Images de page
PDF
ePub

Après les plaidoyers des Avocats, M. le Procureur-Général a annoncé qu'il avoit quelques observations à présenter. Il s'est exprimé en ces termes :

:

MESSIEURS LES JURÉS.

Nous croyons essentiel de rétablir quelques faits et quelques principes qui, dans la défense des accusés, nous ont paru manquer d'exactitude.

Sur les faits, on a dit, à l'égard de Michel, qu'il n'avoit fourni à monsieur d'Oubril que des renseignements qu'il préparoit de tête et d'imagination; qu'il faisoit les calculs à sa maniere, et en donnoit les résultats par approximation. Et, sur l'observation qui lui étoit faite qu'il trompoit donc les agents de la Russie, il a prétendu que c'étoit son plaisir.

Ce n'est qu'à l'audience que Michel a allégué pour la premiere fois cette intention de tromper les Russes, et prétendu qu'il ne leur donnoit à cet effet que des situations imaginaires de nos armées et des organisations fictives; mais, si l'on se rapporte au contraire aux réponses qu'il a fournies dans le cours de l'instruction, voici la maniere dont il s'expliquoit:

"

[ocr errors]

«

[ocr errors]

« Ce fut peu avant ou peu après la remise du billet de 1000 fr. qu'on me demanda chez monsieur d'Oubril. Il m'invita à m'assecir près de lui, me témoigna beaucoup d'amitié, et me dit que j'étois « en position de lui rendre quelques services, que l'alliance qui existoit entre les deux empires faisoit que je pouvois, sans me compromettre et sans nuire à mon pays, lui procurer quelques renseignements dont il avoit besoin; qu'il desiroit seulement « connoître la situation des divisions militaires de la France, et le nombre des troupes qui se trouvoient dans l'intérieur. J'eus beaucoup de peine à accéder à cette demande; mais monsieur d'Oubril m'ayant fait beaucoup d'instances, je lui promis; et, environ quinze jours après, je lui remis ce qu'il m'avoit demandé. »

"

[ocr errors]

"

On a voulu à l'audience dénaturer tous ces faits, et l'on a dit que c'étoit le lendemain, et en quelque sorte sans prendre le temps de réfléchir, que l'on fournit l'état desiré par monsieur d'Oubril.

Vous voyez au contraire, messieurs, que cette communication. a été le résultat d'un long travail et d'une méditation profonde. Eh! qui pourroit se prêter à la supposition tardive que Michel ait entrepris de tromper les Russes, et qu'il ait voulu les jouer? La

[ocr errors]

confiance persévérante que ces étrangers ont eue en lui ne prouvet-elle pas évidemment l'abandon avec lequel il les servoit? On voit bien que la guerre de 1805 les avoit mis dans le cas de vérifier si ses révélations étoient sinceres.

Mais, si Michel vouloit tromper les Russes, pourquoi donc séduire Saget, Salmon, Mosès? dans quelles vues leur faire violer le secret qui leur étoit confié? à quoi bon, lors des différentes demandes de messieurs Krafft et de Czernicheff, Michel s'adressoit-il à Saget? quelle nécessité d'engager le commis des mouvements à puiser dans les porte-feuilles de ses camarades, à soustraire de leurs cartons des pieces essentiellement destinées à rester ensevelies dans le secret?

C'étoit donc uniquement pour nuire à ses camarades qu'il leur faisoit ainsi trahir leurs devoirs; c'étoit donc dans la vue de les perdre qu'il leur faisoit dérober les minutes de travail dont il ne vouloit pas faire usage, puisqu'il ne donnoit, dit-il, aux Russes que des calculs absolument imaginaires.

Mais étoit-ce aussi pour tromper monsieur de Czernicheff et la Russie qu'il a saisi l'occasion précise de l'incorporation de la garde impériale dans la grande armée, pour en donner à l'instant même avis à monsieur de Czernicheff?

Etoit-ce pour les tromper qu'il leur indiquoit la formation d'un quatrieme corps d'armée, dont il annonçoit les détails pour le lendemain à monsieur de Czernicheff? détails qu'il a demandé inutilement à Salmon, et qu'il a été impossible de se procurer, parceque, comme vous l'a dit hier un des chefs des bureaux de la guerre, cette partie du travail étoit constamment restée sous clef. Ecartons donc ce misérable et tardif subterfuge, qui ne peut obtenir aucune créance dans les esprits.

Michel a prétendu que tous les renseignements fournis dans les derniers temps, et notamment sur l'armée d'Allemagne, étoient incomplets: non, messieurs, et la trahison a été aussi entiere qu'elle étoit active. La grande armée n'étoit d'abord composée que de trois corps; et la composition, l'emplacement, l'effectif de ces corps, ont été entièrement donnés. Il se forme un quatrieme corps: aussitôt, comme nous venons de le dire, Michel en instruit monsieur de Czernicheff, et en promet les détails; et, promet les détails; et, s'il est vrai que cette partie d'organisation n'ait pas été livrée, vous venez d'en entendre la cause, c'est que tous les efforts de Michel pour se la procurer se sont trouvés impuissants.

Enfin, messieurs, peut-on avoir quelques doutes soit sur l'exactitude du travail, soit sur son étendue, lorsqu'on a reproduit ici une partie des notes d'après lesquelles il a été fait, et que, sur ces simples notes, le ministre de la police a fait refaire, tant par Salmon

que par Saget, tout le travail qui avoit été livré à la Russie, et envoyé le 24 février à Pétersbourg par un courrier extraordinaire?

On objecte et on donne pour preuve que le travail ne pouvoit être complet; que Salmon n'a mis en tout que cinq jours et une partie des nuits pour le confectionner, tandis que douze commis avoient passé huit ou dix jours à l'expédier.

Mais Salmon, messieurs, simplifioit le travail; il n'entroit pas dans son objet de lui donner tout son développement; il réduisoit chaque article à sa plus simple expression. Il a fait voir, par les notes même qu'il a représentées de tout le travail, jusqu'à quel point cette réduction étoit praticable, puisque, lorsque ces notes ont été soumises hier à monsieur Gerard, il a reconnu précisément le travail qui avoit été livré aux Russes, et sa conformité avec celui qui étoit déposé dans les cartons.

Quelle est donc la ressource de Michel?

De se jeter dans des considérations inutiles à l'objet de ce procès. Michel, dit-on d'abord, a toujours été honnête jusqu'à sa faute." La conduite passée, messieurs, peut bien écarter de simples soupçons que l'on voudroit jeter sur la conduite présente; mais elle ne peut faire que des crimes aussi avérés que ceux qu'il s'agit de punir n'existent pas.

Michel, ajoute-t-on, a été surpris par les insinuations de monsieur d'Oubril. Etant sans instruction, il n'a pas vu le piége qu'on lui tendoit.

Mais ne voit-on pas combien il est ridicule d'alléguer le défaut d'instruction et de discernement de Michel? est-ce donc sur l'enfance ou l'imbécillité qu'on prétend l'excuser?

Mais le Jury sait son âge; il voit quelle est sa personne; il a pu apprécier ses ruses et ses détours.

Lui surpris! n'avoit-il pas dès-lors l'expérience d'un homme de trente et un ans, celle d'un employé depuis onze ou douze ans? n'avoit-il pas, pour éviter la surprise, les avertissements et la défense de ses chefs? ne savoit-il pas qu'il s'agissoit du secret de l'Etat?

Mais quelle pitié d'alléguer une suprise! comme si les crimes de Michel se bornoient à une trahison unique, à l'acte d'un moment! O comble d'horreur et de dépravation! pendant neuf ans il s'est livré à cette prostitution exécrable, et l'on ose dire qu'il a été surpris! Après cinq ou six ans, il voit rompre ses intrigues par un événement imprévu: son impuissance de servir les Russes le dégage envers eux; et voilà que, luttant contre la Providence, il se crée à lui-même d'odieuses ressources, pour continuer son rôle de traître à son pays: il seme autour de lui la corruption; il compose des romans et des fables pour tromper, pour faire tomber dans le

crime des employés qui vivoient dans l'heureuse obscurité de l'innocence. Ses filets sont tendus; les mailles en sont croisées de maniere à ce qu'aucun des secrets de nos opérations ne lui échappe. Un employé au bureau du mouvement lui donnera les masses, les destinations, les emplacements, les promotions; un employé des revues fera connoître l'effectif : et c'est celui qui ourdit ces trames où se déploye tout l'artifice du crime consommé, c'est ce fabricateur de fraudes et d'impostures qui a le front de vous prétexter, messieurs, qu'il a été surpris !

Mais il n'a point agi, dit-il, dans une intention criminelle'

Si vous l'en croyez, messieurs, vous verrez que ce sera dans une intention pieuse ou bien patriotique!

Mais ne l'a-t-il pas révélé le motif et l'objet pour lequel il nous livroit aux étrangers? «Que de désagréments, (écrivoit-il à mon«< sieur de Czernicheff) que de désagréments j'éprouve pour mé« riter une récompense fugitive

Eh bien! le croira-t-on, à moins de l'avoir entendu comme vous et comme nous, le croira-t-on, messieurs, qu'on ait eu l'imperturhable courage de vous citer deux fois cette phrase pour justifier. l'accusé par l'innocence de l'intention?

Mais on insiste, et l'on dit que cette intention du moins n'étoit pas de nuire à la patrie, ni d'opérer la destruction et la perte de nos armées.

Voilà une distinction qui ne tend à rien moins qu'à légitimer tous les forfaits qui n'ont pas pour principe la passion de la vengeance. Ce n'est en effet que quand on est emporté par la haine qu'on fait le mał précisément dans l'intention infernale de faire du mal: dans ce cas est l'incendiaire, qui brûle la maison de son ennemi sans se promettre d'autres résultats que de lui nuire.

des

Mais, au moyen du systême développé par l'accusé Michel, il n'est point de voleur, par exemple, qu'il ne faille acquitter par l'intention; car celui qui vole n'a pas pour but d'affliger par privations la personne dépouillée: il ne lui en veut pas du tout; le plus souvent il ne la connoît même pas. Si donc il lui ravit partie de sa fortune, c'est uniquement pour augmenter person. nellement son bien-être.

par

On pourroit pousser plus loin les exemples, et justifier de même le défaut de volonté précise de nuire la plupart des empoisonnements et des assassinats qui se commettent sans esprit d'aigreur et d'animosité contre les victimes de ces attentats.

Mais, pour nous restreindre à notre objet, nous distinguerons à notre tour les crimes d'Etat qui ont pour motif la fureur de la vengeance, et ceux qui ont pour cause la cupidité, la détestable soif de l'or, l'auri sacra fames,

C'est, Messieurs, cette seconde espece de crime d'Etat, c'est-àdire la trahison vénale, que Michel veut faire rentrer dans la classe des péchés et des actes simplement immoraux ; mais que du reste il entend placer sous votre protection.

Si cette édifiante morale est autorisée par le bon sens et par la loi, sans doute il faut acquitter Michel; car nous croyons aussi qu'en vendant les secrets de l'Etat aux agents de la Russie, il ne se proposoit pas formellement le saccagement de la France, ni la perte de nos armées.

Il faisoit abstraction de ces résultats déplorables; et ce qu'il vouloit déterminément, en procurant tous les moyens de nous faire la guerre avec avantage, c'étoit uniquement, comme il l'a écrit, de mériter les récompenses de la Russie.

Du reste, et après avoir procuré tous ces moyens, nous sommes tentés de croire que, pourvu que les Russes eussent reconnu l'exactitude de ses révélations, il n'auroit pas été fàché qu'ils eussent manqué leur effet.

Michel est dans le cas de tous les traîtres mercenaires; à moins

d'être poussés d'ailleurs par la rage, ils ne peuvent desirer précisément que la patrie périsse.

Michel vend les moyens de la faire périr; mais ces moyens réussiront s'ils peuvent. Si elle s'en tire, et qu'il soit bien payé, son parti en est pris d'avance.

Il se peut même encore que les traîtres de la classe de Michel souhaitent intérieurement que leurs moyens restent sans efficacité, ne fût-ce que pour avoir occasion d'en vendre de nouveaux ; et remarquez aussi que Michel étoit fàché du départ de nos armées, parceque, comme il le disoit, cela mettoit son commerce à bas, et adieu son aisance; et il se voyoit réduit à ses appointements.

Mais la loi, pour établir la culpabilité du traître, n'exige pas qu'il ait engagé les étrangers à nous faire la guerre; il suffit qu'il ait entretenu des intelligences avec eux pour leur en procurer les moyens. Elle n'exige pas que les intelligences aient été suivies d'hostilités; elle dit tout au contraire, que la disposition pénale a lieu dans le cas méme où les intelligences n'auroient pas été suivies d'hostilités.

Et qui ne voit que, s'il en étoit autrement, la carriere seroit ouverte librement à tous les traîtres, et que leur odieux commerce seroit en sûreté, puisqu'on ne pourroit les poursuivre et les punir que quand leur trahison auroit eu un plein succès ?

Pardonnez, messieurs, si nous nous sommes arrêtés si longtemps à la réfutation de cette doctrine anti-sociale. Ne croyez pas pour cela que nous ayons douté de vos lumieres et de la solidité de votre esprit.

« PrécédentContinuer »