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leux au milieu du jardin. Mais J2, qui avait placé là un second arbre, s'est vu contraint de déterminer celui qui était l'objet de la prohibition, et, sauf à loger dans le discours une petite invraisemblance, il l'a distingué de l'autre en indiquant la propriété de son fruit.

Cette argumentation n'est pas fondée sur de simples conjectures; elle s'appuie sur des faits qu'il est aisé de constater. On peut douter pourtant que les faits en question aient été correctement interprétés et leurs conséquences exactement déduites. L'histoire de la chute originelle se déroule, pour ainsi dire, autour de « l'arbre qui est au milieu du jardin ». Les critiques ont raison d'insister sur ce point. Mais si nous supposons provisoirement avec eux que le récit primitif ne mentionnait qu'un arbre, ce n'est pas, croyons-nous, l'arbre de vie qu'il faudra regarder comme surajouté, ce sera l'arbre de science, car l'arbre de vie a figuré nécessairement dans le récit de J1, et si J1 ne mentionnait qu'un arbre, c'est que l'arbre de vie était en même temps arbre de science. La pointe de l'histoire apparaît avec une évidence entière si l'on en rétablit le début comme il suit (11, 9, 16-17): « Et Iahvé fit pousser du sol toutes sortes d'arbres beaux à voir et (portant des fruits) bons à manger, et aussi l'arbre de vie au milieu du jardin. Et lahvé donna ses ordres à l'homme en disant : Tu mangeras de tous les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l'arbre qui est au milieu du jardin, parce que, le jour où tu en mangeras, tu mourras. » Telle serait l'antithèse. Iahvé défendrait à l'homme, sous peine de mort, de toucher au fruit de l'arbre de vie. lahvé ne lui dit pas que le fruit de l'arbre donne la mort; mais il veut bien moins encore lui révéler que ce fruit donne la vie et peut ainsi devenir une nourriture d'immortalité; Iahvé ne veut pas que l'homme touche au fruit. Pas n'est besoin de chercher une raison profonde à cette conduite. C'était la volonté de lahvé. L'historien dépend d'une tradition orale

qui lui fournit les matériaux de son récit. Sa pensée ne s'arrête pas aux détails qui provoquent de notre part une interrogation. Modérons une curiosité qui ne peut pas être satisfaite.

Le discours du serpent, interprété selon la même hypothèse, devient aussi très significatif. En disant à la femme (III, 4): « Vous ne mourrez pas », le serpent dit une chose qui est vraie dans la pensée de l'auteur et pour autant que l'arbre est par lui-même un arbre de vie, non un arbre de mort. L'arbre de vie peut communiquer à l'homme tous les dons divins et les prérogatives des êtres célestes, à commencer par la science du bien et du mal. Le serpent n'avait pas lieu d'insister autrement sur le don d'immortalité impliqué dans les paroles : « Vous ne mourrez pas, mais vous serez comme Dieu. » Il fait valoir un effet particulier du fruit de vie, à savoir la participation au privilège divin de la science, parce que l'acquisition de la science du bien et du mal est d'un intérêt immédiat et actuel pour l'homme. Celui-ci est en possession de la vie, et, d'après les instructions de lahvé, il n'a qu'une chance de la perdre, s'il mange du fruit défendu. Or cette chance, observe le serpent, n'existe pas, bien au contraire, puisque le fruit a la propriété d'entretenir indéfiniment l'existence et de donner à ceux qui le mangent tous les avantages de la vie supérieure qui appartient à Dieu.

C'est parce que la communication de la science ne semblait pas correspondre à la nature de l'arbre, que J2, raisonnant comme les critiques de nos jours, aura supposé un arbre de science à côté de l'arbre de vie; ou plutôt il a voulu écarter l'idée que lahvé, par jalousie et en trompant l'homme sur la nature du fruit, lui en aurait d'abord interdit l'usage. On ne voit pas que ces motifs se soient

1. On peut voir l'emploi de matériaux analogues dans la légende chaldéenne d'Adapa publiée par HARPER, Beiträge zur Assyriologie, II, 418-425.

présentés à l'esprit de J', pour qui la déclaration de Iahvé n'est pas à discuter plus que ses intentions, la prohibition divine ayant sa valeur absolue, indépendante des termes où elle est formulée. Mais une exégèse un peu raisonneuse pouvait facilement se scandaliser de paroles qui semblaient mensongères dans la bouche de lahvé, tandis que le serpent disait une chose qu'il croyait vraie. Pour corriger cet inconvénient de la mise en scène, J2 aura mis à côté de l'arbre de vie l'arbre de la science du bien et du mal; puis il aura mentionné cet arbre dans la défense de Iahvé (11, 16), au lieu d'indiquer simplement << l'arbre qui est au milieu du jardin » ; et enfin, pour compléter ce qu'il avait dit sur la présence des deux arbres et marquer ce qui était, selon lui, l'efficacité propre de l'arbre de science et de l'arbre de vie, il aura placé dans la conclusion le verset (1, 22): « Et Iahvé-Dieu dit : Voici que l'homme est comme l'un de nous, sachant le bien et le mal. Qu'il n'aille pas (encore) tendre la main et prendre aussi de l'arbre de vie pour en manger et vivre toujours! » Tous ces changements ne modifiaient pas le sens primitif du récit et ne faisaient qu'atténuer les fortes nuances du tableau grandiose tracé par J1. De même que la conception de l'Éden n'est point compromise par la description des quatre fleuves, ainsi l'idée qui s'attachait à l'arbre de vie subsiste encore après l'adjonction de l'arbre de science.

Les critiques n'ont pas vu qu'ils décoloraient entièrement le récit de J1 et qu'ils allaient bien plus loin que leur J, en supprimant l'arbre de vie. Leurs conclusions. étaient bien enchaînées, mais leur point de départ était défectueux, en sorte qu'une analyse littéraire très minutieusement conduite a été plus nuisible qu'utile à l'intelligence du texte. Si l'un des deux arbres a été greffé sur l'autre, ce n'est pas l'arbre de vie qui a été greffé sur l'arbre de science, mais l'arbre de science qui a été greffé sur l'arbre de vie. « L'arbre qui était au milieu du jardin »,

s'il était vraiment unique et non double, a signifié dès le commencement ce que signifient l'arbre de vie et l'arbre de science. L'idée d'un tel arbre peut n'être pas sans rapport avec quelque trait des vieilles légendes chaldéennes, par exemple avec « la plante de vie » que le héros Gilgamés va chercher dans l'île des immortels'. Mais on ne saurait voir dans l'arbre de vie une importation assyrienne du temps d'Ézéchias ou de Sennacherib, puisqu'on ne peut rapporter à une époque aussi tardive la rédaction première du document jéhoviste.

II

LES CHÉRUBINS ET L'ÉPÉE FLAMBOYANTE (Gen. III, 24).

<< Et (lahvé) chassa l'homme, et il établit, à l'orient du jardin d'Éden, les chérubins et la flamme du glaive ondoyant, pour garder le chemin de l'arbre de vie. » Telle est la leçon de l'hébreu. Mais celle des Septante mérite au moins d'être mentionnée: « Et il chassa Adam, et il l'établit à l'orient du jardin de délices, et il préposa (καὶ ἔταξεν = les chérubins et l'épée de feu tournoyante à la garde du chemin qui conduit à l'arbre de vie. » Il n'est pas autrement certain que les chérubins fussent placés juste à l'entrée de l'Éden. Ils gardaient le passage ou la porte par où, du nouveau séjour de l'homme, c'està-dire de la terre habitable, on avait accès au chemin de l'Éden et de l'arbre de vie. La leçon de l'hébreu ferait supposer qu'il n'y a qu'un mur et une porte entre l'Éden et le séjour des mortels. La version grecque laisse presque deviner un intervalle, et, selon toute vraisemblance, il en avait un. Iahvé a formé l'homme avec la poussière du

1. Voir Revue des Religions, 1892, p. 134.

y

sol, sur la terre où nous vivons et où il le ramènera après sa désobéissance; il a planté le jardin à l'orient, en Eden; il y met ensuite l'homme (11, 7-8, 15). Le paradis est donc situé à l'est, mais peut-être n'est-il pas sur le continent que circonscrit le fleuve Océan et qui est proprement la terre, dans la conception de l'antiquité.

On admet volontiers aujourd'hui que l'écrivain sacré s'est représenté les chérubins gardiens du paradis sous une forme analogue à celle des chérubins d'Ézéchiel, et des colosses ailés qui étaient placés, comme des génies protecteurs, à l'entrée des temples et des palais assyriens. Il serait enfantin de supposer que les colosses gardiens sont une imitation lointaine des chérubins paradisiaques. Mais peut-être n'est-il pas superflu d'observer que le rapport inverse est le seul possible et vraisemblable. Les origines de l'art chaldéen sont beaucoup moins anciennes que l'apparition de l'homme sur la terre, et la forme sous laquelle nous est parvenue l'histoire du paradis terrestre est beaucoup moins ancienne que les origines de l'art chaldéen. Ceux qui sculptèrent les premiers l'image fantastique des génies gardiens à la porte d'un temple ou d'une maison n'eurent ni connaissance ni souci de l'histoire du premier homme et de la première femme. Les écrivains hébreux qui ont essayé de nous représenter le paradis terrestre avaient l'imagination remplie, on pourrait dire possédée, par les croyances populaires et les souvenirs emportés de Chaldée, entretenus et ravivés par les relations commerciales et autres qui existèrent, depuis les àges les plus reculés et dans les temps historiques, entre les pays mésopotamiens et palestiniens. Ils ont conçu et figuré le paradis terrestre comme un endroit gardé par ce qu'ils savaient de plus redoutable et de plus sacré.

L'épée de feu est censée briller entre les deux chérubins. Ces derniers doivent être placés en face l'un de l'autre, à l'entrée du passage qu'il s'agit d'interdire à l'homme,

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