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L'Histoire critique du vieux Testament, dont il est impossible de ne pas faire l'objet principal d'une étude quelque peu approfondie sur R. Simon, a toujours frappé les meilleurs juges par le mérite singulier d'être une œuvre sans précédent. Ce que Montesquieu disait avec fierté de son ouvrage, qu'il était un enfant né sans mère, le fondateur de l'exégèse historique aurait pu à juste titre aussi le dire de ses travaux. Un seul moyen s'offre pour expliquer, dans une certaine mesure au moins, la genèse de l'œuvre c'est d'étudier la formation intellectuelle de l'ouvrier. Le récit de cette éducation scientifique, si féconde en résultats originaux, sera donc le sujet de cet article et de ceux qui doivent le suivre1.

I

S'il est vrai, comme on le prétend, que la race Normande soit de tempérament processif et de naturel prudent, nul

1. SOURCES. R. SIMON: Notice personnelle autographe publiée par E. Jourdain, Dieppe, 1863; Lettres choisies, Amsterdam, 1730, 4 vol. in-12; Bibliothèque critique (Saint-Jore), ibid., 1708, 4 vol. in-12; Nouvelle Bibliothèque choisie, ibid., 1714, 2 vol, in-12. BRUZEN DE LA MARTINIÈRE, Eloge historique, en tête des Lettres Choisies. COCHET, Galerie Dieppoise, Dieppe, 1862. Aug. BERNUS, R. Simon, Lausanne, 1862; Notice bibliographique sur R. S., Bâle, 1882, etc.

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ABRÉVIATIONS. N. P. Notice personnelle; L. C. Lettres Choisies; B. C. Bibliothèque Critique; N. B. C. Nouvelle Bibliothèque choisie; H. C. V. Histoire critique du Vieux Testament; El. Eloge

Historique.

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SOMMAIRE BIOGRAPHIQUE. R. Simon, né à Dieppe, le 13 mai 1638, entre une première fois à l'Oratoire en 1658, une seconde fois en 1662. Professeur de philosophie à Juilly, commis à la bibliothèque de la rue Saint-Honoré, sous le Père Le Cointe, il est ordonné prêtre à Paris le 10 septembre 1670. Il publie l'Histoire Critique du Vieux Testament et est exclu de l'Oratoire le 21 mai 1678. Il se retire dans la cure de Bolleville jusqu'en 1682, réside à Paris, Rouen et Dieppe, où il meurt le 21 avril 1712, léguant ses manuscrits à la cathédrale de Rouen.

n'a mieux que le Dieppois R. Simon justifié son origine. On ne saurait être à la fois plus enclin et plus habile aux plaideries. Sa vie, qui remplit environ les trois quarts d'un siècle, n'a été qu'un long procès contre des adversaires de toute nature, et la liste interminable des pseudonymes dont il crut devoir se masquer, au cours de cette incessante polémique, témoigne assez de sa circonspection. Il aimait au surplus à rappeler lui-même son pays natal; c'était un argument tout prêt contre qui voulait l'engager à quelque imprudente démarche. Un jour qu'on lui proposait de s'expatrier en Angleterre : Non, non, répondait-il, je ne veux pas être pendu par les hérétiques, même pour être le premier saint de Normandie. C'était alors un dicton courant que le premier saint Normand était encore à attendre, et malgré l'austérité d'une vie digne des ascètes du désert, R. Simon avait le sentiment qu'il n'était pas destiné à faire mentir le proverbe 1.

On a souvent parlé de l'âpreté de son humeur, de la susceptibilité quelque peu farouche de son caractère. Peut-être faut-il chercher le germe de cette disposition. morale dans l'histoire de sa première jeunesse. Sa famille était sans fortune, et son père, un forgeron de Dieppe, ne pouvait le faire instruire, en dépit de l'ardeur précoce qu'il témoignait pour l'étude. Il fallut que des protecteurs étrangers pourvussent aux frais de son éducation, d'abord chez les Oratoriens de Dieppe, puis pendant son année de philosophie, chez les Jésuites de Rouen, enfin à Paris, pendant son cours de théologie. Ajoutons que la fortune l'avait encore moins disgracié que la nature petit et de complexion malingre, doué même, à ce qu'il nous avoue, d'une voix de fausset, il resta toute sa vie le savant de mine chétive et rabougrie qui, selon le mot de La Martinière, ne porte pas, pour se faire accueillir, de lettres de recom

1. L. C., I, 90.

mandation sur son visage. Mais il ne devait pas tarder, en bon adversaire des Rabbins qu'il était, à démentir le mot célèbre du Talmud et à montrer qu'il n'y a pas que les dons de la fortune ou de la nature pour faire tenir un homme debout sur ses pieds '.

Dès ces premières études se manifestent quelques-uns des traits caractéristiques de sa nature intellectuelle : l'indépendance dans le travail, le goût des connaissances précises, et, dans un ordre de recherches qui semble trop souvent l'exclure, ce que Pascal nommait l'esprit de géométrie. Pendant que, dans le collège Oratorien de sa ville natale, les régents d'études s'appliquent à former des humanistes brillants, rompus à l'art du développement ou de la versification latine, c'est à l'étude du grec, quelque peu négligée alors, qu'il se livre avec passion. Autour de lui, c'est à qui fera plus ample provision d'élégances cicéroniennes pour un morceau d'apparat destiné à figurer en quelque séance académique; pour lui, tout en montrant une incroyable avidité de tout connaître, il ne trouve à satisfaire la rigueur précoce de son esprit que dans la seule étude de la grammaire. Le voilà désormais, et pour la vie, voué au culte de ces « minuties » philologiques, qui lui vaudront de la part de Bossuet de si superbes et si éloquents dédains. Qui ne se rappelle tant de véhémentes protestations, ici, contre l'érudit qui « « croit que c'est tout savoir que de savoir les langues et les grammaires »; là, contre « le critique qui fait profession de peser les mots par les règles de la grammaire et croit pouvoir imposer au monde par le grec ou par l'hébreu dont il se vante »; ailleurs encore, contre « les grammairiens subtils et curieux à rechercher les humanités, qui regardent l'Écriture comme la plus belle matière qui puisse être proposée à leur bel esprit pour y étaler leurs

1. El., 3, 4, 39; N. P., 4.

éruditions»? Eh bien! Bossuet avait beau multiplier contre l'exégèse purement grammaticale les objurgations et les invectives: les eùût-il, par impossible, connues d'avance, on peut affirmer que le jeune érudit n'eût pas renoncé aux séductions de cette grammaire si véhémentement réprouvée. N'était-ce pas pour lui que Jérôme semblait avoir écrit dans sa belle lettre à Læta, qu'il n'est pas de recherches si humbles que ne relève la grandeur du but poursuivi: Non sunt contemnenda quasi parva sine quibus magna constare non possunt? C'est trop peu dire encore. Car tandis que son illustre censeur ne voulait voir dans la philologie qu'une science propre « à éblouir l'esprit et à le rendre vain et présomptueux », R. Simon, avec plus d'un savant moderne, n'était pas éloigné de la regarder comme une école de moralité, où l'on apprend en définitive à se déprendre de soi-même et à mettre la vérité du fait au-dessus de toutes les illusions et de tous les calculs de l'égoïsme. N'était-ce pas déjà du reste l'opinion des Talmudistes, et ne parlaient-ils pas d'une science aussi rigoureuse que la philologie, quand ils disaient de leur épineuse et inflexible Halakha: «As-tu quelques passions? Mène-les à l'école, et ton cœur fût-il de pierre, elle le brisera1. »

Mais, moins encore que l'influence de ses régents d'humanités, R. Simon devait subir l'ascendant des professeurs de Sorbonne, pendant les cinq ans qu'il suivit les cours à la Faculté de Paris. Si l'on peut dire de lui qu'il fut à plus d'un égard un autodidacte, et il est peu de savants à qui ce nom convienne davantage, c'est à cette époque de sa vie que s'affirme le plus nettement ce caractère, et jamais élève n'a moins dû à ses maîtres, ou, pour mieux dire, ne s'est trouvé dès le principe en opposition plus

1. L. C., IV, 398; BOSSUET (Vivès); III, 426; IV, IX; III, 483; BECKн, Encycl. und Method. der philol. Wiss., 804; STERN, Lichstrahlen aus Talmud, 31.

marquée avec l'enseignement officiel. On nous a conservé une liste fort curieuse qu'il dressa plus tard, à la demande de son supérieur de l'Oratoire, et qui contient les noms des maîtres qu'il entendit alors. Qu'enseignaient les Grandin et les Chamillart, les Leblond et les Deschamps, noms illustres de la Sorbonne d'alors, si complètement oubliés aujourd'hui ? Rien de ce que pouvait leur demander le jeune érudit, toujours avide de remonter aux sources les plus hautes. La Théologie des Pères l'avait de bonne heure intéressé ses maîtres ne l'ignoraient pas moins qu'au temps encore récent où la Sorbonne condamnait Érasme pour avoir douté de l'authenticité des œuvres de saint Denis l'Areopagite! Voulait-il étudier l'histoire de l'Église? Elle n'était l'objet d'aucun enseignement spécial et, quand il avait été question dernièrement de discuter certaines légendes locales relatives au culte de sainte Madeleine, tous les Sorbonnistes avaient, d'une seule voix, confirmé les erreurs historiques qui le consacrent. S'avisait-il de demander la science de la controverse et de l'apologétique aux théologiens de Paris? Ils étaient, à peu d'exceptions près, ceux-là mêmes dont Richelieu disait qu'ils n'étaient bons qu'à réfuter les hérétiques du temps passé. Pour ce qui est des hérétiques d'aujourd'hui, qui leur citent l'hébreu de la Bible et le grec du Nouveau-Testament, ce n'est pas avec eux, remarquait R. Simon, que les Sorbonnistes peuvent impunément se commettre, ignorants comme ils le sont de ces deux langues sacrées de l'Église. Voudraient-ils d'ailleurs démentir leur syndic qui déclarait naguère que les mots sic in græco, sic in Hebræo suffisaient à déceler le luthéranisme caché dans un écrit ? Ignorance si criante qu'il a été question récemment d'imposer aux futurs docteurs la connaissance des trois langues nécessaires à tout théologien : l'hébreu, le gree et le latin. Mais il faut voir comme R. Simon jouit ici de l'embarras manifeste des « très sages maîtres » de la

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