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bagage et leur artillerie étaient restés à une journée en arrière. La circonvallation, qui embrassait une vaste étendue de marais, de dunes et de grève, et qui était coupée par sept canaux ou bras de rivière, était fort difficile à défendre: Turenne ne voulut pas, en attendant l'attaque dans ses lignes, s'exposer à une nouvelle journée de Valenciennes et se décida sur-le-champ à prendre l'offensive avant même d'avoir reçu l'avis que l'ennemi n'avait point de canon. Il se porta en avant sur les dunes avec les troupes de son quartier, qui était le plus près de l'ennemi, et manda aux généraux des autres quartiers de le rejoindre pendant la nuit, en laissant les tranchées et le camp suffisamment protégés pour contenir la garnison de Dunkerque. Le lendemain 14 juin, de grand matin, il marcha droit aux Espagnols, à la tête de huit à neuf mille fantassins, de cinq ou six mille chevaux et de dix pièces de

canon.

Les Espagnols, plus faibles en infanterie (ils avaient six mille fantassins), eussent dû être beaucoup plus forts en cavalerie; mais la moitié de leurs huit ou neuf mille chevaux étaient allés fourrager au loin. Ils se refusaient à croire que Turenne vînt les attaquer malgré les avis de Condé et du duc d'York, qui avait servi sous Turenne et qui le connaissait bien, don Juan et Caracena n'avaient pris aucune précaution; faute d'outils, ils avaient campé sans nul retranchement. Condé était exaspéré de leur incapacité et de leur entêtement. « Avez-vous jamais vu une bataille?» demanda-t-il au jeune duc de Glocester, frère du duc d'York. «- Pas encore. Dans une demi-heure, vous verrez << comment nous en perdrons une '! »

Les Espagnols se mirent en bataille à la hâte sur les dunes et dans la prairie qui s'étend entre les dunes et le canal de Bruges à Dunkerque: ils placèrent leur infanterie en première ligne; dans les dunes, les inégalités du terrain, dans la prairie, des watergans ou fossés d'arrosement les empêchaient de déployer leur cavalerie. Les Français approchaient sur un grand front, occupant tout l'espace de la mer au canal, la cavalerie sur les ailes, l'infanterie au centre: la gauche de l'infanterie, que conduisait le général Loc

1. Mém, du duc d'York, à la suite des Mémoires de Turenne, p. 605.

kart, neveu du Protecteur, était formée par trois ou quatre mille de ces fameux soldats de Cromwell qui avaient renversé la monarchie anglaise; ils avaient en face les bataillons des Espagnols naturels et un corps de royalistes ango-irlandais que commandaient deux Stuarts, les ducs d'York et de Glocester. L'armée française avançait de dune en dune, faisant feu de ses canons du haut de chaque éminence et secondée par l'artillerie de quelques frégates anglaises embossées près de la côte. L'ennemi ne pouvait répondre; il était déjà ébranlé par l'artillerie, quand on en vint aux mains. Les républicains anglais chargèrent, les premiers, un bataillon espagnol, qui occupait une dune un peu avancée, enlevèrent ce poste à la pointe des piques, puis culbutèrent les royalistes du duc d'York. Le duc rallia ses gens et les Espagnols et les ramena au combat; mais la cavalerie française de l'aile gauche, tournant par la grève de la mer, entra dans les dunes, prit l'ennemi en flanc et en queue et le renversa. Don Juan et Caracena essayèrent en vain d'arrêter la déroute sur ce point.

Pendant ce temps, l'infanterie wallonne et allemande et les fantassins émigrés du prince de Condé avaient été rompus presque sans résistance par l'infanterie française. Condé accourut au secours de ses fantassins et balança un moment la fortune par une charge brillante contre la cavalerie de la droite française: il enfonça la première ligne; mais Turenne arriva en personne avec le reste de ses escadrons et chargea Condé de front, tandis que l'infanterie le prenait en flanc par un feu terrible. La cavalerie de Condé ne put soutenir cette double attaque : elle se rompit à son tour, et le prince, après avoir fait, dit le duc d'York, « tout ce qui « se pouvoit et en général et en soldat », n'échappa qu'à grand'peine aux mains des vainqueurs. Ses principaux lieutenants furent pris en protégeant sa retraite; parmi eux figurait le comte de Boutteville, qui devait être un jour l'illustre maréchal de Luxembourg. La déroute fut complète; l'armée espagnole perdit un millier d'hommes tués ou hors de combat et trois ou quatre mille prisonniers.

Les conséquences de la victoire devaient être bien plus grandes que la victoire même : l'Espagne en était à ce point où la perte d'une bataille ne se répare plus. La garnison de Dunkerque, assez

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nombreuse, mais mal approvisionnée, ne pouvait plus espérer aucun secours : la perte de son chef, le marquis de Leede, blessé à mort par un boulet, acheva de la décourager: elle capitula le 23 juin et, le 25, le roi arriva au camp pour voir sortir les ennemis et faire son entrée dans la place, qu'il fallut, le jour même, en vertu des traités, remettre entre les mains du représentant de Cromwell; dure nécessité! L'alliance du superbe Protecteur n'imposait pas de moindres sacrifices aux sentiments et à l'orgueil de la cour qu'aux intérêts de l'état. Durant le siége de Dunkerque, Cromwell avait envoyé son gendre, lord Falconberg, complimenter le roi de France: Falconberg fut reçu en prince, et le roi, à son tour, envoya le duc de Créqui offrir au Protecteur une magnifique épée: Mazarin expédia, en son nom particulier, son neveu Mancini, frère de celui qui avait été tué au faubourg Saint-Antoine, pour exprimer à Cromwell le regret qu'il éprouvait de pas n'être libre d'aller rendre en personne ses hommages « au plus grand homme du monde ».

Le souvenir des honneurs rendus au chef de rebelles qui avait fait tomber la tête du beau-frère de Louis XIII dut être, plus tard, bien amer au Grand Roi, lorsque Louis XIV se fut fait le champion systématique du droit divin des rois et qu'il eut substitué la politique des principes royalistes à la politique des intérêts nationaux.

Quant à Mazarin, qui n'avait pas de telles convictions et qui pensait que le monde appartient à la fortune et à l'intelligence 2, on peut croire que, parti lui-même de si bas pour arriver si haut, il ne répugnait point à s'incliner devant une destinée plus extraordinaire encore que la sienne. Il était préoccupé, en ce moment-là, d'une singulière fantaisie: il prétendait passer pour un grand capitaine et renouveler, aux yeux de l'Europe, le rôle de Richelieu devant La Rochelle; il s'avisa de faire prier Turenne de lui écrire une lettre où la gloire d'avoir dressé le plan du siége et de la

1. Hume, Histoire d'Angleterre, c. XLIII. - Larrei (Histoire de Louis XIV, t. I, page 368) cite une lettre de Mazarin à Cromwell, écrite dans des termes plus réservés.

2. On sait que, lorsqu'on lui demandait de donner de l'emploi à quelqu'un, sa première question était : « est-il heureux? » mot qu'on aurait tort d'interpréter dans un sens purement fataliste: il croyait que les hommes doués d'un certain ensemble de facultés réflectives et actives manquent rarement de maitriser la fortune.

XII.

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bataille lui serait déférée : rien ne lui eût coûté pour payer cette complaisance; il eût accordé à Turenne ce qui était l'objet de ses désirs, un titre qui l'élevât au-dessus des autres maréchaux et lui assurât le commandement en chef des armées. Turenne répondit simplement qu'il ne pouvait couvrir une fausseté de sa signature. Mazarin lui garda, dit-on, rancune; il n'en laissa toutefois rien paraître : il avait trop besoin de cette glorieuse épée '.

Turenne poursuivait sa victoire en homme qui ne voulait pas que les Anglais profitassent seuls du commun succès. Dès le 28 juin, il avait mis le siége devant Bergues (Berg-Saint-Winox), dont la garnison se rendit prisonnière le 1er juillet. Furnes ouvrit ses portes sans résistance le lendemain. L'armée ennemie, qui s'était ralliée à Nieuport, n'osa défendre la rivière d'Yper ni les canaux voisins: Dixmuyde se rendit le 4 juillet. Turenne était prêt à se porter entre Nieuport et Ostende, afin de couper la retraite aux ennemis et de les enfermer dans Nieuport. Une nouvelle alarmante arrêta brusquement l'armée française. Le jeune roi, qui montrait beaucoup d'ardeur militaire, s'était fatigué à visiter les siéges de Dunkerque et de Bergues: la chaleur du soleil, les exhalaisons des marais, le mauvais air du fort de Mardick, où Louis avait quelque temps logé, avaient allumé dans son sang une fièvre maligne; on avait été obligé de le reporter de Bergues à Calais, où étaient sa mère et la cour, et, en quelques jours, la maladie avait fait de tels progrès, qu'on le jugeait à l'extrémité.

L'anxiété était partout extrême : le flot des courtisans commençait à refluer vers Monsieur, duc d'Anjou, héritier présomptif de Louis XIV. Les gens sensés voyaient avec douleur la couronne près de tomber sur le front de ce jeune homme frivole et efféminé, qui donnait beaucoup moins d'espérances que son frère et qui ne semblait affectionné qu'à de jeunes étourdis et à des femmes d'intrigue c'était une inquiétante perspective que la chute d'un ministre, qui, après tout, était un grand homme d'état, au profit de quelque favori sans mérite. Mazarin, effrayé, avait déjà expédié l'ordre de transporter ses trésors au château de Vincennes et

376. p.

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1. Mém. de Langlade, ap. Histoire de Turenne, t. I, Langlade avait été le secrétaire du duc de Bouillon, frère de Turenne, et avait la confiance de celui-ci.

recommandait instamment sa personne et ses intérêts à Turenne et au maréchal du Plessis-Praslin, qu'il avait fait jadis gouverneur de Monsieur.

Le malheur qu'on redoutait n'eut pas lieu. Cette carrière éclatante ne devait pas être ainsi arrêtée aux premiers pas. Les remèdes ordinaires ayant échoué, les médecins parvinrent, dit-on, à provoquer une crise salutaire par l'emploi d'un remède nouveau et très-controversé, l'antimoine ou vin émétique: Gui-Patin, le grand ennemi de l'antimoine et du quinquina, assure que ce fut la saignée, et non l'émétique, qui sauva le roi. Après une crise violente, le roi entra en convalescence et put repartir, le 22 juillet, pour Compiègne '.

Les opérations militaires avaient été à peu près suspendues neuf ou dix jours. L'ennemi n'en avait profité que pour répartir ses forces entre Nieuport, Ostende, Bruges et Ypres. Dès que le roi fut hors de péril, Mazarin et Turenne décidèrent le siége de Gravelines; il fallait bien que la France se nantit de la compensation qui lui avait été promise pour l'abandon de Dunkerque. Le maréchal de La Ferté, qui avait été mandé de Lorraine avec cinq ou six mille soldats, conduisit l'attaque: Turenne lui envoya les renforts nécessaires et couvrit le siége. Gravelines était plus forte que Dunkerque, quoique moins importante comme position maritime; mais la garnison était tout à fait insuffisante. Les généraux ennemis, cependant, avaient fait quelques nouvelles levées et mandé un corps de troupes qui ne s'était point trouvé à la bataille: ils réunirent leur armée et s'avancèrent jusqu'à Poperingues et Roesbrughe; informés des dispositions que Turenne avait prises pour les recevoir, ils n'osèrent pousser plus loin et, tandis qu'ils hésitaient, Gravelines capitula après un mois de résistance (26-30 août): ils se retirèrent vers Ypres et la Lys. L'ingénieur qui avait dirigé le siége était le jeune Vauban, fait prisonnier naguère en combattant parmi les émigrés à la suite de Condé, menacé de mort, puis gracié et employé par Turenne, qui avait deviné ce qu'il valait.

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