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saient attendre cette bande de gueux à leur porte, puis me déclaraient, au prix d'une guinée, qu'il fallait prendre mon mal en patience, ajoutant: 'Tis done, dear sir, "C'est fait, cher monsieur." Le docteur Godwin, célèbre par ses expériences relatives aux noyés et faites sur sa propre personne d'après ses ordonnances, fut plus généreux: il m'assista gratuitement de ses conseils, mais il me dit, avec la dureté dont il usait pour luimême, que je pourrais durer quelques mois, peut-être une ou deux années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. Ne comptez pas sur une longue carrière," tel fut le résumé de ses consultations. Hermay La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit.

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Mais comment traverser le temps de grâce qui m'était accordé ? J'aurais pu vivre ou mourir promptement de mon épée on m'en interdisait l'usage; que me restait-il? Une plume! Elle n'était ni connue, ni éprouvée, et j'en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages, suffiraient-ils pour attirer l'attention du public? L'idée d'écrire un ouvrage sur les révolutions comparées m'était venue: je m'en occupais dans ma tête comme d'un sujet plus approprié aux intérêts du jour; mais qui se chargerait de l'impression d'un manuscrit sans prôneurs, et pendant la composition de ce manuscrit, qui me nourrirait? Si je n'avais que peu de jours à passer sur la terre, force était néanmoins d'avoir quelque moyen de

de jours. Mes trente louis, déjà fort écorn Soutenir ce peu

pouvaient bien loin, et, en surcroît de mes afflictions particulières, il me fallait supporter la détresse commune de l'émigration.

Pelletier, auteur du Domine salvum fac Regem et principal rédacteur des Actes des Apôtres, continuait à Londres son entreprise de Paris. Il me vint voir et m'offrit ses services, en qualité de Breton. Je lui parlai de mon plan de l'Essai; il l'approuva fort: "Ce sera superbe!" s'écria-t-il; et il me proposa une chambre chez son imprimeur Baylie, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et à mesure de la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente; lui, Pelletier, emboucherait la trompette dans son journal l'Ambigu, tandis qu'on pourrait s'introduire dans le Courrier français de Londres, dont la rédaction passa bientôt à M. de Montlosier.

J'étais en face de mon avenir doré; mais le présent, sur quelle planche le traverser ? Pelletier me procura des traductions de latin et d'anglais; je travaillais le jour à ces traductions, la nuit à l'Essai historique, dans lequel je faisais entrer une partie de

mes voyages et de mes rêveries. Baylie me fournissait des livres, et j'employais mal à propos quelques schellings à l'achat de bouquins étalés sur les échoppes.

Hingant, que j'avais rencontré sur le paquebot de Jersey, s'était lié avec moi. Il cultivait les lettres; il était savant, écrivait en secret des romans, dont il me lisait des pages.

Il se logea, assez près de Baylie, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les matins, à dix heures, je déjeunais avec lui; nous parlions de politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais bâti de mon édifice de nuit, l'Essai; puis je retournais à mon œuvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à un schelling par tête, dans un estaminet; de là, nous allions aux champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions tous deux à rêvasser. Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington me plaisait ; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie qui touchait à Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et de la foule, m'était agréable. La mort, à laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d'un monde dont j'étais presque sorti.

Mes fonds s'épuisaient. Baylie et Deboffe s'étaient hasardés, moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, à commencer l'impression de l'Essai; là finissait leur générosité, et rien n'était plus naturel : je m'étonne même de leur hardiesse. Les traductions ne venaient plus; Pelletier, homme de plaisir, s'ennuyait d'une obligeance prolongée. Il m'aurait bien donné ce qu'il avait, s'il n'eût préféré le manger; mais quêter des travaux çà et là, faire une bonne œuvre de patience, impossible à lui. Hingant voyait aussi s'amoindrir son trésor; entre nous deux, nous ne possédions que soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d'un schelling par tête, nous ne dépensions plus à dîner qu'un demi-schelling. Le matin, à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain et nous supprimâmes le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son esprit battait la campagne: il prêtait l'oreille et avait l'air d'écouter quelqu'un; en réponse, il éclatait de rire, ou versait des larmes. Hingant croyait au magnétisme, et s'était troublé la cervelle du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait fait du bruit la nuit ; il se fâchait si je lui niais ses imaginations. L'inquiétude qu'il me causait m'empêchait de sentir mes souffrances.

Elles étaient grandes pourtant. Cette diète rigoureuse, jointe au travail, échauffait ma poitrine malade; je commençais à avoir

de la peine à marcher, et néanmoins je passais les jours et une partie des nuits dehors, afin qu'on ne s'aperçût pas de ma détresse. Arrivés à notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le garder pour faire semblant de déjeuner. Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous; que nous nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la théière; que nous n'y mettrions point de thé; que nous ne mangerions pas le pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites miettes de sucre restées au fond du sucrier.

Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait : j'étais brûlant; le sommeil m'avait fui; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans l'eau ; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulangers, mon tourment était horrible. Par une rude soirée d'hiver, je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais : j'aurais mangé non-seulement les comestibles, mais leurs boîtes, paniers et corbeilles.

Le matin du cinquième jour, tombant d'inanition, je me traîne chez Hingant. Je heurte à la porte, elle était fermée ; j'appelle, Hingant est quelque temps sans répondre: il se lève enfin, et m'ouvre. Il riait d'un air égaré; sa redingote était boutonnée. Il s'assit devant la table à thé. "Notre thé va venir," me ditil d'une voix extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang à sa chemise; je déboutonne brusquement sa redingote : il s'était donné un coup de canif profond de deux pouces dans le bout du sein gauche. Je criai au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était dangereuse.

Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller au parlement de Bretagne, s'était refusé à recevoir le traitement que le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que je n'avais pas voulu accepter le schelling aumôné par jour aux émigrés. J'écrivis à M. de Barentin, et lui révélai la situation de mon ami. Les parens de Hingant accoururent et l'emmenèrent à la campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bédée me fit parvenir quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée; il me sembla voir tout l'or du Pérou : le denier des prisonniers de France nourrit le Français exilé.

Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. Privé de la compagnie de Hingant, je ne gardai pas chez Baylie un logement d'une guinée par mois; je payai le terme échu, et m'en allai. Au-dessous des émigrés indigens qui m'avaient d'abord servi de patrons à Londres, il y en avait d'autres plus

nécessiteux encore. Il est des degrés entre les pauvres comme entre les riches; on peut aller depuis l'homme qui se couvre l'hiver avec son chien, jusqu'à celui qui grelotte dans ses haillons tailladés. Mes amis me trouvèrent une chambre mieux appropriée à ma fortune décroissante (on n'est pas toujours au comble de la prospérité); ils m'installèrent aux environs de Mary-Le-Bone-Street, dans un garret dont la lucarne donnait sur un cimetière: chaque nuit la crecelle du watchman m'annonçait que l'on venait voler des cadavres.-J'eus la consolation d'apprendre que Hingant était hors de danger.

Des camarades me visitaient dans mon atelier. A notre indépendance et à notre pauvreté, on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de Rome; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France. Ma figure servait de modèle et mon lit de siége à mes élèves. Ce lit consistait dans un matelas et une couverture; je n'avais point de draps: quant il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle restait comme le hasard me l'avait retournée.

CHATEAUBRIAND AMBASSADEUR.

Ceux qui lisent cette partie de mes Mémoires ne se sont pas aperçus que je les ai interrompus deux fois; une fois, pour offrir un grand dîner au duc d'York, frère du roi d'Angleterre ; une autre fois, pour donner une fête pour l'anniversaire de la rentrée du roi de France à Paris, le 8 juillet. Cette fête m'a coûté quarante mille francs. Les pairs et les pairesses de l'empire britannique, les ambassadeurs, les étrangers de distinction ont rempli mes salons magnifiquement décorés. Mes tables étincelaient de l'éclat des cristaux de Londres et de l'or des porcelaines de Sèvres. Ce qu'il y a de plus délicat en mets, vins et fleurs, abondait. Portland-Place était encombré de brillantes voitures. Collinet et la musique d'Almack's enchantaient la mélancolie fashionable des dandies et les élégances rêveuses des ladies pensivement dansantes. L'opposition et la majorité ministérielle avaient fait trève; lady Canning causait avec lord Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a fait faire cette année des complimens de mes somptuosités de 1822, ne savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre, lequel, en attendant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d'un cimetière pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd'hui d'avoir essayé du naufrage, entrevu la

guerre, partagé les souffrances des classes les plus humbles de la société, comme je m'applaudis d'avoir rencontré, dans les temps de prospérité, l'injustice et la calomnie. J'ai profité à ces leçons la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d'enfant. . . . .

......

En met

Trente-un ans après m'être embarqué, simple sous lieutenaut, pour l'Amérique, je m'embarquais pour Londres, avec un passeport conçu en ces termes : "Laissez passer," disait ce passeport, "laissez passer sa seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du roi près sa majesté britannique, etc., etc." Point de signalement; ma grandeur devait faire connaître mon visage en tous lieux. Un bateau à vapeur, nolisé pour moi seul, me porte de Calais à Douvres. tant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon du fort. Un officier vient, de la part du commandant, m'offrir une garde d'honneur. Descendu à Shipwright-Inn, le maître et les garçons de l'auberge me reçoivent bras pendans et têtes nues. Madame la mairesse m'invite à une soirée, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing, attaché à mon ambassade, m'attendait. Un dîner d'énormes poissons et de monstrueux quartiers de bœuf restaure monsieur l'ambassadeur, qui n'a point d'appétit et qui n'était pas du tout fatigué. Le peuple, attroupé sous mes fenêtres, fait retentir l'air de huzzas. L'officier revient et pose malgré moi, des sentinelles à ma porte. Le lendemain, après avoir distribué force argent du roi mon maître, je me mets en route pour Londres, au ronflement du canon, dans une légère voiture, qu'emportent quatre beaux chevaux menés au grand trot par deux élégans jockeys. Mes gens suivent dans d'autres carrosses; des courriers à ma livrée accompagnent le cortége. Nous passons Cantorbéry, attirant les yeux de John-Bull et des équipages qui nous croisent. A Black-Heath, bruyère jadis hantée des voleurs, je trouve un village tout neuf. Bientôt m'apparaît l'immense calotte de fumée qui couvre la cité de Londres.

Plongé dans le gouffre de vapeur charbonnée, comme dans une des gueules du Tartare, traversant la ville entière dont je reconnais les rues, j'aborde l'hôtel de l'ambassade, PortlandPlace. Le chargé d'affaires, M. le comte Georges de Caraman, les secrétaires d'ambassade, M. le vicomte de Marcellus, M. le baron E. Decazes, M. de Bourqueney, les attachés à l'ambassade, m'accueillent avec une noble politesse. Tous les huissiers, concierges, valets de chambre, valets de pied de l'hôtel sont assemblés sur le trottoir. On me présente les cartes des ministres anglais et des ambassadeurs étrangers, déjà instruits de ma prochaine arrivée.

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