Images de page
PDF
ePub

lours étaient brodées d'or ou de perles. On se piquait d'avoir, dans le camp, une table aussi somptueuse, de faire des repas aussi longs qu'à Varsovie. Beaucoup de ces guerriers polonais, comme les Scythes, leurs ancêtres, portaient tout leur avoir avec eux. Aussi les armées étaient suivies de convois immenses, encombrées de toutes choses inutiles à la guerre, et affamées par un peuple de valets et de goujats, dont on ne pouvait attendre aucun service efficace. Un historien polonais, témoin de cette fastueuse indiscipline, remarquait que, dans le camp de Zaslawski, l'argent était plus commun que le plomb.

Zasławski lui-même, frappé et effrayé du désordre qui régnait dans son armée, eut l'idée généreuse de sacrifier sa vanité de général en chef pour obliger Wiszniowiecki à concourir franchement avec lui au salut commun. Il se rendit au quartier du prince et le conjura, au nom de la patrie, de joindre ses efforts aux siens. Wiszniowiecki, un instant ébranlé, allait céder, lorsqu'un mot imprudent irrita sa susceptibilité. Tout ce qu'on put obtenir de lui fut qu'il consentît à assister aux conseils de guerre. Quant à réunir son corps à l'armée de la couronne, il fut inflexible; et, de fait, continua à camper séparément, à quelques lieues du quartier général.

C'était dans cette disposition que les Polonais s'avançaient contre les Cosaques. Chmielnicki avait appelé à lui les principaux chefs des Haïdamaks et réunissait une armée de près de 100,000 hommes. A la vérité, le plus grand nombre de ses soldats n'étaient que des paysans qui venaient d'abandonner leurs charrues, n'ayant pour armes que des massues ou des faux; mais ses Cosaques de l'Ukraine, organisés de longue main, étaient braves, aguerris, et formaient, à eux seuls, une masse plus nombreuse que les deux armées polonaises réunies. Quantité de volontaires, soldats de profession, étaient venus se ranger sous ses drapeaux, Cosaques du Don, Valaques, Hongrois, aventuriers de toute nation. Enfin le Mourza de Pérécop, que Chmielnicki appelait son âme, son brave faucon, Tougaï Bey, accourait pour le joindre avec l'élite de ses Tartares. Les Cosaques avaient établi leur camp à Pilawce, village entouré de marécages et de forêts, ayant devant eux la Pilawa, rivière assez considérable. Pour engager les Polonais à en tenter le passage, ils avaient négligé d'en fortifier les bords, mais leur front et leurs ailes étaient protégés par des fossés et des abatis d'arbres. A l'avantage du nombre et de l'autorité la plus absolue sur ses troupes, Chmielnicki joignait celui d'être parfaitement servi par ses espions, tandis que les Polonais, regardés comme des ennemis par tous les paysans volhyniens, n'en obtenaient que des renseignements incertains ou des avis perfides.

Chmielnicki n'était jamais pressé de combattre lorsqu'il pouvait ruser. Il savait que chaque jour accroissait ses forces et diminuait celles de l'ennemi. Dès que les Polonais parurent sur les bords de la Pilawa, il écrivit à Zaslawski que, las de la guerre civile, il ne soupirait que pour la paix, et qu'il le priait d'en fixer lui-même les conditions, persuadé qu'il ne pourrait trouver un arbitre plus équitable. Le piége était grossier, et il était facile de voir que Chmielnicki voulait gagner du temps pour que Tougaï Bey fit sa jonction; cependant l'ouverture fut accueillie avec empressement par le général en chef, dont elle flattait la vanité; mais la plupart des gentilshommes, qui s'étaient persuadé qu'une bataille finirait la guerre, s'indignaient de ce nouveau retard, et accusaient Zaslawski de connivence avec le chef des Cosaques.

Le conseil s'assembla, et, comme dans toutes les assemblées polonaises, la discussion dégénéra en violentes récriminations et en querelles particulières. Kissel, qui venait d'arriver au camp, et qui, selon son habitude, opinait pour le parti de la modération, fut grossièrement insulté et accusé ouvertement de trahir la patrie. Wiszniowiecki, demandant la bataille avec une ardeur qui allait jusqu'à l'emportement, parla avec tant de mépris de la mollesse avec laquelle la guerre était conduite, qu'il obligea Zasławski à terminer la discussion en faisant usage de son autorité de général en chef. « Sans doute, dit-il, la victoire. <«<est certaine, mais quel en sera le résultat? Si nous exterminons l'en«nemi, personne n'y perdra plus que moi. Ce sont mes paysans, à moi, «qui font le gros des rebelles. Faut-il que je les tue, quand je puis les «ramener par la douceur? Je comprends bien l'envie de combattre «que montrent ces messieurs, qui n'ont pas de propriétés dans les pro<«<vinces russiennes; mais, quant à moi, je ne me soucie pas de détruire «mes paysans. Ce n'est pas moi qui cultiverai mes terres; et je n'ai «nulle honte à recevoir à merci des gens qui se montrent prêts à se <«<soumettre. >> Wiszniowiecki, furieux, regagna ses quartiers, résolu à ne plus avoir de relations avec des généraux si inhabiles. Cependant on nomma des commissaires pour s'aboucher avec les Cosaques, et deux semaines entières furent perdues en conférences, tandis que les insurgés recevaient chaque jour des renforts, et que, loin de suspendre les hostilités, leurs partis allaient piller et brûler des châteaux en vue du camp polonais. Enfin Zasławski s'aperçut qu'il était pris pour dupe. Il recevait de Wiszniowiecki l'avis que les Tartares étaient en marche et prêts à faire leur jonction avec les Cosaques. Longtemps il refusa de le croire, mais, enfin, obligé de se rendre à l'évidence, et vaincu par les instances de ses officiers, il se décida à marcher à l'ennemi.

Nous avons dit que la rivière de Pilawa séparait les deux armées. Une chaussée étroite la traversait et débouchait dans la plaine où les Cosaques avaient élevé leurs retranchements, autour du château de Pilawce, que Chmielnicki avait pris pour son quartier général. Le 20 septembre 1648, toute l'armée polonaise, divisée en trois corps, passa la Pilawa, sans que les Cosaques offrissent beaucoup de résistance. Le centre, s'avançant par la chaussée, se déploya dans la plaine; les corps de droite et de gauche, ayant découvert des gués, passèrent la rivière, mais trouvèrent l'ennemi en force et bien retranché sous des bois épais, où il fut impossible de pénétrer. La colonne du centre, qui avait refoulé les Cosaques dans leurs retranchements, était pleine d'ardeur et demandait l'assaut. « Un coup de canon, criaient les soldats, et «le poulailler est à nous. » Ils montraient le château de Pilawce. Mais Zasławski crut en avoir fait assez pour un jour, et s'arrêta.

Le lendemain, 21 septembre, ce fut le tour des Cosaques d'attaquer. Ils se jetèrent en masse sur la colonne de gauche, l'obligèrent à repasser la Pilawa, et toute la journée harcelèrent les Polonais par de continuelles escarmouches. Ils firent cependant une perte considérable. Ganja, un de leurs meilleurs colonels, fut tué dans un de ces combats d'homme à homme, où les aventuriers de part et d'autre se provoquaient à la vue des deux armées. Ganja périt par sa faute, dit un chroniqueur petit-russien: «Il était monté à cheval sans avoir fait sa prière. » Il ajoute « qu'il était ivre depuis le matin. >>

[ocr errors]

La nuit, un grand mouvement eut lieu dans le camp des Cosaques. On entendit des décharges de mousqueterie, des fanfares de trompettes et de timbales, accompagnées d'un cri bien connu des Polonais : Allah! Allah! Un pope, ou un Cosaque déguisé, fut fait prisonnier et amené à Zasławski. Il déclara que 40,000 Tartares venaient d'arriver, et qu'ils ne formaient que l'avant-garde de l'armée du kan. En réalité, au lieu de 40,000 Tartares, il n'y en avait que 4 ou 5,000 amenés par Timothée, le fils aîné de Chmielnicki; mais personne ne douta de la véracité du pope, lorsque le lendemain on vit se déployer dans la plaine une longue ligne de cavalerie tartare. On dit que, pour mieux tromper les Polonais, Chmielnicki avait fait prendre un costume oriental à une partie de ses Cosaques.

A la vue de ces cavaliers, alors très-redoutés, l'inquiétude succéda à la confiance dans le camp polonais. L'armée courut aux armes, et se mit en bataille avec tumulte et en désordre. Les généraux se querellaient; chacun donnait des ordres, personne n'obéissait. Un brouillard qui se levait de la Pilawa augmentait la confusion. Pourtant le senti

ment du danger et la bravoure des soldats suppléant à l'impéritie des chefs, les Polonais soutinrent bravement l'attaque. Le régiment de Sandomir perça le centre des Cosaques et pénétra fort avant dans la plaine, suivi bientôt par d'autres régiments, accourant, sans en avoir reçu l'ordre, sur le point où ils voyaient une trouée. Ils furent bientôt arrêtés par l'élite des Zaporogues, conduite par Chmielnicki en personne, qui leur criait dans le dialecte de l'Ukraine : Pour la foi, mes braves1! Dans le même temps, cette cavalerie si témérairement engagée était assaillie par derrière et sur ses flancs. Le régiment de Sandomir et celui de Volhynie furent hachés en pièces. Beaucoup de seigneurs de haut lignage furent tués, et toute l'armée polonaise fut ramenée à son camp dans le plus grand désordre. L'abattement était général. On s'attendait que le lendemain on aurait sur les bras toute l'armée du kan, et, pendant qu'on se battait dans la plaine de Pilawce, le terrible Krivonoss, avec un corps considérable, avait passé la rivière et s'était porté sur Konstantinow, menaçant de couper la retraite aux débris de l'armée. polonaise.

Réunis en conseil de guerre, les trois généraux, après s'être attribué mutuellement toutes les fautes de la journée, ne se trouvèrent d'accord que sur un point, c'était de se soustraire au plus vite à la responsabilité d'une catastrophe qu'ils jugeaient inévitable. Ils résolurent d'inviter Wiszniowiecki à prendre le commandement, et, le courrier expédié, comme s'ils n'eussent plus eu de devoir à remplir, ils quittèrent le camp sans y laisser un chef, sans y donner un ordre, après avoir prévenu quelques-uns de leurs amis intimes de pourvoir promptement à leur sûreté. Ce fut au milieu de la nuit que l'armée apprit la désertion de ses généraux. Aussitôt le cri de sauve qui peut s'élève de toutes parts. Chacun saisit ce qu'il a de plus précieux, et se précipite hors du camp. Tentes, canons, blessés, sont laissés à l'abandon. Tout fuit pêle-mêle, sans savoir où l'on va. Ce n'est plus une armée, mais une cohue courant à l'aventure. Dès la petite pointe du jour, des Cosaques, envoyés en reconnaissance, rapportent que le camp polonais est abandonné, et qu'ils n'y ont trouvé que des blessés et des chiens. Aussitôt Chmielnicki lance ses escadrons à la poursuite. Pas un Polonais n'eût échappé, si les vainqueurs n'eussent été arrêtés à chaque pas par l'immense butin qui s'offrait à eux. La route était couverte de caisses, de meubles, d'armes, de dépouilles de toute espèce. Cent mille chariots, dit-on, furent pris dans le camp ou sur la route. Les Cosaques avaient trouvé

1 За виру, молодци.

à l'abandon quatre-vingts pièces d'artillerie, dix millions de ducats, une immense quantité d'argenterie, de fourrures et d'objets précieux. L'eaude-vie et le vin sauvèrent les fuyards. Les Cosaques, pour s'enivrer à loisir, cessèrent bientôt la poursuite.

Il est impossible de croire que le prince Wiszniowiecki ignorât que depuis trois jours on se battait à Pilawce. L'orgueil et le ressentiment le retenaient sans doute sous sa tente. En recevant le courrier de Zaslawski chargé de lui remettre le commandement, il répondit avec hauteur: « Il est trop tard! » Quelques heures après, informé de la déroute, il s'écria douloureusement: «O mon Dieu, est-ce donc ta volonté de punir <«< la patrie par les mains de si méprisables ennemis! Que ta vengeance au <«< moins tombe sur les auteurs de nos désastres, sur moi tout le premier, «< si je suis coupable! » Pour le fier palatin, être vaincu par des paysans était plus cruel que de mourir par la main d'un gentilhomme. Rendu enfin au sentiment du devoir, il courut pour essayer de rallier les fuyards, et couvrir la retraite avec ce qu'il avait de soldats. Mais ses efforts furent impuissants; et, après s'être exposé vingt fois à être tué ou pris, il fut lui-même entraîné par le torrent, ou plutôt il parvint à diriger sa course désordonnée. L'armée vaincue atteignit Lwow [Lemberg] en trois jours, tant l'effroi précipitait sa fuite. Là, Wiszniowiecki les arrêta, et commença le ralliement. Il leva une contribution sur la ville afin de voir aux besoins pressants des soldats, y laissa une garnison nombreuse, avec un officier brave et résolu. Puis il courut à Zamosc, où il jeta tout ce qu'il put recueillir de troupes, et, après avoir mis en état de défense cette place importante, il se rendit de sa personne à Varsovie.

pour

Bien que cette prodigieuse victoire de Pilawce fût due en grande partie aux bonnes dispositions et à la prudence de Chmielnicki, il s'en montra surpris lui-même et comme accablé. Plus d'armée devant lui, un royaume divisé, sans roi, sans chef. Un pays riche et tout ouvert s'offrait au chef des Cosaques comme un butin aussi facile à ramasser que les dépouilles du camp de Zaslawski. Après quelques jours de marche, il s'arrêta à Zbaraz pour consulter les colonels et les Anciens. «Que veut l'honorable cercle? leur demanda-t-il. Irons-nous au fond de << la Pologne donner le coup de grâce à nos ennemis, ou bien retourne<«<rons-nous dans notre chère Ukraine? » Il était évident qu'il penchait pour le dernier parti, mais tous les chefs, exaltés par leurs succès récents, s'écrièrent d'une seule voix : « En Pologne! Finissons-en avec les Liakhs1! »

1

Ancien nom des Polonais, devenu un terme méprisant dans la bouche des Russes.

« PrécédentContinuer »