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ses plus hypocrites justifications; et il ajouta qu'il était aussi impossible de le croire désormais que de le supporter plus longtemps. Il dit que ce premier des princes séculiers avait troublé la paix du monde chrétien; qu'il était l'ami des infidèles, le protecteur des hérétiques et hérétique lui-même; qu'il avait à son service des Sarrasins dont il suivait les usages, qu'il employait comme soldats contre les chrétiens, comme bourreaux, pour se défaire de ses victimes; qu'il vivait à l'orientale, et donnait pour gardiens à ses femmes, qui étaient chrétiennes, des eunuques qu'il avait fait châtrer lui-même. Il l'accusa d'opprimer ses sujets et de laisser sans évêques le royaume de Sicile, dont il ne payait plus la redevance au Saint-Siége. Il lui reprocha d'avoir enfreint les trois serments de fidélité qu'il avait prêtés à Innocent III et à Honorius III, avant son départ de Sicile, son élection en Allemagne et son couronnement à Rome; et, au lieu de conserver à l'Église romaine ses droits, et de lui restituer ses biens, de s'être emparé de presque toutes ses possessions, qu'il ne craignait pas de retenir, et où il avait osé délier du serment envers le Saint-Siége les habitants, qu'il avait contraints à lui jurer obéissance. Il lui imputa non moins fortement à crime l'attaque à main armée des cardinaux légats et des évêques transalpins, qui se rendaient, sur une flotte, au concile de Rome, et dont un grand nombre avait péri dans le combat ou dans ses prisons. Il s'étendit sur les manifestes violations des lois de l'Église, sur les atteintes diverses portées à ses intérêts comme à ses droits par Frédéric, que rien n'arrêtait, et qui avait eu en mépris les excommunications successives lancées contre lui.

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Après la longue énumération des griefs que le pape Innocent IV, comme suzerain et comme pontife, avait contre Frédéric II, il ajouta : «C'est pourquoi, considérant ses crimes et le nombre de ses excès, « après en avoir mûrement délibéré avec nos frères les cardinaux et <«< avec le très-saint concile, nous qui tenons sur la terre la place de «Notre-Seigneur Jésus-Christ, et à qui il a été dit, dans la personne <«< du bienheureux Pierre, «Tout ce que tu lieras sur la terre sera <«<lié dans les cieux, » déclarons lié par ses péchés, rejeté de Dieu, « privé par le Seigneur de tout honneur et de toute dignité, le prince «<susdit, qui s'est rendu si grandement indigne de l'empire et de la royauté; nous confirmons notre déclaration par sentence de dépo«<sition, absolvons et libérons de leurs obligations envers lui tous ceux « qui sont liés à son égard et de quelque façon que ce soit; défendons « formellement, en vertu de l'autorité apostolique, que personne à «<l'avenir lui obéisse, comme empereur ou comme roi; décidons que

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<< quiconque lui donnera, à ce titre, aide ou faveur, sera compris par a le fait même dans le lien de l'excommunication; ordonnons que ceux « à qui appartient l'élection de l'empereur lui éliront librement un suc«< cesseur 1. Quant au royaume de Sicile, nous aurons soin d'en disposer, <«< avec l'avis de nos frères les cardinaux, comme il nous semblera le plus << convenable. >>

Cette sentence, fulminée au milieu d'un lugubre silence, remplit de terreur tous les assistants et fit pousser de profonds gémissements aux représentants accablés de l'empereur déposé. Les pères du concile renversèrent et éteignirent leurs cierges, adhérant, sous cette forme sinistre, à la condamnation de l'empereur par le pape. Thaddée de Sessa s'écria: «Ô jour funeste! jour de colère et de calamité!» Il ajouta : « C'est <«< maintenant que les hérétiques pourront se féliciter, les Karismiens << affermir leur domination, les Tartares étendre leurs ravages'. » Le pape dit : « J'ai fait ce que je devais faire; que Dieu accomplisse à cet « égard ce qu'il voudra3. » Cette décision fut signifiée au monde chrétien par les légats pontificaux chargés de travailler partout à la dépossession de l'empereur.

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Lorsque Frédéric apprit, à Turin, qu'il avait été déposé par le pape, il fut transporté de la plus vive indignation, et il s'écria : « Le pape m'a rejeté dans son synode et m'a privé de mes couronnes! d'où lui vient << tant d'audace? Qu'on m'apporte mes coffres où sont renfermés mes << trésors et mes couronnes! » Il les fit ouvrir en sa présence, et il dit à ceux qui l'entouraient : « Voyez si mes couronnes sont perdues!» Il en prit une, la posa fièrement sur sa tête, et il ajouta d'une voix irritée et dans le plus hautain langage: «Je n'ai pas encore perdu ma cou«ronne, je ne la perdrai pas soit par les attaques du pape, soit par celles « du concile, sans un sanglant combat. Eh quoi! l'orgueil d'un homme

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.....Memoratum principem, qui se imperio et regnis, omnique honore ac dignitate reddidit tam indignum, quippe propter suas iniquitates a Deo ne regnet vel « imperet est abjectus, suis ligatum peccatis ut abjectum, omnique honore et digni«tate privatum a domino ostendimus, denunciamus ac nihilominus sententiando privamus; omnes qui ei juramento fidelitatis tenentur adstricti, a juramento hujusa modi perpetuo absolventes : auctoritate apostolica firmiter inhibendo, ne quisquam de cætero sibi tamquam imperatori vel regi pareat vel intendat, et decernendo quos

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« libet qui deinceps ei velut imperatori aut regi consilium vel auxilium prestiterint,

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« vel favorem, ipso facto excommunicationis vinculo subjacere. Illi autem ad quos eodem imperio imperatoris spectat electio, eligant libere successorem.» (Labbe, Concil. t. XI, p. 465.) — Matth. Par. f° 454 et 458. Dominus autem papa ait: quod meum est feci, faciat et prosequatur super his Deus quod volue« rit.» (Ibid.) — «Vide si jam sunt amissæ coronæ meæ. Repertam igitur unam

<< de naissance vulgaire monterait au point de vouloir me précipiter du << faîte de la dignité impériale, moi qui suis le premier des princes, moi « qui n'ai pas de supérieur, ni même d'égal. Maintenant, je suis dégagé envers le pape de tout respect, et n'ai plus à garder avec lui aucun mé(( nagement1. >>

Tandis qu'Innocent IV, s'adressant aux intérêts comme aux croyances, allait provoquer, en Italie comme en Allemagne, toutes les inimitiés contre Frédéric, armer les défiances, susciter les ambitions, ordonner et payer les révoltes, Frédéric chercha à se concilier l'appui des princes de l'Europe en leur montrant que sa cause était la leur, et à rattacher à lui tout l'ordre féodal en ranimant ses jalousies et ses craintes au sujet de la puissance envahissante et des empiétements croissants de l'ordre ecclésiastique. Dans sa première lettre, qui était une sorte de manifeste, il attaquait la composition du concile, il soutenait que, dans la citation de l'accusé, dans la conduite des débats, dans la prononciation de la sentence, toutes les formes de procédure avaient été omises, toutes les règles de droit violées, que sa condamnation était l'œuvre précipitée et injuste d'un pape qui était son ennemi et qui s'était fait son juge. Il n'en contestait pas seulement la régularité, mais le droit. Reconnaissant au chef de l'Église une autorité sans bornes dans les choses spirituelles, il n'admettait pas qu'il lui fût permis, par aucune loi divine ou humaine, de disposer des empires, et de punir temporellement les princes par la perte de leurs dignités. «Notre con« sécration, disait-il, lui appartient en vertu de la coutume établie par « nos prédécesseurs; mais il ne peut pas plus nous faire descendre du <«< trône impérial, que ceux des évêques qui donnent aux rois l'onction << sainte ne peuvent mettre à leur place d'autres souverains2. » Il se justifiait des reproches qui lui étaient imputés, et, montrant aux rois le danger qu'aurait pour eux tous la déposition d'un empereur, il leur disait : « Votre sagesse aura à considérer que cette sentence pontificale << peut, non-seulement tourner à notre ruine, mais aussi à la vôtre; « qu'elle n'a, d'ailleurs, été sanctionnée ni par notre présence, ni par <«<l'assentiment des princes de l'empire qui, seuls, ont le droit de nous

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imposuit capiti suo. Et coronatus erexit se, et minacibus oculis, voce terribili, et insatiabili corde dixit in propatulo: Non adhuc coronam meam perdidi, vel papali « impugnatione vel synodali concilio, sine cruento perdam certamine.» (Matth. Par. fo 454 et 458.) — 1 ́Ibid. fo 458 et 459.- «Nam licet ad eum de jure et more inajorum, consecratio nostra pertineat, non magis ad ipsum privatio seu remotio "pertinet, quam ad quoslibet regnorum prælatos qui reges suos, prout assolet, con« sacrant et inungunt.» (Friderici secundi historia diplomatica, t. VI, part. 1, 332, 333.)

« élever, de nous maintenir, de nous abaisser1. C'est par nous qu'on «< commence aujourd'hui, mais bientôt votre tour viendra. Déjà nos << ennemis se vantent, après avoir abattu notre puissance, de n'avoir « plus aucune résistance à craindre. Défendez donc une cause qui est << également la vôtre et celle de vos successeurs. Quant à nous, que le « pape prétend dépouiller de la dignité impériale, comme s'il s'agissait « d'interdire un simple prêtre; nous, qu'il veut soumettre à une peine temporelle, quoiqu'il n'y ait point d'homme sur la terre au-dessus de « nous, et qu'à Dieu seul appartienne le droit de nous punir, nous arrê<«<terons, avec la protection divine, le mal dans sa source, pourvu que << les souverains intéressés autant que nous-même à ce débat n'oppo« sent point d'obstacles à nos efforts2. >>

Dans sa seconde lettre, il insistait sur la corruption et l'avidité du clergé, ses dangereuses menées et les abus intolérables de son pouvoir. Il cherchait à mettre les princes en garde contre les entreprises de ces scribes et de ces pharisiens, disait-il, qui appauvrissaient et dominaient. les royaumes et les peuples. Il leur adressait des envoyés pour les instruire des machinations de la cour romaine contre le pouvoir séculier, pour leur proposer les mesures qu'il croyait devoir adopter touchant les affaires communes à tous les rois, et leur apprendre avec quelles forces il espérait triompher de ses ennemis. Il prétendait ramener les ecclésiastiques aux temps de la primitive Église, leur enlever les richesses qui les corrompaient, les rendre à la sainteté qui leur soumettrait les rois sans qu'ils usassent du glaive temporel qui ne leur appartenait pas 3.

Mais de semblables pensées étaient encore trop hardies pour le temps, et les projets comme les sentiments de Frédéric étaient prématurés. La papauté était, au xır° siècle, dans toute sa force, et l'empire dépendait plus que jamais du sacerdoce. Le souverain pontife, qui l'avait fait donner à Othon IV contre Philippe de Souabe, à Frédéric II contre Othon IV, pourrait certainement le faire donner à un autre prince contre Frédéric. Les rois n'étaient pas encore disposés à considérer leur

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«Quam nulla nostrorum Germaniæ principum, a quibus assumptio, status et depressio nostra dependant præsentia vel consilia firmaverunt.» (Friderici secundi hist. dipl. t. VI, part. 1, 336.)—«A nobis incipitur, sed pro certo noveritis quod in aliis regibus et principibus finiatur, a quibus publice gloriantur resistentiam « aliquam minime formidare, si, quod absit, posset nostra polentia conculcari. Regis « igitur vestri justitiam in causa nostra defendite, suis et vestris heredibus providentes, nobis in iis, sicut convenit, adsistatis.....» (Ibid. p. 336 et dans Matth. Paris, f 472-473.) – ' Petr. de Vinea. Epist. t. I, p. 80, lib. 1, n° 2. Matth. Paris, p. 459.

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autorité comme solidaire de la sienne, et à voir dans la chute de sa couronne l'ébranlement de la leur. Ils ne s'unirent pas en sa faveur, bien qu'il fût à craindre, comme l'écrivait à cette époque le moine de Westminster, Matthieu Paris, « que, si l'autorité papale déposait Frédéric <«< sans retour, l'Église romaine, à l'avenir, abusant de la faveur de Dieu, «< s'élèverait si haut et serait entraînée à un si intolérable orgueil, que, « pour le plus léger motif, elle déposerait ou menacerait injurieusement « de déposer des princes catholiques innocents et justes, et que les «< Romains, même ceux des derniers rangs du peuple, diraient avec des « paroles de jactance : Nous avons foulé aux pieds le très-puissant sei"gneur et empereur Frédéric lui-même, qui es-tu, toi, qui crois témé<< rairement nous résister 1?»

La guerre contre l'empereur fut suscitée ou préparée dans tous les pays de sa domination par le passionné pontife, qui était aussi résolu à le perdre qu'il avait été prompt à le condamner. M. de Cherrier expose et apprécie également bien, dans son histoire, ce long acte du violent débat de l'empire et de la papauté. Le tableau qu'il présente du concile de Lyon est saisissant. Dans des récits simples et fermes, qui ne visent jamais à être dramatiques, M. Cherrier répand un intérêt sérieux sur les incidents principaux de la lutte, dont il suit la marche compliquée avec non moins de sûreté que d'habileté. Il l'éclaire de cette pleine lumière qui vient d'un savoir étendu et d'un esprit solide. Il tire de sages conclusions des faits qu'il retrace avec une entière connaissance, et qu'il juge avec une haute impartialité.

MIGNET.

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(La suite au prochain cahier.)

.. Romana Ecclesia gratia Dei abutens, in posterum in tantam elationem et

« intolerabilem superbiam sublevaretur, quod principes catholicos insontes et justos, quavis levi causa vel deponeret, vel deponere probrose comminaretur, loquendoque sublimia gloriandoque dicerent Romani, licet a plebeia stirpe procreati : Nos ipsum maximum dominum et imperatorem Fridericum conculcavimus, et quis es tu, qui nobis temere credis resistere ?» (Matth. Paris, fo 459.)

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