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Cependant Frédéric ne croyait jamais les rois assez persuadés de la justice de ses plaintes et de la réalité des torts du souverain pontife, il renouvelait sans cesse ses accusations; toutes les cours retentissaient de ses clameurs, et les archives de tous les royaumes sont remplies de ses manifestes. Six mois ne s'étaient pas écoulés depuis son appel à la protection du roi de France et des autres monarques de la chrétienté, et voilà qu'en février 1246 il écrit de nouveau à Louis IX et à tous les barons de France, aux rois et aux princes chrétiens de toute la terre, à une certaine ville d'Allemagne qu'on ne nomme pas, aux citoyens de Spire, etc.

Dans sa lettre à la ville d'Allemagne, Frédéric la remercie de n'avoir pas reçu les messagers du pape, et de n'avoir pas permis que le nom de l'empereur fût outragé dans son enceinte, et il lui demande la continuaTM tion de son appui dans cette grande lutte, à laquelle il a été provoqué, et qu'il ne soutient que par amour de la chrétienté, aujourd'hui en proie à tant de fléaux 1.

Aux habitants de Spire, Frédéric adresse une ardente invective contre le saint-père; il les avertit qu'Innocent leur enverra des émissaires pour soulever les peuples et corrompre la fidélité des amis de l'empire; et il leur recommande instamment de fermer aussi leurs portes à ces agents de discorde et de révolte.

Mais c'est surtout le roi de France que l'empereur tient à convaincre de la justice de ses actes et de la pureté de ses intentions2; il reprend les événements dès le pontificat d'Innocent III et depuis sa première enfance (nedum impuber sed infans); et, aux injures qu'il a reçues de Grégoire IX ainsi que des deux Innocent, il oppose les services qu'il n'a cessé de leur rendre et l'appui qu'il a donné à l'Église.

On n'a point retrouvé cette lettre dans son intégrité, mais le fragment

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Pertz (Mon. Germ. hist. t. IV, p. 355), est donnée ici sur le texte original, auquel est encore suspendu, avec une soic violette, le sceau d'or portant l'inscription accoutumée : Roma caput mundi, etc. Cette pièce est conservée aux Archives de l'empire, Trésor des Chartes, J. 419, n° 1.-' Hist. diplom. VI, 393. Cette lettre inédite est conservée dans la bibliothèque imp. de Vienne (Philologus, n° 305, f° 154). « Ut justitiam et innocentiam nostram, tam vos (il s'adresse aux barons ainsi qu'au roi) quam alii reges orbis et principes agnoscatis, ecce processum totum super discordia inter nos et istum summum pontificem et predecessorem suum habitum presentibus denotamus.» (Hist. diplom. VI, 389.) Cette pièce, également inédite, se trouve à la Bibliothèque imp. fonds Saint-Germain-Harl. n° 455, et fonds Notre-Dame, n° 202, et aussi à la bibl. de Vienne, manuscrit précité. fin de cette lettre, qui manque dans le recueil de Pierre des Vignes, fait également défaut dans les deux mss. de la Bibl. imp.

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qui nous en reste peut être complété par cette autre protestation que Frédéric écrivait, en même temps, aux autres souverains (regibus et principibus orbis). Il se prévaut auprès d'eux de tout ce qu'il a fait pour mettre à l'abri du pouvoir ecclésiastique son pouvoir temporel. N'est-ce pas leur propre cause qu'il a défendue en défendant la sienne? Si le pape a osé de telles violences contre l'élu des princes de l'empire, que n'osera-t-il pas contre les autres rois? Qu'ils y songent; les coups dont il est frappé les menacent tous. Il n'est qu'un moyen de réprimer un pouvoir qui ne connaît plus de limites, c'est de ramener les prêtres, surtout les princes du clergé, à la simplicité des vertus chrétiennes et aux mœurs de la primitive Eglise. Tel est le dessein qu'il a conçu et le but qu'il s'est proposé; il obéit à sa conscience non moins qu'à la politique; tel est, d'ailleurs, l'intérêt de l'Eglise elle-même; c'est exercer envers les ecclésiastiques une œuvre de charité que de les débarrasser de richesses qui les perdent : « Habemus enim nostre conscientie puritatem, « ac per consequens Deum nobiscum cujus testimonium invocamus, « quia semper fuit nostre voluntatis intentio clericos cujuscumque or«dinis ad hoc inducere, et precipue maximos ad illum statum reducere «ut tales perseverent in fine, quales fuerunt in Ecclesia primitiva, apo<< stolicam vitam ducentes et humilitatem dominicam imitantes. Tales « namque clerici solebant angelos intueri, miraculis coruscare, egros «< curare, mortuos suscitare, et sanctitate, non armis, sibi reges et prin«cipes subjugare. At isti seculo dediti et ebrietati deliciis, Deum post« ponunt, quorum ex affluentia divitiarum et opum omnis religio suffo«catur. Talibus igitur subtrahere nocentes divitias, quibus damnabiliter << onerantur, opus est charitatis 1. » Et il adjure tous les rois et les princes chrétiens de s'unir à lui dans une si grande pensée, dans un si salutaire et si pieux dessein? A ce langage si audacieux et si nouveau dans la bouche d'un empereur qui parle à la chrétienté tout entière, ne semble-t-il pas entendre comme une rumeur lointaine, non pas seulement des résistances de Philippe le Bel, mais de la Réforme elle-même, et ne voit-on pas déjà briller l'éclair avant-coureur de ce grand orage qui éclata trois siècles après ?

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Cependant Frédéric, qui tout à l'heure prêchait une réforme radicale dans l'Église, qui même laissait percer la résolution de l'asservir et de la tenir sous le joug qu'elle avait voulu lui imposer2, Frédéric, après

1 Cette importante et curieuse pièce est conservée dans les deux manuscrits de la Bibliothèque imp. que nous citions tout à l'heure, et M. H. Bréholles en a conféré le texte avec les imprimés qui se trouvent dans Pierre des Vignes, Math. Paris et Rinaldi. On remarque dans la lettre adressée aux princes cette phrase,

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un peu de réflexion, se présente à tous les fidèles (universis fidelibus) 1 comme le catholique le plus soumis; il ne veut qu'obéir aux avertissements de l'Église; est-ce sa faute à lui, si on ne veut pas même entendre les messagers porteurs de ses humbles protestations d'obéissance? Il appelle Dieu à témoin, il adjure tous les fidèles; qu'eux-mêmes voient et jugent entre l'Église et lui, l'Église qui oublie ses devoirs et viole elle-même les lois qu'elle devrait respecter2.

Sans que nous prolongions nos citations, on peut voir que, dans son incessante activité, l'empereur s'adresse partout et à tout le monde, emploie tous les moyens, se sert de tous les langages.

Mais Frédéric ne se bornait pas à ses manifestes et aux arguments écrits, il en avait de plus solides et auxquels il avait plus de foi; il s'avançait toujours avec son armée vers le centre de l'Italie; de Crémone il était venu à Parme, prenant et détruisant les châteaux de tous ceux qui tenaient pour le saint-père 3; il fait des concessions, il accorde des grâces et acquiert des partisans dans les divers États où il passe"; et puis il se hâte de retourner dans le Milanais que les agents du pape avaient soulevé contre lui. Et, en même temps, se souvenant que l'argent est le nerf de la guerre, il fait lever de tous côtés, et principalement sur le clergé, d'énormes impositions, en imputant ces rigueurs au pape, qui a obstinément refusé de conclure la paix avec lui. Par une circulaire adressée aux podestats et aux communes, il ordonne d'exiger des églises le tiers des récoltes et de tous leurs revenus ; il enjoint à tous ses justiciers d'infliger la prison aux récalcitrants. Outre ces pièces déjà imprimées, l'habile et vigilant éditeur en a trouvé d'inédites dans la bibliothèque de l'université de Leipsick et dans les manuscrits de Berlin, qui confirment ces mesures fiscales, et répètent les prétextes déjà articulés. On comprend que les intérêts du pape ne souffraient

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qui semble avoir échappé à la prudence hypocrite de l'empereur, et qui révèle toute la témérité de sa confiance: «Omnes qui nunc nos opprimunt opprimere posse «speremus, etiam si se nobis opponeret totus mundus. » Cette épître aux fidèles est de mai 1246, les autres avaient été écrites en février de la même année. --Nuper enim nos qui pacem semper cupimus et cupivimus, novit Deus, per solempnes nuncios nostros eumdem requiri fecimus ut nos monitionibus Ecclesie parere paratos in Ecclesie sinum reciperet... Animadvertite igitur si servat sic Ecclesia debitos mores suos...» (Hist. diplom. VI, 429. Pièce inédite, conservée dans la bibl. imp. de Vienne; Philologus, n° 187, fo 14.) — 3 La chronique que nous avons plusieurs fois citée suit la marche de l'empereur avec une minutieuse exactitude. (Chron. de reb., in It. gestis, p. 205 et suivantes.) Hist. diplom. VI, p. 352, 356, etc. Id. p. 357, 360 et suiv.

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pas moins que ceux des populations dans ce régime de vexations et de violences.

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Nous avons vu que la patience évangélique n'était pas la vertu du saint-père; il n'était ni moins fougueux, ni moins ardent que son redoutable adversaire; sa parole, aussi emportée, aussi injurieuse que de l'empereur, n'aurait pas été plus persuasive, s'il n'eût eu, de plus que lui, cette autorité de l'homme qui parle au nom du ciel.

L'appel de Frédéric à la réforme radicale du clergé, à la pauvreté de la primitive Église, excitait surtout l'indignation d'Innocent. Comme l'empereur, c'est à tous les rois qu'il s'adresse, aux princes, aux prélats, à tous les chrétiens; il leur dénonce le sacrilége, il les appelle aux armes et leur promet le paradis : «Quelle témérité insensée de s'attaquer à l'Eglise! C'est s'attaquer à Jésus-Christ même, son glorieux époux; << mais il n'y a point de sagesse, il n'y a point de force contre Dieu. Cet << enfant de trahison, après la déposition dont nous l'avons frappé pour << ses vices abominables et ses innombrables crimes, prétend réduire les « ministres des autels à mendier leur pain; il a spolié et insulté notre « sainte mère l'Eglise ; celui qui maudit son père et sa mère est digne « de mort... » Et le pape dépeint ce réprouvé comme un lion rugissant qui, fou de rage, va tout dévorer 1.

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Innocent écrit, comme avait fait l'empereur, au monde chrétien (universis fidelibus), il déclare que Frédéric, persistant dans tous les excès dont il s'est rendu coupable, ne saurait être affranchi des liens de l'excommunication lancée contre lui; néanmoins, le pape ne refuse pas d'entendre la justification de l'empereur, pourvu qu'il vienne lui-même, sans troupes, et accompagné seulement d'un modeste cortége; il n'aura à craindre ni insulte, ni dommage 2.

Mais Frédéric n'était pas disposé à accepter une telle proposition; il se fiait peu à la garantie qu'on lui offrait; les soupçons et la haine ne

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Quum enim maledicens patri et matri morte debeat mori legitima... hortamur «< itaque, vos fratres et fili... attentius deprecamur quatenus contra predictum Dei « et hominum inimicum qui tanquam leo rugiens ferocitatis devictus rabie, incunctanter querit quem destruat... mentes, manusque tollatis, ad defensionem Ec«clesie... unanimiter arma sumentes fidem vestram operibus justitie roboretis... «ut tranquillitatem tribuat Dominus sponse sue, et post presentis vite curricula in ⚫ eterna tabernacula vos admittat. » (Hist. diplom. VI, 396.) Cette lettre se trouve parmi les mss. de la bibl. imp. de Vienne (Philologus, n° 305); l'éditeur a rectifié en plusieurs endroits le texte défectueux. Rinaldi, qui a publié cette encyclique dans ses Annales, à l'année 1246, l'a prise dans les archives du Vatican; elle parast ici collationnée avec un bon texte de la Bibliothèque imp. Mss. de La Porte du

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faisaient que croître et s'aigrir entre les deux puissants adversaires. C'était à la fin de mai 1246 que cette entrevue était offerte, et bientôt l'empereur et le pape se renvoyaient l'un à l'autre les plus tristes accusations de guet-apens et de meurtre. Une lettre de Frédéric, adressée aux barons et aux nobles de France (ducibus, comitibus, baronibus, vavassoribus et universis nobilibus per regnum Francie constitutis), en avril 1247, est un témoignage authentique de ces sinistres rumeurs.

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«Lorsque nous pensions que le pape avait épuisé sur nous tous ses <«<traits et que son carquois était vide (leur écrit Frédéric), voilà qu'il << nous tend les embûches d'un complot ténébreux. Non content d'avoir « déclaré vacant le trône où, après nous, doivent s'asseoir nos héritiers, « il en veut à notre vie et soudoie des assassins dans notre propre mai<< son: Conspiratores in necem nostram de familie nostre visceribus luctuoso stipendio comparavit. Et cependant, pour faire retomber sur nous l'odieux « de ce crime, il n'a pas eu honte d'arracher par la torture à des miséra«bles la déclaration que nous avons, contre toute vraisemblance, comploté sa mort1... On ne le croira pas (ajoute Frédéric), quel intérêt <«< aurions-nous à sa perte? Ce pape ou un autre, qu'importe? Nous aurons << toujours le pape pour ennemi. Innocent, au contraire, a intérêt à notre << ruine, et il donne dans Anagni un asile aux bannis de nos États, il les <«nourrit des biens de l'Église pour en faire des instruments de sa ven"geance. Quel plus détestable exemple que d'entretenir ainsi des assas<< sins de princes et de rois 2! >>

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Quel espoir de réconciliation reste-t-il lorsqu'une inimitié est parvenue à ce degré d'irritation? Cette guerre acharnée continua, en effet, jusqu'à la mort de l'empereur, arrivée le 13 décembre 12503; et, si

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1 Mathieu Paris raconte l'histoire tout au long; selon cet historien, vers la fin de l'année 1 246, Frédéric suborna deux audacieux scélérats pour tuer le pape, lesquels furent pris et jetés en prison; peu de temps après deux soldats italiens, également subornés, furent pris à Lyon, où habitait le pape, et firent, au milieu des tortures, l'aveu de leur crime, déclarant, en outre, que quarante de leurs camarades, gens déterminés, s'étaient aussi engagés par serment à égorger le saint-père. (Hist. maj. anglor. p. 481-486.) — « Et enim cujus esset horribilioris exempli pernicies quam alere scilicet regum et principum occisores?» (Hist. diplom. VI, 314-318.) Höfler (Keis. Fried. II) a imprimé ce remarquable document d'après un manuscrit de la bibliothèque impériale de Vienne. Notre grande bibliothèque en possède un texte (fonds Saint Germ.-Harl. n° 455) plus complet et plus correct, dont M. H. Bréholles s'est servi. 3 Selon quelques historiens, c'est le 12 décembre; mais la plupart disent le 13, et entre autres le journal de Giovenazzo, publié en 1839 par M. le duc de Luynes : « Allo 1 di decembre quelli che passaro per Jovenazzo dissero che l'imperatore sta malissimo... Alli 13, che fu lo dì di Santa Lucia, moriò. (Diurn. di Matt. di Giovenazzo, SS 28-30.)

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