dont la résistance, les procédés hautains, les attaques inattendues, le blessaient profondément. Il s'en plaint avec amertume dans des lettres que, vers la fin de décembre, il adresse à tout le monde; au cardinal Othon, au roi de France, au sénat et au peuple romains, au roi d'Angleterre et à d'autres rois; ses clameurs remplissent l'univers catholique. Toutes les promesses qui lui avaient été faites sont outrageusement violées; aux anciennes injures sont ajoutées des injures nouvelles; comment ne s'en plaindraitil pas? «Tam nova quam vetera scribere cogimur. » Avec Louis IX, il s'épanche longuement sur les perfidies dont il est victime; aux Romains, il reproche leur fourberie et leur lâcheté; enfin, dans l'espoir que des négociations pourront lui ouvrir des chances favorables (car il s'arrangera pour rester maître des conditions), il demande au roi d'Angleterre sa médiation entre lui et l'Église 2. Il donne alors ses pleins pouvoirs à Pierre des Vignes et à Taddée de Suesse 3, et jure, sur le salut de son âme, de ratifier la paix qu'ils auront conclue. Frédéric

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Historia diplom. t. VI, p. 112, 113.— Historia diplom. t. VI, p. 146. — 3 II était grand juge de la cour impériale. — Ni Math. Paris (Hist. maj. angl. p. 426), ni Pertz (Monum. Germ. hist. t. IV, p. 344), n'ont donné la date de cette pièce; M. H. Bréholles l'a fixée d'après un manuscrit de Cluny, conservé à la Bibliothèque impériale (Inedit. ex rotulis cluniacensibus... rotulo septimo) et une ancienne chronique d'Italie « Chronicon de rebus in Italia gestis... ad fidem pa

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lui-même avait déterminé l'objet précis des pouvoirs; il s'agissait de traiter sur tous les griefs dont l'empereur prétendait avoir à se plaindre avant et après l'excommunication qui l'avait frappé 1.

Mais, malgré les nouveaux engagements de Frédéric, le traité était à peine conclu que des signes trop manifestes annonçaient au pape qu'il ne devait pas se fier aux serments de l'empereur. La sédition agite sourdement la ville; sous de fausses apparences de paix, la discorde arme les citoyens. O honte! ô douleur! s'écrie un cardinal qui expose ces funestes événements, et qui, bien que du parti de l'empereur, ose lui dire la vérité en le conjurant, avec des paroles pleines d'onction et de tendresse, de mettre un terme à de déplorables excès 2.

Cependant l'empereur se hâte d'écrire au souverain pontife pour dissiper ses soupçons. C'est quelque artisan de fraude qui travaille à nous désunir, dit-il, et dans ce langage figuré qu'il affectionne : «Inter nos << odii venenum aspergere et scandali lolium seminare. » Le misérable a fabriqué des lettres menteuses, il a contrefait le sceau impérial; Frédéric n'a pas assez de paroles d'indignation pour flétrir cet infâme. Il écrit, pour se disculper, à tout ce qu'il a de partisans et d'amis, « omnibus «fidelibus et amicis; » et cette lettre, ce mémoire, disons-nous, n'a pas moins de dix-sept grandes pages in-4°. Pertz3 et Wurdtwein, qui ont pris cette pièce dans un manuscrit du Vatican, ne se sont pas aperçus d'une lacune de quatre à cinq pages, que M. H. Bréholles a heureusement comblée, grâce à un texte plus complet et plus correct conservé dans arisiensis et londinensis codicum, nunc primum recensuit, edidit et præfatione instruxit J. L. A. Huillard-Bréholles; auspiciis et sumptibus H. H. de Albertis « de Luynes. Parisiis, Plon, 1856, 1 vol. in-4°.- «Super omnibus articu. lis, injuriis, damnis et offensis ante et post excommunicationis sententiam ecclesiis et personis ecclesiasticis illatis, pro quibus per olim Gregorium summum pontificem contra nos ipsa excommunicationis sententia dinoscitur fuisse pro"lata...... (Historia diplom. 1. VI, 171.) — Proh pudor!....... proh dolor! • machinationibus istis et aliis hii scandala nituntur apponere, ut vobis tam dulcis matris ubera subtrahant et Ecclesiam tam cari filii sinceritate defraudent... Eia, carissime principum, secundum datam vobis a Deo circumspectionem vigiletis ad conservandam Ecclesie ac imperii unionem. Servetis etiam posteris vestris ubera que suxistis, procurantes ut in se quiescat populus christianus in hostes fidei exercendus. » Voici le début de cette épître, qui bientôt va tourner au pathétique Mensam vobis benigni patris providentia ordinat et fercula suavitatis apponit, quibusdam in ministerium deputatis qui mel et lac secundum Deum pro posse ministrent, mel in honoris dulcedine et lac in plenitudine pacis... «Verum domino pape sicut ex litteris ejus accepimus, dispensationis contrarie mensa proponitur, quibusdam apponentibus fel et mortem. Et il y a là autre chose qu'une singularité d'écrivain, il y a le goût du temps. (Historia diplom. t. VI, p. 184.) — 3 T. IV, p. 346 et suiv. - Nov. subsid. diplomat. t. XII, p. 41 et suiv.

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