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maient les habitants de l'Ukraine, sujets de la Pologne, enrégimentés et jouissant de certains priviléges, entre autres celui de posséder des terres sans être nobles. La place d'auditeur général était très-importante. Ce fonctionnaire était l'intermédiaire obligé de toutes les transactions entre le roi ou la diète et les Cosaques. Il tenait note des soldats privilégiés, des enregistrés, comme on disait en Pologne, dont le nombre avait été fixé, dans les derniers temps, à six mille; enfin, il était le chancelier, l'orateur et l'avocat de sa nation. Après l'ataman, c'était le personnage le plus considérable, et, lorsque l'ataman n'était qu'un soldat ignorant, cas assez ordinaire, l'auditeur général devenait le chef réel de toute l'armée.

Bogdan Chmielnicki, suivant les uns, descendait d'une famille noble de Lithuanie établie en Ukraine; selon d'autres récits, son arrière-grandpère aurait été un certain Viatcheslaf Chmielnicki, ataman des Zaporogues au xvi° siècle, et, vraie ou fausse, cette généalogie paraît avoir été celle qu'il préférait. Il est certain que son père, qui avait fait la guerre comme capitaine, fut tué à la bataille de Tsetsoria, en 1619. Contre l'ordinaire des jeunes gens qui se destinaient à la vie des Cosaques, Bogdan avait appris autre chose qu'à monter à cheval et à manier le sabre et le mousquet : on l'avait envoyé au collège à Kief, ensuite chez des jésuites, en Gallicie. Ils ne purent jamais le convertir, car il montra toute sa vie un attachement très-vif pour la religion grecque; mais, si l'on en croit les auteurs petits-russiens, ce fut à l'école des Pères jésuites qu'il apprit à se faire un visage qui ne trahissait jamais sa pensée, à pénétrer celle des autres, et à séduire les hommes, art dont il eut souvent à se prévaloir. «Son visage impassible, dit un écrivain polonais, ressemblait à la glace polie qui couvre, dans un marécage, un gouffre sans fond. » Il parlait facilement le polonais, le russe, le turc et le latin, outre le dialecte slave de son pays, dans lequel il s'exprimait ordinairement. Ses études terminées, il demeura quelque temps chez un Pane Potocki, en qualité d'écuyer. Ce gentilhomme, au milieu d'un repas, voulant donner à ses convives le plaisir de voir avec quelle dextérité il coupait une tête, avait jeté son dévolu sur celle de Bogdan. Heureusement celui-ci, prévenu à temps par un de ses camarades, ne se prêta point à l'expérience et s'enfuit dans la Sietche des Zaporogues. Là, il fit son apprentissage comme corsaire et comme soldat. Après avoir mérité l'estime de la confrérie, il la quitta pour retourner en Ukraine et s'y marier. Il obtint bientôt le grade de capitaine, puis celui de starchine ou d'Ancien, finalement celui d'auditeur. Dans plusieurs occasions, il se distingua par son courage et sa présence d'esprit. A la bataille de Tsetsoria, où son père fut tué, il

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fut blessé lui-même et pris par les Turcs, mais bientôt après échangé. En 1625, il conduisit une flottille cosaque dans la mer Noire, prit ou coula une douzaine de vaisseaux turcs, et jeta l'alarme jusque dans les faubourgs de Constantinople. En 1629, il présentait au roi Sigismond III deux princes valaques qu'il avait faits prisonniers. Lors de l'élection de Vladislas IV, en 1632, il fut envoyé à la diète en qualité de député de l'armée zaporogue et du peuple russien. Plus tard, dans un combat contre les Moscovites, en 1635, il reçut de la main du roi un sabre d'honneur. Il avait eu, chose difficile, le talent de se faire bien venir du prince, sans perdre l'affection de ses compatriotes. Plus d'une fois il fut chargé d'excuser certaines insurrections des Cosaques, et il réussit. On assure pourtant qu'il n'y eut pas une conspiration où il ne prît part, mais ce fut toujours avec tant de prudence, qu'il n'y avait le trouver coupable.

pas moyen de Vladislas en faisait cas et voulait s'en servir comme d'un agent utile auprès des Cosaques. Depuis longtemps ce prince, excité par son chancelier Ossolinski, méditait la destruction de la vieille constitution polonaise, aussi odieuse au rọi que funeste à toute la nation. L'entreprise était difficile à l'encontre d'une aristocratie puissante et d'une noblesse accoutumée à ne rien respecter, pas même les chefs de son choix. Voici quels moyens le roi et son ministre comptaient employer pour parvenir à leurs fins. Ils voulaient, et la chose semblait facile, engager la Pologne dans une guerre contre le kan de Crimée et les Turcs. Il suffisait d'exciter les Cosaques à commencer les hostilités pour obliger les Turcs à des représailles. Une nation brave, chevaleresque, ne pouvait manquer à son roi dans cette guerre sainte; et c'était une occasion d'introduire dans le royaume un grand nombre de troupes étrangères. La guerre de Trente Ans, qui finissait, laissait sans occupation quantité de soldats aguerris et sans scrupules, prêts à obéir en tout au prince qui les payerait. Vainqueur des Turcs (Vladislas ne doutait pas du succès de ses armes), à la tête d'une armée qu'il se serait attachée par ses largesses, il espérait avoir raison des seigneurs et du peuple de gentilshommes qu'ils avaient dans leur dépendance. Il se flattait que les Cosaques, très-mal traités par la noblesse polonaise, seraient pour lui des auxiliaires dévoués, et il comptait les gagner facilement en leur faisant espérer un avenir heureux sous le gouvernement réformé qu'il prétendait établir. A cette époque, en 1646, l'Ukraine était agitée par un mécontentement sourd, qui présageait une explosion violente et prochaine. Les libertés du pays et sa foi religieuse souffraient d'incessantes atteintes de la part des gouverneurs polonais. Le peuple était accablé de corvées et

d'exactions de toute espèce par les gentilshommes établis dans l'Ukraine, où ils avaient obtenu des terres. Les Russiens, et particulièrement les Cosaques, prétendaient en avoir seuls chassé les infidèles, et leurs efforts n'avaient eu d'autre résultat que de les faire changer de maîtres. Les gentilshommes polonais, propriétaires de presque tout le pays, étaient considérés par les paysans comme des étrangers et des usurpateurs. Ils parlaient une autre langue que leurs vassaux, et professaient une autre religion. Pleins de mépris pour les Russiens et pour leurs croyances, ils les traitaient, en effet, avec la dernière dureté. Quelques-uns, animés d'un zèle religieux, abattaient les églises grecques, et cherchaient par la violence à faire des conversions. De tous côtés s'élevaient des monastères catholiques; des prêtres, soutenus par des soldats, parcouraient les campagnes pour ramener les schismatiques au giron de l'Eglise, et trop souvent joignaient à leurs prédications des menaces et des voies de

fait.

Autrefois les Cosaques se recrutaient de tous les volontaires qui venaient en Ukraine; ils élisaient librement leurs atamans; maintenant on ne voulait pas qu'il y eût plus de six mille Cosaques enregistrés; on prétendait leur donner des chefs, les discipliner à l'allemande, en faire une sorte de milice, qu'on était toujours prêt à sacrifier, mais qu'on récompensait rarement de ses services. C'est à peine si les Zaporogues de la Sietche conservaient l'ombre de leur antique liberté, à la faveur du labyrinthe d'îles où ils se cachaient; les paysans de l'Ukraine, autrefois hommes libres et Cosaques, comme leurs frères enregistrés, étaient devenus des serfs misérables.

Voici en quels termes l'ingénieur français Beauplan, qui fut au service de Vladislas jusqu'à la mort de ce prince, en 1648, parle de la condition des Petits-Russiens. Étranger aux passions nationales des Polonais et des Cosaques, son témoignage aura le mérite de l'impartialité :

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<«<La noblesse parmi eux, dont il y en a fort petit nombre, tient de la «polonoise, et il semble qu'elle ait honte d'estre d'autre religion que de «la romaine, à laquelle elle se range tous les jours, quoique tous les «grands et tous ceux qui portent le nom de princes soient issus de la «grecque. Les paysans y sont tout à fait misérables, obligez qu'ils sont « de travailler trois iours de la semaine avec leurs chevaux et leurs bras << au service de leur seigneur, et de lui payer, selon les terres qu'ils tien"nent, quantité de boisseaux de grains, force chapons, poules, oysons et poulets, à sçavoir aux termes de Pasques, de la Pentecoste et de la «Nativité, de plus de charrier du bois pour le service de leur dit sei«gneur, et de faire mille autres corvées, auxquelles ils ne devroien

<«<estre suiets, sans l'argent contant qu'ils exigent d'eux; comme aussi la << disme des moutons, des pourceaux, du miel, de tous les fruits, et de << trois en trois ans, le troisième bœuf; bref ils sont contraints de donner «< à leurs maistres ce qu'il leur plaist demander, de sorte que ce n'est pas <<< merveille si ces misérables n'amassent jamais rien, assuietis qu'ils sont « à des conditions si dures; mais c'est encore peu de chose, car leurs sei«gneurs ont puissance absolue, non-seulement sur leurs biens, mais aussi <<< sur leurs vies, tant est grande la liberté de la noblesse polonoise (qui <<< vivent comme en un paradis, et les pauvres paysans comme s'ils estoient <«<en purgatoire) de sorte, s'il arrive que ces pauvres gens tombent as« servis entre les mains de meschans seigneurs, ils sont en estat plus déplorable que les forçats des galères 1. »

Ossolinski, envoyé par le roi en Ukraine, s'aboucha tout d'abord avec Chmielnicki et un certain Barabache, colonel du régiment de Tcherkask. En ce moment, l'armée zaporogue n'avait point d'ataman reconnu par le gouvernement, qui, depuis le nouveau régime imposé aux Cosaques, prétendait nommer les généraux de cette milice. Chmielnicki et Barabache étaient les principaux de l'état-major. Ce dernier, Arménien de naissance, mais enlevé tout enfant par les Cosaques et élevé parmi eux, s'était acquis une réputation par sa bravoure; il passait pour dévoué au roi, et s'était fait le complaisant des gouverneurs polonais. Le chancelier leur demanda de seconder de tout leur pouvoir les desseins du roi et n'épargna pas les promesses pour les gagner. Vladislas rendrait aux Cosaques leurs anciens priviléges; il porterait de 6,000 à 12,000 le nombre de leurs soldats enregistrés, quant à présent, il les autorisait à faire la course contre les Turcs et leur offrait même de l'argent pour construire et armer six cents bateaux qui descendraient le Dniepr. Toutes ces promesses, et bien d'autres encore, étaient contenues dans une lettre signée du roi. Ossolinski ne fit pas de difficulté de communiquer aux deux Cosaques cette pièce, qui, dans le langage de la chancellerie polonaise, s'appelait alors un privilége royal.

Chmielnicki reçut ces ouvertures assez froidement; il remercia le roi de la confiance qu'il leur montrait, puis il s'étendit sur la difficulté de l'entreprise, déplora la situation de l'Ukraine, ruinée par un mauvais gouvernement, et déclara qu'il faudrait beaucoup de temps pour gagner les Cosaques, qu'on s'était aliénés par tant d'injustices et de vexations. Il ajouta que, quant à lui, il était prêt à tout, du moment qu'il s'agissait du service de Sa Majesté. On dit que le chancelier lui offrit, de la part

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du roi, la dignité d'ataman, et que Chmielnicki la refusa. Il faut croire, si le fait est exact, que ce n'était ni par faute d'ambition, ni par modestie; mais il se défiait de l'énergie de Vladislas. Avant de s'engager, il voulait sans doute juger de quel côté était la force réelle; d'ailleurs, il s'excusa sur ce que Barabache était son ancien, et, à tous égards, plus digne du bâton d'ataman. Ossolinski le remit donc à Barabache, ainsi que le privilége royal, qu'il lui recommanda de tenir secret jusqu'à nouvel ordre. De la part de Barabache il n'y eut aucune indis

crétion.

Mais il n'en fut pas de même du côté de Chmielnicki. La nouvelle de la guerre projetée parvint bientôt à Varsovie; elle fut confirmée par les bravades des courtisans. Le voyage du chancelier en Ukraine aurait suffi pour éveiller les soupçons. Aussitôt la noblesse polonaise indignée s'écria qu'on voulait détruire ses anciennes libertés, fonder une tyrannie, abaisser la classe des gentilshommes et donner des droits monstrueux aux paysans; le roi prétendait lui ôter ses priviléges et ses biens; il conspirait avec les Cosaques, ces incorrigibles rebelles. A l'ouverture de la diète (6 novembre 1646), le sénat, à la presque unanimité, déclara que le roi ne pouvait faire la guerre sans l'autorisation de la diète. De leur côté, les députés ne montrèrent pas moins de véhémence. Les deux corps pressèrent le roi de licencier l'armée qu'il levait, et résolurent de ne se séparer que lorsqu'il aurait été fait droit à leurs injonctions. Ils allèrent jusqu'à menacer le roi de décréter la Pospolite ruczenie, c'est-à-dire d'appeler toute la nation aux armes, pour obliger les troupes étrangères à vider le territoire de la République. Vladislas, abandonné de tous, n'essaya pas une résistance inutile. Son plus ardent désir était que son fils lui succédât, et, par son obéissance aux volontés de la noblesse, il crut s'en concilier les suffrages. Les troupes étrangères furent congédiées, et, pour les payer, il fut contraint de se servir de la dot destinée à sa fille.

Fort peu de temps après, Vladislas perdit ce fils tant aimé. On dit qu'en apprenant sa mort le roi s'écria : « Mon Dieu! pourquoi ne m'as-tu « pas pris mon fils avant la réunion de la diète? je n'aurais pas abandonné «mes grands desseins. » Les regrets étaient inutiles; il s'était livré à une faction qui abusait insolemment de sa victoire. Après avoir humilié son roi, la noblesse polonaise tourna son courroux contre les Cosaques, ses complices. Les rigueurs redoublèrent, ainsi que les persécutions religieuses. Bientôt elles excitèrent des émeutes, quelquefois assez graves. Barabache fit tous ses efforts pour les apaiser ou les réprimer. Au contraire, Chmielnicki encourageait sous main les Cosaques à la mutinerie,

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