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ses règles les plus fameuses (regula lesbia), d'accommoder la théologie aux temps et aux lieux. A la bonne heure! Et voilà qui n'est pas sans ouvrir un certain jour sur l'histoire des doctrines théologiques, réserve faite, bien entendu, des dogmes de l'Église, dont on ne doit jamais dire Altri tempi, altri costumi1!

Or, quel est, d'après R. Simon, le résultat de cette rare et libérale ouverture d'esprit ? C'est que précisément les plus grands savants du siècle se trouvent être des PP. Jésuites. Il en est deux entre autres sur l'éloge desquels R. Simon ne tarit pas. C'est d'abord Denis Petau, dont les Dogmes théologiques, si ridiculement accusés de socinianisme, parce qu'ils laissent paraître le processus du développement théologique, sont le chef-d'œuvre de l'érudition la plus minutieuse et la plus heureusement pénétrée d'idées générales. Le jésuite Petau a fait mieux encore : théologien très orthodoxe, il a montré le plus rare de tous les courages, le courage intellectuel; il a réussi à faire imprimer, avec le visa des catholiques eux-mêmes, la Critica sacra du ministre L. Cappel, que les protestants refusaient de laisser paraître, la taxant de témérité, et, pour tout dire, de rationalisme. C'est ensuite Jean Maldonat, dont les commentaires sur l'Écriture ne sont pas éloignés de paraître à R. Simon le dernier mot de l'exégèse dogmatique pour la pénétration critique et la solidité doctrinale. Pourquoi faut-il seulement que des confrères malavisés aient, avant de livrer le manuscrit posthume à l'impression, mutilé les plus belles pages et envié ainsi à la Compagnie un de ses titres les plus sûrs? Aussi l'opinion de R. Simon sur le duel théologique des Augustiniens et des Jésuites n'est-elle point douteuse. C'est pour de tout autres raisons des raisons d'ordre scientifique que les écrivains de Port-Royal l'ont emporté. Obligé de leur

que

1. L. C., IV, 63; B. C., 1, 37; III, 73; III, 83.

répondre, comme malgré lui, dans une langue qu'il n'avait point cultivée, le P. Petau eut beau avoir la science théologique de son côté : tout son hébreu, son grec et son latin lui furent inutiles; les gens de Port-Royal avaient su mettre les rieurs de leur côté. Très sage départ entre deux genres de mérite de mérite que R. Simon savait bien par expérience que l'on devait longtemps confondre la solidité d'une cause et l'habileté de l'avocat. Ce n'était pas seule fois, il en avait fait l'épreuve, que, de l'éloquence d'un plaidoyer, on devait conclure à la justesse des arguments, et, de la véhémence d'un réquisitoire, à la culpabilité du prévenu1.

la

On ne s'étonnera pas, après cela, si R. Simon eut un instant la pensée de quitter l'Oratoire pour entrer dans la Compagnie de Jésus. En butte à mille vexations que la vie religieuse n'épargne pas toujours, paraît-il, aux plus laborieux, il avait encore contre lui l'hostilité déclarée des Augustiniens qui se trouvaient être à la tête de la plupart des maisons oratoriennes. Vivre dans un milieu plus éclairé, plus savant à la fois et plus libéral, le tentait; il voyait, alors, non sans raison, tous ces avantages réunis chez les Jésuites; il allait entrer au noviciat. Le P. Bertad l'en détourna. Il lui montra que des difficultés différentes peut-être, mais équivalentes, l'y attendaient; parmi tous ces savants religieux dont le jeune Simon enviait le commerce, est-ce qu'on ne voyait pas aussi la guerre déclarée Petau contre Sirmond. Bouhours contre Maimbourg, Vavassor contre Rapin, les uns ne pouvant souffrir les autres, et tous se livrant entre eux batailles d'in-folios ou combats d'épigrammes ? Le mieux était donc de rester à l'Oratoire où il avait du moins quelques confrères dévoués, entre autres le P. Malebranche, hébraïsant médiocre, mais ami tendre et

1. L. C., I, 176; IV, 45; B. C., I, 378 ; H. C. V., praef., fin.

sûr, pour qui R. Simon garda toujours une affection véritable et qu'il défendit plus tard à son tour avec la plus chaleureuse vivacité. Mais le plus grand nombre était irréconciliable, surtout depuis que le jeune érudit avait eu l'ingénuité de signaler certaines erreurs dans un livre qu'on tenait autour de lui pour un oracle, la Perpétuité de la Foi, par le grand Arnauld. On ne devait pas l'oublier de longtemps, et, au jour des résolutions définitives, quand le conseil de l'ordre exclut de l'Oratoire l'auteur de l'Histoire critique, ce fut, on n'en saurait douter, l'exégète novateur qui paya pour le moliniste impénitent1.

On demandera peut-être quel intérêt peuvent avoir pour nous les opinions philosophiques de R. Simon, qui n'est plus connu aujourd'hui qu'à titre d'orientaliste et de critique. La réponse serait malaisée si ses doctrines morales avaient été, en quelque manière, coupées de toute communication avec ses conceptions exégétiques. Mais, dans cette tête lucide et merveilleusement organisée, tout se tenait en un parfait concert. Ce n'est pas seulement, en effet, son procédé d'interprétation littérale qui est en opposition absolue avec la méthode tout allégorique de saint Augustin. Sans doute, quand le subtil docteur, par exemple, commentant les titres des Psaumes, entend du jugement dernier l'instrument à huit cordes du Psalmiste, sous prétexte que le huitième jour, représenté par la huitième corde, clôt la semaine des siècles que figure le reste de l'instrument, cette prétendue exégèse ferait sourire des critiques moins sévères que R. Simon2. En réalité, l'opposition est entre eux bien autrement profonde. Sur quoi repose, en effet, le système d'exégèse des Histoires critiques? Sur ce principe fondamental que les idées religieuses, comme toutes les autres, ont une his

1. B. C., I, 143; L. C., III, 513.

2. AUG., Enarr in Ps., 6.

toire dans la formation progressive des collections scripturaires, comme dans le développement graduel des doctrines exégétiques, les points de vue ont varié, les idées se sont accommodées aux milieux, aux formes diverses de culture; mais, parmi cette riche production de concepts et de symboles successifs, il n'en est pas un qui n'ait eu sa part de vérité et qu'on ne puisse, sans nulle indifférence d'ailleurs pour les questions de foi, suivre avec une curiosité sympathique. Tout comprendre, ne rien condamer a priori, tel est le rôle du vrai critique, et, de fait, les livres de R. Simon sont de ceux qui renferment le moins d'anathèmes. Qu'est-ce à dire, sinon que ce pénétrant génie d'historien et de critique est en même temps, comme on pouvait s'y attendre, le partisan le plus déclaré de notre liberté morale ?

Et, d'autre part, quoi de surprenant si ce libertiste est trop convaincu de l'excellence de l'effort humain, pour n'en pas suivre l'histoire avec cette diligence aiguë d'investigation et cette ardente sagacité de contrôle qu'on nomme précisément la critique? Que faut-il de plus, enfin, pour montrer que, dans les limites de l'orthodoxie, R. Simon est aussi étranger comme savant que comme penseur à l'augustinisme? C'est dire que l'auteur des Histoires. critiques n'est pas de ces érudits dont les idées, selon le mot de Carlyle, au lieu de former un continent de terre ferme, sont comme autant d'archipels séparés. Tout était rigoureusement lié dans cet esprit très souple à la fois et très systématique, et quiconque aura réfléchi à l'harmonie de ces doctrines, comprendra qu'en définitive cet exégète ne pouvait être que ce philosophe.

III

Cette érudition, aussi originale par la profondeur des vues que par la variété des connaissances, le jeune savant

allait-il la produire dans la langue et sous la forme qu'adoptaient d'ordinaire les érudits de son siècle, c'està-dire en latin? Sans doute, R. Simon, dans plus d'une de ses Lettres choisies, témoigne d'un goût très vif pour la belle latinité. Chaque fois qu'il vient à parler du P. Sirmond, c'est pour se récrier sur la rare qualité de son latin, si élégant et si net, si visiblement supérieur à la prose quelque peu diffuse de son savant confrère, le P. Petau. Quelques travaux d'ordre secondaire que le célèbre hébraïsant a rédigés en latin montrent assez qu'il eût pu ajouter un nom de plus à la longue liste des latinistes de l'Oratoire; mais son but n'était pas de se confiner dans le pays latin, et rien ne lui répugnait plus que ce qui tendait à faire de la vérité une sorte d'arcane. Bon pour certains docteurs, qui ne sont pas toujours des cabalistes, de produire leur doctrine à la dérobée, comme on expose les reliques sous une vitre étroite, loin de la main et de la portée des profanes. Les travaux de R. Simon, par leur méthode et leur but, étaient de ceux qui appelaient le grand jour. L'émoi des contemporains se devine : ce fut comme un scandale dans le monde des érudits, et l'on sait en quels termes véhéments Bossuet se fit l'écho de leur indignation.

Pourquoi donc, puisqu'il y a une langue des savants, ne parlet-il pas plutôt en celle-là? Pourquoi met-il tant d'impiétés, tant de blasphèmes (les opinions de Calvin, de Servet et de Socin qu'il vient d'exposer) entre les mains du vulgaire et des femmes, qu'il rend curieuses, disputeuses et promptes à émouvoir, des questions dont la réalisation est au-dessus de leur portée ? Car, par les soins de M. Simon et de nos auteurs critiques qui mettent en toutes les mains indifféremment leurs recherches pleines de doutes et d'incertitudes sur les mystères de la foi, nous sommes arrivés à des temps semblables à ceux que déplore saint Grégoire de Nazianze, où tout le monde et les femmes même se mêlent de décider sur la religion et tournent en raisonnement et

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