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En même temps ils l'invitèrent à prendre le titre et les insignes d'ataman, qu'il avait toujours refusés. Cette fois encore Chmielnicki répondit qu'il voulait les recevoir du roi qui serait élu. D'ailleurs, paraissant déférer à l'avis de son conseil, mais, en effet, pour suivre ses propres plans, il dispersa ses lieutenants dans les provinces russiennes, sous prétexte d'y faire des recrues et d'en chasser les Polonais, et lui-même, avec le gros de ses troupes, alla mettre le siége devant Lwow.

La conduite de Chmielnicki dans cette circonstance doit sembler, à bon droit, fort extraordinaire. M. Kostomarof l'explique d'une manière assez peu vraisemblable, en l'attribuant à un sentiment de pitié patriotique dont le vieux Cosaque ne pouvait se défendre. Nous croyons qu'il fait trop d'honneur à sa sensibilité, et qu'il ne rend pas justice à sa politique. D'abord il est assez difficile de croire au patriotisme polonais d'un habitant de l'Ukraine; de supposer qu'un sectaire ardent voulût respecter les catholiques ses persécuteurs; que le chef d'une nation de paysans conservât quelques sentiments de bienveillance pour une aristocratie oppressive. Enfin, si cet amour de la Pologne eût jamais existé, n'est-il pas étrange qu'il ne se manifestât qu'après tant de maux faits à la Pologne, sous ses yeux et par ses ordres? Nous ne prétendons cependant pas nier d'une manière absolue l'influence que purent exercer sur Chmielnicki d'anciens souvenirs, d'anciennes habitudes, qui lui rendaient respectables et la ville de Varsovie et le faible gouvernement appelé la République. Toutefois il nous semble que son principal mobile dut être son intérêt personnel et celui de l'Ukraine, qu'il identifiait avec le sien. Chmielnicki pouvait-il être un prince indépendant, l'Ukraine un pays libre et autonome? L'eût-il désiré, ce but lui sembla toujours trop haut et trop difficile. Il voulait pour lui l'autorité de fait, pour son pays l'indépendance réelle, peu soucieux d'ailleurs de l'apparence, et prêt à reconnaître un maître nominal, pourvu que son vasselage ne lui coûtât que des témoignages de respect. Bien que chef d'une armée d'insurgés, ou plutôt probablement parce qu'il avait souffert plus que personne de l'indiscipline des bandes suivant son drapeau, il voulait un nom plus ancien et plus autorisé que le sien, pour tenir en bride des hordes encore plus difficiles à gouverner pendant la paix que pendant la guerre; et un roi de Pologne, une république de Pologne, étaient toujours des mots pleins de pouvoir sur les masses populaires. D'un autre còté, si le gouvernement oppresseur de l'aristocratie polonaise l'avait obligé de recourir aux armes, Chmielnicki n'en était pas moins luimême une sorte d'aristocrate vis-à-vis de la plèbe insurgée. Le Cosaque, homme libre et soldat par droit de naissance, se croyait bien au-dessus

du paysan soumis à la corvée. Le Zaporogue de la Sietche s'estimait au-dessus du simple Cosaque comme le Spartiate autrefois s'estimait au-dessus des Lacédémoniens. Le chef de l'armée zaporogue partageait ses préjugés. Peut-être, comme Zaslawski, pensait-il qu'il lui fallait des paysans pour cultiver ses terres; mais, dans aucun cas, il n'aurait voulu compter avec les Haïdamaks, les associer à son autorité, ou changer ses plans en leur faveur. Cette séparation entre le Cosaque et le paysan était profonde; la religion seule et la haine d'un ennemi commun les unissaient. Sans doute Chmielnicki eût voulu adoucir la condition des serfs, mais il eût hésité à les élever tout d'un coup au rang de Cosaques. En un mot, il ne voulut pas anéantir la Pologne, parce qu'il voulait assurer l'indépendance de l'Ukraine à l'ombre d'une puissance, grande encore en Europe. Après sa victoire, il ne pensa qu'à redevenir vassal d'un roi respecté; mais il visait à choisir lui-même ce roi et à le diriger. En ce point l'événement trompa ses calculs, comme nous le raconterons bientôt.

Chmielnicki temporisait avec son armée, comme avec l'armée polonaise. En la menant contre Lwow, son but était de gagner du temps et de permettre à la diète de nommer un roi. Le siége en effet ne fut pas poussé avec vigueur; les Cosaques n'avaient ni ingénieurs, ni grosse artillerie, mais, avec leurs pièces de campagne, ils démolissaient les toits de la ville, et, tout en tiraillant avec la garnison, ils essayaient de faire soulever les habitants et surtout le bas peuple, qui en grande majo rité appartenait à la religion grecque. On conserve une tradition singulière sur le siége de Lwow. Parmi les plus ardents à la défense de la place étaient les moines d'un couvent de Bernardins, qui, touchant aux remparts, avait été transformé en une sorte de forteresse. Ils étaient toujours les premiers à prendre les armes, soit pour repousser un assaut, soit pour réprimer les émeutes de la populace affamée. Instruits des intelligences de Chmielnicki avec un certain nombre d'artisans russiens, ils firent publier que le samedi ils donneraient des vivres aux pauvres des deux religions. Il y eut foule au couvent le premier samedi. A la porte du réfectoire, un moine avertissait qu'une table était servie en maigre pour les catholiques, une autre, avec de la viande, pour les grecs. Les Russiens s'asseyaient à cette table et se mettaient en devoir de réparer un long jeûne, lorsqu'un Bernardin invita l'un d'entre eux à le suivre pour une communication confidentielle. Peu après, un autre Russien fut demandé, puis un troisième. Pas un seul de ceux qu'on avait appelés ne revenait. Au sortir de table, un moine les dépêchait d'un coup de hache et les jetait dans un puits. Le fait est-il

vrai, nous l'ignorons, mais cette légende, rapportée par les chroniqueurs russiens, montre à quelle extrémité les haines religieuses s'étaient développées en Pologne.

Après plusieurs semaines de siége, les Cosaques avaient détruit ou incendié quantité de maisons; ils avaient coupé des aqueducs et bloqué la ville si étroitement, que la famine commençait à s'y faire cruellement sentir. Le gouverneur, effrayé d'ailleurs par les menaces du bas peuple, offrit de capituler. Chmielnicki reçut son parlementaire avec bienveillance, et en déplorant les maux que la guerre faisait peser sur les habitants de Lwow. « C'est Wiszniowiecki, disait-il, qui seul est res«ponsable des calamités, dont je gémis le premier. Mon armée est ir«ritée; elle veut faire un exemple terrible sur vous, et je suis impuis<«<sant pour vous sauver. » Après leur avoir fait un tableau effrayant du sort qui les attendait, il leur laissa voir que l'armée zaporogue se contenterait d'une rançon, ou plutôt d'un subside qui lui était nécessaire pour payer son allié, le mourza tartare. Dès ce moment il ne s'agit plus que de fixer la somme. Chmielnicki demandait 200,000 ducats. On réclama. Il renvoyait les réclamants à Tougaï bey; Tougaï bey les renvoyait à Chmielnicki. La ville ne put fournir que 16,000 ducats, en espèces, mais les assiégeants voulurent bien accepter en compte de l'argenterie et des marchandises. On dépouilla les églises et les monastères, on apporta au camp des Cosaques des étoffes, des meubles, des bijoux. Il fallut encore faire des présents aux colonels, aux Anciens, aux capitaines. Bref, ce fut un pillage organisé, mais de gré à gré. Les terribles Bernardins, qui, jusqu'au dernier moment, avaient toujours protesté contre la capitulation, prétendirent être exemptés de la contribution forcée de leurs concitoyens, et de fait il paraît qu'ils surent s'y soustraire.

De Lwow Chmielnicki conduisit son armée devant Zamosc, évidemment pour l'occuper, la tenir en haleine, et l'empêcher de se jeter sur Varsovie et de porter le dernier coup à la Pologne. Le siége de Zamosc ressembla de tous points à celui de Lwow. Les Cosaques se trouvèrent impuissants à réduire une ville bien fortifiée et pourvue d'une garnison nombreuse, mais ils la fatiguèrent par des attaques répétées, l'effrayèrent par un blocus rigoureux, et finalement acceptèrent une rançon pour lever le siége. S'il faut en croire les chroniques russiennes, les assiégeants construisirent une machine prodigieuse dont ils attendaient avec confiance le plus grand succès: c'était une tour en bois, avec un pont mobile destiné à s'abattre sur le rempart. A force de bras, au moyen de rouleaux et de poulies, on la conduisit, en effet,

tout proche des murailles; mais les Polonais la démontèrent à coups de canon et la réduisirent en cendres. Les Cosaques, chez lesquels on ne s'attendait pas à retrouver cet étrange souvenir de la poliorcétique des Romains, appelaient cette machine la ville promeneuse1, et furent consternés de sa ruine. Ce n'était pas. d'ailleurs le seul point de ressemblance entre l'armée russienne et celles de l'antiquité. Chmielnicki avait ses augures comme un consul, et, à l'exemple de Marius, il entretenait une sorcière à son quartier général. Sur l'observation de je ne sais quel météore, Maroucha déclara que la ville ne pourrait être prise, et, persuadés de l'infaillibilité de leur prophétesse, les Cosaques acceptèrent 20,000 ducats pour cesser leurs attaques.

Pendant ce siége, et au milieu des ravages exercés par les Haïdamaks, la diète polonaise, réunie à Varsovie, allait procéder à l'élection d'un roi, et les intrigues ordinaires en pareilles occasions semblaient absorber les électeurs au point de leur faire oublier les dangers de la patrie. Les candidats étaient nombreux pour ce trône chancelant. Le seul qui pût offrir des soldats, un trésor et une expérience militaire, était Étienne Ragoczi, prince de Transilvanie, qui offrait d'abjurer le schisme grec pour prix de la couronne qu'il demandait. Sa mort imprévue surprit la diète au milieu de ses premières opérations. Restaient les deux frères du feu roi, les princes Charles et Jean-Casimir, favorisés par l'opinion qui commençait à s'établir en Pologne en faveur de l'hérédité. Tous les deux étaient cardinaux et affiliés. à la société de Jésus; mais ils comptaient sur des dispenses. On dit qu'ils étaient rivaux, non-seulement pour la couronne de Vladislas, mais pour la main de sa veuve, Louise-Marie de Gonzague, qui, à l'âge de quarante ans, conservait encore toutes les grâces de la jeunesse et les séductions d'un esprit brillant, qui l'avaient déjà rendue célèbre à la cour de France. Assurée de régner sous le nom de l'un ou l'autre des deux frères, ses préférences étaient pour Jean-Casimir, et elle détermina l'ambassadeur de France à soutenir ses prétentions. Mais son appui le plus considérable était le redoutable chef des Cosaques. On ignore les relations qui avaient pu exister entre Chmielnicki et le prince Jean-Casimir. Probablement elles dataient du temps où Vladislas traitait avec les Cosaques pour les exciter à faire la guerre aux Turcs. Quoi qu'il en soit, Chmielnicki se déclara ouvertement en sa faveur. Ses agents, et il était à présent assez riche pour en avoir plus d'un dans la diète, déclarèrent que l'élection de Jean-Casimir mettrait fin à la guerre civile, et que, dans le cas contraire, l'armée qui campait au

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tour de Zamosc se porterait sur Varsovie. Le prince Charles, dans la déplorable situation du pays, ne pouvait plus insister. Il se fit un mérite de sacrifier ses intérêts personnels à ceux de la République, et renonça à sa candidature. Jean-Casimir fut élu dans la plaine de Wola par la diète, qui voyait à l'horizon la fumée des châteaux incendiés par les Cosaques.

Le premier soin du nouveau roi fut de notifier son élection à Chmielnicki par une lettre autographe. Il le suppliait de remmener ses troupes en Ukraine, pour y attendre des commissaires qui seraient chargés de donner satisfaction aux Cosaques et au peuple russien. Les promesses du roi étaient un peu vagues; mais il reconnaissait que les plaintes des Cosaques étaient fondées, et semblait persuadé qu'il ne convenait pas que l'armée zaporogue fût soumise à un vayvode polonais. Quant à la question religieuse, il était encore moins explicite. Les Cosaques ne voulaient en Ukraine ni jésuites, ni grecs-unis il était difficile à un jésuite, à un cardinal, de prendre un engagement à cet égard; mais JeanCasimir se montrait disposé à tout faire pour ramener des sujets auxquels, en effet, il devait sa couronne. Chmielnicki ne douta pas de sa sincérité. En apprenant le choix de la diète, il avait témoigné la joie la plus vive, et ses canons avaient célébré l'élection de Jean-Casimir, avant que ceux de Zamosc se fussent fait entendre. Il se croyait arrivé à cette situation qu'il avait entrevue dès le règne de Vladislas, et qui avait été le but constant de sa politique et de tous ses efforts, la souveraineté nominale du roi de Pologne et l'indépendance de fait de l'Ukraine. Plein de ces espérances, il se hâta de quitter la Pologne et de ramener ses régiments dans leurs chefs-lieux. Au commencement de janvier 1649, il fit son entrée triomphale à Kief, la ville sainte des Russiens, au milieu des cris de joie de la population. Le clergé grec vint à sa rencontre et le reçut comme un libérateur. Cependant il laissait dans les provinces qu'il évacuait la plupart des bandes irrégulières qui avaient suivi ses drapeaux. Rien n'avait été stipulé pour les autres provinces russiennes ni pour les Haïdamaks. Malgré son attachement à la religion grecque, Chmielnicki, nous l'avons déjà dit, ne portait qu'un intérêt secondaire à la cause des paysans russiens. Chef de l'armée zaporogue, il croyait que son premier soin, son premier devoir, était la gloire et la prospérité des Cosaques.

(La suite au prochain cahier.)

P. MÉRIMÉE.

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