Images de page
PDF
ePub

En s'affranchissant de toutes ces relations sociales qui nous enlèvent une partie si considérable de nous-mêmes, il n'avait pourtant pas complétement rompu avec ses contemporains. Par intervalles, des éclairs jaillissent de sa retraite et mêlent leurs feux aux lumières qui s'allument de toutes parts en France. Le mouvement imprimé par Viète aux sciences exactes s'est étendu avec une étonnante vigueur: pendant qu'on fait chez les nations voisines de si belles applications des mathématiques à l'astronomie et à toutes les branches de la physique, la France s'élève au premier rang dans les mathématiques pures; ce ne sont que brillantes joutes entre nos géomètres et ceux de l'Italie. Les problèmes les plus ardus s'échangent en manière de défi et se résolvent avec éclat. Parfois, Descartes, ému de loin aux cris des combattants, s'élance en esprit dans la lice, pareil à ces mysté rieux chevaliers qui apparaissaient soudain au milieu du tournoi, comme apportés sur les ailes des vents, et dont les premiers coups changeaient le sort de la journée. Il résout, en se jouant, les questions qui absorbaient toute l'attention des autres. Notre Roberval, l'Italien Cavalieri, le grand Galilée lui-même, ploient devant le terrible jouteur. Un seul tient tète à ce Roland de la science: c'est le Toulousain Fermat, génie spécial, qui n'est point sorti des mathématiques pures, mais qui y a déployé des dons prodigieux. Fermat avait trouvé, de son côté, comme Descartes, le problème essentiel de la géométrie algébrique, la réduction des courbes en équations: il devina les plus belles et les plus fécondes propriétés des nombres, sans en publier les démonstrations que les efforts réunis des plus puissants géomètres n'ont pas encore complétement retrouvées après deux siècles; il alla si avant dans l'arithmétique philosophique, qu'on ne l'a point encore dépassé, et ébaucha la méthode du calcul infinitésimal, en s'avançant hardiment dans cette voie de l'infini mathématique que la géométrie des indivisibles avait ouverte avec Kepler, Roberval et Cavalieri, à la suite des anciens. Descartes s'en tenait à l'indéfini, quoiqu'il eût fait un pas immense en appliquant les symboles

du roi, soit au parlement. V. Abrégé de la vie de M. Descartes, par Ad. Baillet, p. 206. Il fut pensionné, en 1647, « en considération de l'utilité que sa philosophie procuroit au genre humain ". Ibid., p. 297.

algébriques à la quantité continue'. Son amour des idées claires et distinctes, et la mission qu'il s'était imposée de déterminer tout ce qui est déterminable, ne lui permettaient pas de s'engager volontiers dans les mystères dont il ne pouvait acquérir une connaissance adéquate 2; mais aussi avec quelle puissance il tient ce qu'il tient! On arracherait plutôt à Hercule sa massue!

Fermat, au contraire, dans ses intuitions audacieuses, présentait les premières notions du calcul infinitésimal sous une forme obscure et incomplète, si bien que son rival put méconnaître sa grande création, qui ne fut définitivement constituée et acquise à la science que par Leibniz et Newton".

Dans ces luttes intellectuelles qui suffisaient à l'activité de savants du premier ordre, Descartes n'engageait que la moindre partie de sa pensée : ce n'était pour lui qu'une sorte de délassement gymnastique entre ses vrais travaux; il poursuivait un problème bien autrement vaste que tous ceux des géomètres! Il avait enfin trouvé, comme il le dit, le roc vif sur lequel devait être posé le fondement inébranlable de la connaissance humaine ! Tout étant préparé, il avait abordé de front la recherche de la vérité, rejetant successivement de son esprit tout ce qui souffrait le moindre doute, afin de voir si quelque chose subsisterait d'entièrement indubitable. Nos sens nous trompent quelquefois; il rejette le témoignage des sens on fait des paralogismes en géométrie; il rejette les démonstrations rationnelles : les pensées que nous avons, étant éveillés, nous peuvent aussi venir dans notre sommeil, sans correspondre à rien de réel; il rejette tout ce qui lui est jamais entré en l'esprit, comme pouvant n'être qu'illusion et songe. L'esprit humain, ainsi dépouillé de tout rap

1. D'Alembert et Lagrange regardaient cette seule découverte de Descartes comme supérieure à toute l'œuvre scientifique de Newton. Dutens; Origine des découvertes attribuées aux modernes, t. II, p. 170; Paris, 1812.

2. Connaissance égale à l'objet connu; notion complète.

3. Pierre de Fermat, conseiller au parlement de Toulouse, né en 1595, mourut en 1665. Sa négligence a privé la postérité d'une grande partie de ses travaux. Quelques-uns de ses manuscrits ont été retrouvés par M. Libri. V. l'art. de M. Libri sur Fermat, ap. Revue des Deux Mondes du 15 mai 1845; et l'Encyclopédie Nouvelle, art. FERMAT, par M. Renouvier. On avait annoncé, vers 1845, la réunion et la réimpression prochaine des œuvres de Fermat aux frais de l'État; mais ce projet n'a pas encore été

réalisé.

port, de tout précédent, de toute contingence, reste nu dans la nuit et le silence, pareil au Brahm des mythes indiens, quand il a résorbé en lui tous les mondes et qu'il demeure en face de luimême dans la solitude de son vide infini.

Mais de ce vide renaît l'univers. Tout s'est évanoui autour de l'esprit et dans l'esprit; mais l'esprit lui-même subsiste. Si je pense que tout est faux, que rien n'existe, moi qui le pense, je suis pourtant quelque chose.

Je pense, donc je suis.

« Le voilà trouvé, » s'écrie-t-il, « ce premier principe de la philosophie que je cherchois!»

Oui, la voilà posée cette forte assise sur laquelle bâtiront toutes les générations de l'avenir! Les vents du doute pourront battre contre elle pendant les siècles des siècles: ils ne l'ébranleront pas ! Il poursuit.

Je suis, que suis-je?... Je puis me séparer, par abstraction, de la notion de corps et de celle de lieu, mais non pas de la notion d'être ni de celle de pensée, car, si je ne pense pas, rien ne me prouve que je sois. Je suis donc quelque chose, dont toute l'essence ou nature n'est que de penser et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu ni d'aucune chose matérielle. Le moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est donc entièrement distincte du corps et même plus aisée à connaître que lui.

Je pense, donc je suis! Cette première vérité trouvée, qui m'en garantit la certitude? Rien que la conception claire et distincte que j'en ai. La conception claire et distincte, l'ÉVIDENCE, est donc le criterium des vérités fondamentales, le principe de la certitude. Les vérités premières ne se démontrent pas (ainsi qu'Aristote l'a déjà reconnu); on les conçoit, on les voit, on ne les définit point; pour les démontrer, il faudrait partir de principes qui leur fus

1. Dans la pensée posée de la sorte, Descartes enveloppe le sentiment et la sensation; on peut dire : J'aime, donc je suis; on peut dire : Je sens, donc je suis; mais, pour cela, il faut penser que l'on aime ou que l'on sent. Ces deux autres attributs essentiels de l'homme, au point de vue logique où se place Descartes, peuvent donc en quelque sorte se ramener à la pensée; mais Descartes ne l'a point dit, et son expression absolue, toute notre essence n'est que de penser, aura, nous le verrons, des conséquences fatales à l'ensemble de sa philosophie et qui eussent été évitées s'il eût dit seulement : notre essence est de penser.

sent supérieurs; il faudrait qu'elles-mêmes ne fussent pas des principes.

Quelles sont les autres vérités premières qui se présentent à l'esprit, après qu'il s'est ainsi reconnu par l'identification de l'être et de la pensée? Quelles sont les formes essentielles de la pensée, les idées générales, absolues, irréductibles, les seules choses immédiatement présentes à l'esprit? Ce sont: 1° l'idée même de la pensée ou de l'ètre pensant, ayant pour corrélation nécessaire l'idée d'unité et d'indivisibilité; 2° l'idée de l'étendue ou de l'être étendu, avec ses trois dimensions, largeur, longueur et profondeur, conçue, au contraire de la pensée, comme essentiellement et indéfiniment divisible, source commune de toutes les idées de nombre, de figure, de grandeur, etc., source de l'idée de corps, comme la pensée est la source de l'idée d'esprit; 3o l'idée de l'infini, c'est-à-dire de l'être qui ne peut être contenu dans aucunes limites; idée plus réelle et plus primitive que celle du fini, qui n'en est que la négation: première et obscure révélation de Dieu; 4° l'idée de la substance, c'est-à-dire de l'être qui se conçoit distinct de tout attribut et de tout accident, l'idée de ce qui subsiste (sub stat) après qu'on a écarté tous les phénomènes. Nous concevons deux substances, la substance pensante et la substance étendue, l'esprit et la matière: ce sont là les deux universaux réels, les deux genres essentiels. A l'idée de la substance ou de l'être en soi se rattachent les idées d'attributs et de modes, les universaux logiques des scolastiques, qui n'existent pas substantiellement comme le prétendaient les réalistes, qui ne sont pas seulement des mots, des définitions arbitraires, comme le vou

1. Il est impossible, en effet, de concevoir des parties dans l'esprit; ses facultés ne sont pas des parties, mais des modes, comme le dit Descartes.

2. Ces termes de fini et d'infini sont une imperfection de notre langue philosophique; il faudrait dire l'infini et le non-infini, le continu et le non-continu étant une formule trop faible. L'idée de l'infini n'est pas séparable de l'idée de l'absolu, c'est-àdire de ce qui n'est lié par aucune contingence, par aucuno nécessité extérieure à soi, de ce qui est souverainement libre.

3. Mais nous ne les concevons pas de la même manière. Nous avons la conscience immédiate de la pensée comme de notre propre essence, tandis que nous n'avons que l'idée nécessaire et non la conscience immédiate de l'étendue. Avons-nous le droit de déclarer l'étendue substantielle? c'est ce que contestera Leibniz, qui n'y verra qu'un point de vue nécessaire de l'esprit, qu'un rapport fondamental entre les êtres, mais non un être.

laient les nominaux les plus sceptiques, mais qui existent subjectivement et idéalement dans notre esprit, comme l'avaient établi Abélard et les conceptualistes.

Parmi les idées de modes ou de qualités, telles que la durée et le temps, l'espace et le lieu, le nombre, l'ordre, etc., il en est une supérieure et collective, qui embrasse en quelque sorte toutes les autres et qui se relie étroitement à l'idée de l'infini : c'est l'idée de la perfection, qui n'est point distincte de l'idée de l'être parfait; car, chez Descartes, les attributs et les modes ne sont point abstractivement séparés de la substance, comme chez les scolastiques, et l'identification des lois de l'être et des lois de la pensée, que doit systématiser un jour la philosophie allemande, est déjà tout entière dans le : Je pense, donc je suis.

Le MOI, jusqu'ici, n'est pas sorti de lui-même : c'est en lui qu'il a produit toute cette création idéale. Il ignore jusqu'à présent si quelque chose existe hors de lui et s'il dépend de quelque chose. L'idée de perfection va le lui apprendre et l'aider à franchir l'abîme qui le sépare de ce qui est hors de lui.

J'ai l'idée de la perfection, mais je ne suis point parfait, car je doute, et connaître est chose plus parfaite que douter; je désire, et posséder est plus parfait que désirer. D'où me vient cette idée? - Du néant? C'est impossible; qu'est-ce que le néant, sinon le faux, l'erreur, le défaut, ce qui manque, ce qui n'est pas ? L'idée de perfection, impliquant l'idée de ce qui est par excellence, du positif absolu, ne peut venir du négatif. Me vient-elle de moi? - C'est encore impossible: le parfait ne peut procéder de l'imparfait; le moindre ne saurait contenir le plus grand'. Cette idée a donc été mise en moi par une nature parfaite, qui n'est pas moi et de laquelle je tiens tout ce que je suis; car, si je tenais de moi le peu en quoi je participe de l'être parfait, j'eusse pu avoir

1. Il ne faudrait point opposer à ce principe la loi du progrès et dire que l'imparfait a le parfait en lui virtuellement et le développe successivement: si l'imparfait avait le parfait en lui, il serait parfait immédiatement et toujours. L'idée de perfection exclut celle de progrès et de succession. La perfectibilité n'est autre chose que la tendance de l'imparfait à se rapprocher progressivement du parfait, sans jamais l'atteindre ni se confondre avec lui. L'imparfait est ce qui est intermédiaire entre le parfait, c'est-à-dire la plénitude de l'être, et le néant, c'est-à-dire le vide de l'être, l'opposé de toute perfection.

« PrécédentContinuer »