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tentit dans les rues le cri de muoja il popol grasso! (meurent les gros bourgeois) plusieurs fois la noblesse essaie, tantôt à l'aide de ces émeutes de la populace, tantôt à l'aide de surprises à main armée, de reprendre le pouvoir. La noblesse et la populace sont battues, et alors apparaît une législation violente et singulière, née de la victoire que vient de remporter la bourgeoisie, et qui explique le caractère de cette victoire.

La noblesse est proscrite, parce que c'est là le vieil et irréconciliable ennemi; elle est déclarée incapable de toutes fonctions publiques, à moins que le noble ne se fasse peuple. A Florence, on confère aux nobles la popularité, la roture, comme partout ailleurs on conférait la noblesse; singulière revanche que la roture italienne prenait sur la noblesse européenne.

En même temps que la noblesse est exclue, le petit peuple est admis dans le gouvernement par l'organisation politique des corporations d'ouvriers. La bourgeoisie fait ainsi sa part au petit peuple, son allié contre la noblesse, allié souvent incommode et factieux, mais sans lequel la bourgeoisie ne peut rien contre l'aristocratie.

C'est de cette exclusion de la noblesse et de l'admission du petit peuple à l'aide des corporations ouvrières qui le groupent et le contiennent, que commence à naître, à Florence, la classe moyenne. La classe moyenne, en effet, selon moi, ce n'est ni la noblesse, ni la populace, ni même la bourgeoisie, tous ces noms désignant les éléments sociaux à l'époque où ils se forment, et non à l'époque où ils s'unissent et se combinent l'un dans l'autre. La classe moyenne n'est autre chose que la réunion des individus, l'un noble, l'autre bourgeois, l'autre ouvrier, qui se rapprochent et forment une société commune. La bourgeoisie est le cœur de la classe moyenne; elle n'en est pas le corps tout entier. C'est à cette époque (1378) qu'éclate la grande émeute des Ciompi. Cette émeute est curieuse à plus d'un titre.

Le 21 juillet 1378, les ouvriers tisserands se révoltent, courent à la place du palais, entrent dans la salle des magistrats, les chassent et s'emparent du pouvoir. Jusque-là, l'accident n'a rien d'extraordinaire pour Florence: elle est faite et habituée aux émeutes. Un ouvrier, Michel Lando, est le chef de l'insurrection. Tout chef veut gouverner, c'est-à-dire mettre de l'ordre. Mais l'ordre choque les insurrections: les compagnons de Michel Lando veulent donc continuer l'émeute, et, au moment où quelques magistrats, les uns nouveaux, les autres anciens, ceux-ci nommés par l'émeute, ceux-là tolérés par elle, recommençaient à délibérer dans la salle de la seigneurie, les chefs de l'insurrection entrent dans la salle et menacent l'assemblée au nom peuple. Michel Lando accourt, et, voyant les magistrats t

bler à ce nom de peuple, si terrible un jour d'insurrection, il apostrophe hardiment les nouveaux factieux, leur disant qu'ils ne sont pas le peuple :-l'un, qu'il est le cordonnier un tel, qui loge dans telle rue, qui a une femme bossue et un enfant boiteux, mais qu'il n'est pas le peuple de Florence; l'autre, qu'il est le tisserand un tel, qui habite telle place, près de telle église, que tout le quartier connait comme ivrogne et libertin, mais qu'il n'est pas le peuple de Florence. Et là-dessus, comme le cordonnier et le tisserand se troublent devant cet homme qui, étant du peuple autant qu'eux et mieux qu'eux, ne se laisse pas, comme les magistrats bourgeois, intimider par ce grand mot, Michel Lando profite de leur hésitation, les chasse de la salle, sort luimême du palais, harangue le peuple avec son éloquence familière et hardie, et dissipe l'émeute qui l'a créé magistrat. Rare exemple d'un chef de parti qui n'est pas dupe de la force même qu'il a employée, qui en sait la portée et la mesure, et qui n'a pas peur du fantôme qu'il a évoqué !

L'émeute des Ciompi est, à Florence, le point culminant de cette révolution démocratique qui, commencée contre la noblesse par la bourgeoisie, avec l'aide des classes inférieures, tournait peu à peu contre la bourgeoisie elle-même. Jusque-là la bourgeoisie, ayant à la fois des principes de démagogie et des intérêts d'ordre et de conservation, était indécise, ne sachant à quoi se fier à ses principes qui contrariaient ses intérêts, ou à ses intérêts qui contredisaient ses principes. Elle était surtout embarrassée de se trouver sur la défensive, et ce rôle la gênait; elle ne comprenait pas qu'il fallait qu'elle pérît, comme classe exclusive et distincte, pour renaître du sein du peuple, sous le nom de classe moyenne.

Ce travail de métamorphose ne se fait pas ordinairement par la bourgeoisie, quand elle est laissée à elle-même: l'intolérance de l'esprit de classe s'y oppose. Pour que la métamorphose se fasse, il faut qu'elle soit imposée à la bourgeoisie, et la bourgeoisie l'accepte plutôt qu'elle ne la cherche. Pour créer la classe moyenne en France, il a fallu Napoléon et son armée, cette grande fabrique de fortunes prises dans toutes les classes de la nation. L'histoire de Florence atteste aussi cette vérité : la classe moyenne s'est faite et constituée, à Florence, sous le pouvoir des Médicis.

L'émeute des Ciompi avait dégoûté la bourgeoisie de ses principes démocratiques; mais elle ne voulait pas remettre le pouvoir à la noblesse, sa vieille ennemie. Cet état des esprits amena l'avénement de Silvestre de Médicis, le véritable fondateur de la maison de Médicis. Il représentait la bourgeoisie de Florence: de là sa puissance. Silvestre de Médicis ne fut ni duc

ni prince de Florence; il gouverna par influence plutôt que par autorité. C'est ainsi qu'on règne dans les républiques qui finissent.

L'un des premiers effets du pouvoir de Silvestre de Médicis fut d'abolir les priviléges des diverses classes et d'établir l'égalité des impôts, c'est-à-dire de fonder un droit commun. Ce droit est le vrai caractère politique des États où prévaut la classe

moyenne.

L'histoire de la bourgeoisie florentine finit donc à l'avénement des Médicis ou à la création de la classe moyenne, et cette histoire est un type instructif: elle montre comment la bourgeoisie naît, comment elle s'accroît et comment elle meurt, mais pour renaître plus forte et plus grande sous le nom de classe moyenne.

Après cette grande leçon de philosophie sociale, il est encore une autre leçon que donne l'histoire politique de Florence. La classe moyenne est née : il y a un droit commun, c'est beaucoup; ce n'est pas tout. En effet, ce droit est plus ou moins parfait; l'égalité est un des grands mérites du droit politique, mais ce n'est pas le seul. Les lois peuvent avoir le mérite d'être égales pour tous et avoir beaucoup d'autres défauts. Un peuple souffre encore, même après l'abolition des priviléges politiques, si le commerce est mal réglé, si la police est mal faite, si les lois civiles sont confuses, si les lois pénales sont cruelles. Tous ces maux peuvent se trouver dans un État sans priviléges. Une société n'a pas seulement besoin d'égalité et de liberté dans ses lois elle a besoin aussi d'humanité, de douceur, de compassion. Florence est l'État qui, le premier en Europe, ait cherché à conformer ses lois aux maximes de philosophie qui s'y sont répandues au XVIIIe siècle. Léopold réforma hardiment les lois de la Toscane, et il prit l'initiative de cette législation libérale et éclairée que l'Europe cherche depuis cinquante ans. Il fit plus : il rédigea une constitution qui introduisait en Toscane le gouvernement représentatif. Mais, si les événements empêcherent Léopold d'accomplir ce dernier projet, les réformes qu'il opéra dans les lois et dans l'administration suffirent pour faire de la Toscane, sous son règne, le plus heureux État de l'Europe. Dernière leçon politique donnée au monde par Florence: que les formes du gouvernement sont peut-être, après tout, moins importantes qu'on ne pense, et que la destinée des peuples dépend bien plus encore peut-être de l'esprit du siècle et de la marche de la civilisation que de leurs lois et de leurs institutions. effet, c'est le despotisme qui, sous Léopold, se chargea de réfor mer les lois de Florence et de donner à la Toscane le bonheur qu'elle n'avait pas su trouver sous son gouvernement républicain.

En

Et notez que ces réformes n'ont pas été un bienfait passager: elles ont survécu à Léopold, elles sont encore la règle de l'administration en Toscane. De là le cours paisible et doux de ce gouvernement; de là le bonheur et la modération du pays. A voir Florence, à voir la vie tranquille et satisfaite de ce peuple livré au commerce, à l'agriculture, à la contemplation des monuments de ses ancêtres et à l'étude de leurs œuvres, on se demande si c'est là le peuple turbulent qui a tant agi et tant pensé, qui a donné à l'Europe le modèle de toutes les études littéraires, et l'exemple de toutes les révolutions sociales. La destinée de Florence représente ces hommes mêlés pendant longtemps à toutes les agitations du monde, et qui, vers la fin de leur carrière, plus sages ou plus las, se retirent dans quelque paisible solitude pour y vivre au milieu des beaux-arts, heureux, indifférents, et se consolant, par la douceur d'une vie élégante, du regret de ne plus remuer le monde.

SAINT-MARC GIRARDIN.

LA PESTE DE FLORENCE.

En 1348, la peste infecta toute l'Italie, à la réserve de Milan et de quelques cantons au pied des Alpes, où elle fut à peine sentie. La même année, elle franchit les montagnes, et s'étendit en Provence, en Savoie, en Dauphiné, en Bourgogne, et, par Aigues-Mortes, pénétra en Catalogne. L'année suivante, elle comprit tout le reste de l'Occident jusqu'aux rives de la mer Atlantique, la Barbarie, l'Espagne, l'Angleterre et la France. Le Brabant seul parut épargné, et ressentit à peine la contagion. En 1350, elle s'avança vers le Nord, et envahit les Frisons, les Allemands, les Hongrois, les Danois et les Suédois. Ce fut alors, et par cette calamité, que la république d'Islande fut détruite. La mortalité fut si grande dans cette ile glacée, que les habitants épars cessèrent de former un corps de nation.

Les symptômes ne furent pas partout les mêmes. En Orient, un saignement de nez annonçait l'invasion de la maladie; en même temps, il était le présage assuré de la mort. A Florence, on voyait d'abord se manifester, sous les aisselles, un gonflement qui surpassait même la grosseur d'un œuf. Plus tard, ce gonflement, qu'on nomma gavocciolo, parut indifféremment à toutes les parties du corps. Plus tard encore, les symptômes changèrent,. et la contagion s'annonça le plus souvent par des taches noires ou livides, qui, larges et rares chez les uns, petites et fréquentes chez les autres, se montraient d'abord sur les bras ou les cuisses,

puis sur le reste du corps, et qui, comme le gavocciolo, étaient l'indice d'une mort prochaine. Le mal bravait toutes les ressources de l'art: la plupart des malades mouraient le troisième jour, et presque toujours sans fièvre, ou sans aucun accident

nouveau.

Bientôt tous les lieux infectés furent frappés d'une terreur extrême, quand on vint à remarquer avec quelle inexprimable rapidité la contagion se propageait. Non-seulement converser avec les malades ou s'approcher d'eux, mais toucher aux choses qu'ils avaient touchées, ou qui leur avaient appartenu, communiquait immédiatement la maladie. Des hommes tombèrent morts en touchant à des habits qu'ils avaient trouvés dans les rues. On ne rougit plus alors de laisser voir sa lâcheté et son égoïsme. Les citoyens s'évitaient l'un l'autre ; les voisins négligeaient leurs voisins; et les parents même, s'ils se visitaient quelquefois, s'arrêtaient à une distance qui trahissait leur effroi. Bientôt on vit le frère abandonner son frère, l'oncle son neveu, l'épouse son mari, et même quelques pères et mères s'éloigner de leurs enfants. Aussi ne resta-t-il d'autres ressources à la multitude innombrable des malades, que le dévouement héroïque d'un petit nombre d'amis, ou l'avarice des domestiques, qui, pour un immense salaire, se décidaient à braver le danger. Encore ces derniers étaient-ils, pour la plupart, des campagnards grossiers et peu accoutumés à soigner les malades; tous leurs soins se bornaient d'ordinaire à exécuter quelques ordres des pestiférés, et à porter à leur famille la nouvelle de leur mort.

Cet isolement et la terreur qui avait saisi tous les esprits, firent tomber en désuétude la sévérité des mœurs antiques et les usages pieux par lesquels les vivants prouvent aux morts leur affection et leurs regrets. Non-seulement les malades mouraient sans être entourés, suivant l'ancienne coutume de Florence, de chacun de ses parents, de ses voisines, et de femmes qui lui appartenaient de plus près; plusieurs n'avaient pas même un assistant dans les derniers moments de leur existence. On était persuadé que la tristesse préparait à la maladie; on croyait avoir éprouvé que la joie et les plaisirs étaient le préservatif le plus assuré contre la peste; et les femmes même cherchaient à s'étourdir sur le lugubre appareil des funérailles, par le rire, le jeu et les plaisanteries. Bien peu de corps étaient portés à la sépulture par plus de dix ou douze voisins; encore les porteurs n'étaient-ils plus des citoyens considérés et de même rang que le défunt, mais des fossoyeurs de la dernière classe, qui se faisaient nommer becchini. Pour un gros salaire, ils transportaient la bière précipitamment, non point à l'église désignée par le mort, mais à la plus prochaine, quelquefois précédés de quatre ou six prêtres avec un

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