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dant, comme il était de bonne compagnie, il eut l'air de trouver le tour très-drôle, et fit semblant de rire tant que le bailli fut là; mais à peine le magistrat eut-il le dos tourné, que Satan commença à s'escrimer des pieds et des mains pour démolir le pont qu'il avait bâti; il avait fait la chose tellement en conscience, qu'il se retourna les ongles et se déchaussa les dents avant d'en avoir pu arracher le plus petit caillou.

J'étais un bien grand sot, dit Satan. Puis, cette réfleron faite, il mit les mains dans ses poches et descendit les rives de la Reus regardant à droite et à gauche, comme aurait pu le faire un amant de la belle nature. Cependant il n'avait pas renoncé à son projet de vengeance. Ce qu'il cherchait des reux, c'est un rocher d'une forme et d'un poids convenables, ada de le transporter sur la montagne qui domine la vallée, et de le lasser tomber de cinq cents pieds de haut sur le pont que lui avait escamote le bailii de Goschenen.

Il n'avait pas fait trois lieues, qu'il avait trouvé son affaire. C'est un joli rocher, gros comme une des tours de NotrePane:* Satan l'arracha de terre avec autant de facilité qu'un enfet aurut fut d'une rave, le chargea sur son épaule, et, prenant le sentier qui conduisait au haut de la montagne, il se mit en route, tirant la langue en signe de joie et jouissant d'avance de la désolation du billi quand il trouverait le lendemain son port effondré

Lorsqu'il eut fait une Beue, Satan erut distinguer sur le pont un grand concours de populace; il posa son rocher par terre, grapa dessus, et, arrive au sommet, aperçut distinctement le dange de Goschenen, croix en tête et bannière déployée, qui venat de besser l'euvre satanique et de consacrer à Dieu le pont du diable

Sater vit bien qu'il n'y avait rien de bon à faire pour lui; il descendit tristement, et, rencontrant une pauvre vache qui n'en pouvait mais, il la tira par la queue et la fit tomber dans un pré

Quant au balli de Goschenen, il n'entendit jamais reparler de Parchitecte infernal; seulement, la première fois qu'il fouilla á son escarcelle, il se brila vigoureusement les doigts : c'était le gor qui était redevenu charbon.

Le pont subsista cinq cents ans, comme l'avait promis le diable. S'on veut chercher la vérité cachee derrière ces voiles mysA mais transparens de la tradition, ce sera surtout lorsqu'il sera question de ces grands travaux attribués à l'ennemi du genre humain qu'elle sera facile à découvrir. Ainsi, presque

* Cathedrale de Paris.

partout en Suisse il y a des chaussées du diable, des ponts du diable, des châteaux du diable, qu'après une investigation un peu sérieuse on reconnaîtra pour des ouvrages romains. Contre l'exemple des Grecs, qui, dans leurs invasions, détruisaient et emportaient, les Romains, dans leurs conquêtes, apportaient et bâtissaient. Aussi, à peine l'Helvétie fut-elle soumise par César, qu'une tour s'éleva à Nyon (Novidunum), un temple à Moudon (Mus Donium), et qu'une voie militaire, aplanissant le sommet du Saint-Bernard, traversa l'Helvétie dans sa plus grande largeur, et alla aboutir au Rhin, près de Mayence. Sous Auguste, les maisons les plus nobles et les plus riches de Rome acquirent des possessions de la nouvelle conquête, et vinrent s'établir à Vindich (Vindonissa), à Avenches (Aventium), à Arbon (Arbor felix) et à Coire (Curia). C'est alors que, pour rendre les communications plus faciles entre ces riches étrangers, les architectes romains, sinon les premiers, du moins les plus hardis du monde, jetèrent, d'une montagne à l'autre et audessus d'épouvantables précipices, ces ponts aériens, si solides que presque en tous lieux on retrouve debout. La domination romaine en Helvétie dura, comme on le sait, quatre cent cinquante ans; puis un jour apparurent sur les montagnes de nouveaux peuples, venus on ne sait d'où, conquérans nomades, cherchant une patrie, s'établissant selon leur caprice, avec leurs femmes et leurs enfans, là où ils croyaient être bien, chassant devant eux avec le fer de leur épée les vainqueurs du monde comme les bergers chassent les troupeaux avec le bois de la houlette, et faisant esclaves les populations que Rome avait adoptées pour ses filles. Ceux que le souffle de Dieu poussa vers l'Helvétie, étaient les Burgunds et les Allemanni: ils s'établirent depuis Genève jusqu'à Constance, et depuis Bâle jusqu'au Saint-Gothard. Ces hommes, incultes et sauvages comme les forêts dont ils sortaient, restèrent saisis d'étonnement en face des monumens que la civilisation romaine avait laissés. Incapables de produire de pareilles choses, leur orgueil se révolta à l'idée que des hommes les avaient produites, et toute œuvre qui leur parut au-dessus de leurs forces fut attribuée par ceux-ci à la complaisante coopération de l'ennemi des hommes, que ceux-ci avaient dû nécessairement payer au prix de leurs corps ou leurs âmes. De là toutes les légendes merveilleuses dont le moyen âge hérita et qu'il a léguées à ses enfans.

ALEXANDRE DUMAS.

* Le Saint-Gothard, mont près duquel le Rhin et le Rhône prennent leurs sources, est un des points les plus élevés des Alpes. Il est traversé par une superbe route qui fait communiquer la Suisse avec l'Italie, et par où passent annuellement quinze à vingt mille voyageurs.

GENÈVE.

Genève est, après Naples, une des villes les plus heureusement situées du monde; paresseusement couchée comme elle l'est, appuyant sa tête à la base du mont Salève, étendant jusqu'au lac ses pieds que chaque flot vient baiser, elle semble n'avoir autre chose à faire que de regarder avec amour les mille villas semées aux flancs des montagnes neigeuses qui s'étendent à sa droite, ou couronnent le sommet des collines vertes qui se prolongent à sa gauche. Sur un signe de sa main, elle voit accourir, du fond vaporeux du lac, ses légères barques aux voiles triangulaires, qui glissent à la surface de l'eau, blanches et rapides comme des goélands, et ses pesans bateaux à vapeur, qui chassent l'écume avec leur poitrail. Sous ce beau ciel, devant ces belles eaux, il semble que ses bras lui sont inutiles, et qu'elle n'a qu'à respirer pour vivre: et cependant cette odalisque nonchalante, cette sultane paresseuse en apparence, c'est la reine de l'industrie, c'est la commerçante Genève, qui compte quatre-vingt-cinq millionnaires parmi ses vingt mille enfans.

il

Genève, comme l'indique son étymologie celtique,* fut fondée y a deux mille cinq cents ans à peu près. César, dans ses Commentaires, latinisa la barbare, et fit de Gen-ev Geneva. Antonin, à son tour, changea, dans son itinéraire, ce nom en celui de Genabum. Grégoire de Tours, dans ses chroniques, l'appela Janoba; les écrivains du huitième au quinzième siècle la désignèrent sous celui de Gebenna; enfin, en 1536, elle prit la dénomination de Genève, qu'elle ne quitta plus depuis.

Parmi toutes les capitales de la Suisse, Genève représente l'aristocratie d'argent: c'est la ville du luxe, des chaînes d'or, des montres, des voitures et des chevaux. Ses trois mille ouvriers alimentent l'Europe entière de bijoux; soixante-quinze mille onces d'or et cinquante mille marcs d'argent changent chaque année de forme entre leurs mains, et leur seul salaire s'élève à deux millions cinq cent mille francs.

Le plus fashionable des magasins de bijouterie de Genève est sans contredit celui de Beautte; il est difficile de rêver en imagination une collection plus riche; c'est à rendre folle une Parisienne, c'est à faire tressaillir d'envie Cléopâtre dans son tombeau.

Ces bijoux paient un droit pour entrer en France; mais, moyennant un courtage de cinq pour cent, M. Beautte se charge de les faire parvenir par contrebande; le marché entre l'acquéreur et le vendeur se fait à cette condition, tout haut et publique

* Gen, sortie; ev, rivière.

ment, comme s'il n'y avait point de douaniers au monde. Il est vrai que M. Beautte possède une merveilleuse adresse pour les mettre en défaut une anecdote sur mille viendra à l'appui du compliment que nous lui faisons.

Lorsque M. le comte de Saint-Cricq était directeur-général des douanes, il entendit si souvent parler de cette habileté, grâce à laquelle on trompait la vigilance de ses agens, qu'il résolut de s'assurer par lui-même si tout ce qu'on en disait était vrai. Il alla en conséquence à Genève, se présenta au magasin de M. Beautte, acheta pour trente mille francs de bijoux, à la condition qu'ils lui seraient remis sans droit d'entrée à son hôtel à Paris. M. Beautte accepte la condition en homme habitué à ces sortes de marchés; seulement il présenta à l'acheteur une espèce de sous-seing privé par lequel il s'obligeait à payer, outre les trente mille francs d'acquisition, les cinq pour cent d'usage; celui-ci sourit, prit une plume, signa de Saint-Cricq, directeur-général des douanes françaises, et remit le papier à Beautte, qui regarda la signature, et se contenta de répondre en inclinant la tête: Monsieur le directeur des douanes, les objets que vous m'avez fait l'honneur de m'acheter seront arrivés aussitôt que vous à Paris.

M. de Saint-Cricq, piqué au jeu, se donna à peine le temps de dîner, envoya chercher des chevaux à la poste, et partit une heure après le marché conclu.

En passant à la frontière, M. de Saint-Cricq se fit reconnaître des employés qui s'approchèrent pour visiter sa voiture, raconta au chef des douaniers ce qui venait de lui arriver, recommanda la surveillance la plus active sur toute la ligne, et promit une gratification de cinquante louis à celui des employés qui parviendrait à saisir les bijoux prohibés; pas un douanier ne dormit de trois jours.

Pendant ce temps, M. de Saint-Cricq arrivé à Paris, descend à son hôtel, embrasse sa femme et ses enfans, et monte à sa chambre pour se débarrasser de son costume de voyage.

La première chose qu'il aperçoit sur la cheminée est une boîte élégante dont la forme lui est inconnue. Il s'en approche, et lit sur l'écusson d'argent qui l'orne: M. le comte de SaintCricq, directeur-général des douanes; il l'ouvre, et trouve les bijoux qu'il a achetés à Genève.

Ar

Beautte s'était entendu avec un des garçons de l'auberge, qui, en aidant les gens de M. de Saint-Cricq à faire les paquets de leur maître, avait glissé parmi eux la boîte défendue. rivé à Paris, le valet de chambre, voyant l'élégance de l'étui et l'inscription particulière qui y était gravée s'était empressé de le déposer sur la cheminée de son maître.

M. le directeur des douanes était le premier contrebandier du

royaume.

ALEXANDRE DUMAS.

LE LAC DE GENÈVE.

"That glorious valley and its lake,

And Alps on Alps in clusters swelling,
Mighty and pure, and fit to make

The ramparts of a monarch's dwelling."

MOORE.

Je ne sais s'il existe des lieux plus riches en souvenirs que le lac de Genève. Je conçois que les amateurs de l'antiquité s'extasient sur les débris de quelques vieux temples grecs ou égyptiens, que la vue du Parthénon ou celle du Capitole fasse naître de grandes et salutaires pensées; mais que l'on me dise si le dégoût le plus profond pour l'humanité ne leur cède pas bientôt? L'histoire du peuple grec rappelle une foule de grandes actions; mais que de crimes en ont souillé les pages! Rome a eu ses Titus et ses Trajans, je le sais, mais aussi combien de Nérons et de Caligulas. D'ailleurs, ces souvenirs des anciens temps, dans quels lieux va-t-on les chercher ? La campagne de Rome a ses marais Pontins, et plus de champs incultes que de cultivés; la Grèce, privée de fleurs et de forêts, est couverte de sables brûlants; enfin l'Égypte, dont l'histoire est à peine connue, a des monuments, mais point de souvenirs. On reprochera peut-être à ceux qui se rattachent au lac de Genève d'être trop modernes; mais ils ne rappellent du moins que des idées de patriotisme ou de liberté, et ces idées ont aussi leur poésie et leur grandiose. Ces champs sont couverts de riches moissons; ces coteaux de vignes et de vergers; les villages, rapprochés les uns des autres, sont peuplés de citoyens libres et heureux; l'air que l'on y respire est celui que respira Guillaume Tell; ces montagnes sont celles de l'Helvétie, qui brisa le joug de l'Autriche; ce bateau qui vous entraîne est lui-même sous la protection d'un grand nom, sous celui de Winkelried, qui enfonça le fer de l'étranger dans ses flancs pour faire une trouée dans les rangs ennemis, et donner aux siens un grand exemple.

Le pays que vous longez est Vaud, dont la devise est Liberté et Patrie; celui qui est devant vous est Genève, qui sapa la puissance des papes, et sut résister à tous les genres d'oppressions; heureuse si, dans ces glorieuses annales, on voyait plus souvent en action la tolérance que l'on y prêchait en paroles. Voici Clarens et Vevey, qui doivent leur célébrité

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