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bris de l'armée anglaise, sans chef et sans drapeau, prolongèrent la lutte jusqu'à la fin du jour, tellement que les combattants des deux partis ne se reconnaissaient plus qu'au langage.

AUG. THIERRY.

COURONNEMENT DE GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT.

Guillaume n'alla point jusqu'à Londres; mais s'arrêtant à la distance de quelques milles, il fit partir un fort détachement de soldats, chargés de lui construire, au sein de la ville, une forteresse pour sa résidence. Pendant qu'on hâtait ces travaux, le conseil de guerre des Normands discutait, dans le camp près de Londres, les moyens d'achever promptement la conquête commencée avec tant de bonheur. Les amis familiers de Guillaume disaient que, pour rendre moins âpres à la résistance les habitants des provinces encore libres, il fallait que, préalablement à toute invasion ultérieure, le chef de la conquête prit le titre de roi des Anglais. Cette proposition était sans doute la plus agréable au duc de Normandie; mais toujours circonspect, il feignit d'y être indifférent. Quoique la possession de la royauté fût l'objet de son entreprise, il paraît que de graves motifs l'engagèrent à se montrer moins ambitieux qu'il ne l'était d'une dignité qui, en l'élevant au-dessus des vaincus, devait en même temps séparer sa fortune de celle de tous ses compagnons d'armes. Guillaume s'excusa modestement et demanda au moins quelques délais, disant qu'il n'était pas venu en Angleterre pour son intérêt seul, mais pour celui de toute la nation normande; que d'ailleurs, si Dieu voulait qu'il devint roi, le temps de prendre ce titre n'était pas arrivé pour lui, parce que trop de provinces et trop d'hommes restaient encore à sou

mettre.

La majorité des chefs normands inclinait à prendre à la lettre ces scrupules hypocrites et à décider qu'en effet il n'était pas temps de faire un roi, lorsqu'un capitaine de bandes auxiliares, Aimery de Thouars, à qui la royauté de Guillaume devait porter moins d'ombrage qu'aux natifs de Normandie, prit vivement la parole, et dans le style d'un flatteur et d'un soldat à gages, s'écria: "C'est trop de modestie que de demander à des gens de guerre s'ils veulent que leur seigneur soit roi; on n'appelle point les soldats à des discussions de cette nature, et d'ailleurs nos débats ne servent qu'à retarder ce que nous souhaitons tous de voir s'accomplir sans délai." Ceux d'entre les Normands qui, après les feintes excuses de Guillaume, auraient osé opiner dans le même sens que leur duc, furent d'un avis tout contraire

lorsque le Poitevin eut parlé, de crainte de paraître moins fidèles et moins dévoués que lui au chef commun. Ils décidèrent donc unanimement qu'avant de pousser plus loin la conquête, le duc Guillaume se ferait couronner roi d'Angleterre par le petit nombre de Saxons qu'il avait réussi à effrayer ou à cor

rompre.

Le jour de la cérémonie fut fixé à la fête de Noël, alors prochaine. L'archevêque de Canterbury, Stigand, qui avait prêté le serment de paix au vainqueur, dans son camp de Berkhamsted, fut invité à venir lui imposer les mains et à le couronner, suivant l'ancien usage, dans l'église du monastère de l'Ouest, en anglais West-mynster, près de Londres. Stigand refusa d'aller bénir un homme couvert du sang des hommes, et envahisseur des droits d'autrui. Mais Eldred, l'archevêque d'York, plus circonspect et mieux avisé, disent certains vieux historiens, comprenant qu'il fallait s'accommoder au temps et ne point aller contre l'ordre de Dieu, par qui s'élèvent les puissances, consentit à remplir ce ministère. L'église de l'Ouest fut préparée et ornée comme aux anciens jours où d'après le vote libre des meilleurs hommes de l'Angleterre, le roi de leur choix venait s'y présenter pour recevoir l'investiture du pouvoir qu'ils lui avaient remis. Mais cette élection préalable, sans laquelle le titre de roi ne pouvait être qu'une vaine moquerie et une insulte amère du plus fort, n'eut point lieu pour le duc de Normandie. Il sortit de son camp, et marcha entre deux haies de soldats jusqu'au monastère, où l'attendaient quelques Saxons craintifs ou bien affectant une contenance ferme et un air de liberté, dans leur lâche et servile office. Au loin, toutes les avenues de l'église, les places, les rues du faubourg, étaient garnies de cavaliers en armes qui devaient, selon d'anciens récits, contenir les rebelles, et veiller à la sûreté de ceux que leur ministère appellerait dans l'intérieur du temple. Les comtes, les barons, et les autres chefs de guerre, au nombre de deux cent soixante, y entrèrent avec leur duc.

Quand s'ouvrit la cérémonie, Géoffroy, évêque de Coutances, demanda, en langue française, aux Normands, s'ils étaient tous d'avis que leur seigneur prît le titre de roi des Anglais, et, en même temps, l'archevêque d'York demanda aux Anglais, en langue saxonne, s'ils voulaient pour roi le duc de Normandie. Alors il s'éleva dans l'église des acclamations si bruyantes, qu'elles retentirent hors des portes jusqu'à l'oreille des cavaliers qui remplissaient les rues voisines. Ils prirent ce bruit confus pour un cri d'alarme, et, selon leurs ordres secrets, mirent aussitôt le feu aux maisons. Plusieurs s'élancèrent vers l'église, et, à la vue de leurs épées nues et des flammes de l'incendie, tous

298 CONDITION DE L'ANGLETERRE APRÈS LA CONQUÊTE.

les assistants se dispersèrent, les Normands aussi bien que les Saxons. Ceux-ci couraient au feu pour l'éteindre, ceux-là pour faire du butin dans le trouble et dans le désordre. La cérémonie fut suspendue par ce tumulte imprévu, et il ne resta pour l'achever en toute hâte que le duc, l'archevêque Eldred, et quelques prêtres des deux nations. Tout tremblants, ils reçurent de celui qu'ils appelaient roi, et qui, selon un ancien récit, tremblait lui-même comme eux, le serment de traiter le peuple Anglo-Saxon aussi bien que le meilleur des rois que ce peuple avait jadis élu.

Dès le jour même, la ville de Londres eut lieu d'apprendre ce que valait un tel serment dans la bouche d'un étranger vainqueur; on imposa aux citoyens un énorme tribut de guerre et l'on emprisonna leurs otages. Guillaume lui-même, qui ne pouvait croire au fond que la bénédiction d'Eldred et les acclamations de quelques lâches eussent fait de lui un roi d'Angleterre dans le sens légal de cet mot, embarrassé pour motiver le style de ses manifestes, tantôt se qualifiait faussement de roi par succession héréditaire, et tantôt, avec toute franchise, de roi par le tranchant de l'épée. Mais s'il hésitait dans ses formules, il n'hésitait pas dans ses actes, et se rangeait à sa vraie place par l'attitude d'hostilité et de défiance qu'il gardait vis-à-vis du peuple; il n'osa point encore s'établir dans Londres ni habiter le château crénelé qu'on lui avait construit à la hâte.

Il sortit donc, pour attendre dans la campagne voisine, que ses ingénieurs eussent donné plus de solidité à ces ouvrages, et jeté les fondements de deux autres forteresses, pour réprimer, dit un auteur normand, l'esprit mobile d'une population trop nombreuse et trop fière.

AUG. THIERRY.

CONDITION DE L'ANGLETERRE APRÈS LA CONQUÊTE.

Si, résumant en lui-même tous les faits exposés plus haut, le lecteur veut se faire une idée juste de ce qu'était l'Angleterre conquise par Guillaume de Normandie, il faut qu'il se représente non point un simple changement de régime, ni le triomphe d'un compétiteur, mais l'intrusion de tout un peuple au sein d'un autre peuple, dissous par le premier, et dont les fractions éparses ne furent admises dans le nouvel ordre social que comme propriétés personnelles, comme vêtement de la terre, pour parler le langage des anciens actes. On ne doit point poser d'un côté Guillaume roi et despote, et de l'autre des sujets grands ou petits, riches ou pauvres, tous habitants de l'Angleterre et par

conséquent tous Anglais; il faut s'imaginer deux nations, les Anglais d'origine et les Anglais par invasion, divisées sur le même pays; ou plutôt se figurer deux pays dans une condition bien différente; la terre des Normands riche et franche de taillages, celle des Saxons, pauvre, serve et grevée de cens; la première garnie de vastes hôtels, de châteaux murés et crénelés, la seconde parsemé de cabanes de chaume ou de masures dégradées; celle-là peuplée d'heureux et oisifs, de gens de guerre et de cour, de nobles et de chevaliers, celle-ci peuplée d'hommes de peine et de travail, de fermiers et d'artisans; sur l'une le luxe et l'insolence; sur l'autre la misère et l'envie, non pas l'envie du pauvre à la vue des richesses d'autrui, mais l'envie du dépouillé en présence de ses spoliateurs.

Enfin pour achever le tableau, ces deux terres sont, en quelque sorte, entrelacées l'une dans l'autre ; elles se touchent par tous les points, et cependant elles sont plus distinctes que si la mer roulait entre elles. Chacune parle une langue étrangère pour l'autre; la terre des riches parle la langue française, tandis que l'ancienne langue du pays reste aux foyers des pauvres et des serfs. Durant longtemps ces deux idiomes se propagèrent sans mélange, et furent, l'un, signe de noblesse, l'autre, signe de roture.

AUG. THIERRY.

DÉPART DES CROISÉS APRÈS LE CONCILE DE CLERMONT.*

Dès que le printemps parut, rien ne put contenir l'impatience des croisés, ils se mirent en marche pour se rendre dans les lieux où ils devaient se rassembler. Le plus grand nombre allait à pied; quelques cavaliers paraissaient au milieu de la multitude; plusieurs voyageaient montés sur des chars traînés par des bœufs ferrés; d'autres côtoyaient la mer, descendaient les fleuves dans des barques; ils étaient vêtus diversement, armés de lances, d'épées, de javelots, de massues de fer, etc...

* Les sectateurs de Mahomet s'étaient emparés de la Palestine et de Jérusalem sa capitale : les chrétiens obtenaient encore la permission d'y visiter les lieux consacrés par leurs souvenirs religieux; mais cette tolérance était achetée par des vexations et des outrages. Un simple pélerin, Pierre l'Ermite, à son retour de Jérusalem, peignit si vivement la profanation des lieux saints et le malheur des chrétiens d'Orient, qu'il enflamma les esprits d'un zèle impétueux pour la conquête de la Palestine. La première croisade fut proclamée au concile de Clermont, en 1095. On donna le nom de croisades aux expéditions guerrières des peuples occidentaux contre les sectateurs de Mahomet, parce que les chrétiens qui y prenaient part portaient une croix d'étoffe rouge sur leurs habits,

La foule des croisés offrait un mélange bizarre et confus de toutes les conditions et de tous les rangs; des femmes paraissaient en armes au milieu des guerriers. Les joies profanes se montraient au milieu des austérités de la pénitence et de la piété on voyait la vieillesse à côté de l'enfance, l'opulence près de la misère, le casque était confondu avec le froc, la mitre avec l'épée, le seigneur avec les serfs, le maître avec ses serviteurs. Près des villes, près des forteresses, dans les plaines, sur les montagnes, s'élevaient des tentes, des pavillons pour les chevaliers et des autels dressés à la hâte pour l'office divin; partout se déployait un appareil de guerre et de fête solennelle. D'un côté, un chef militaire exerçait ses soldats à la discipline; de l'autre, un prédicateur rappelait à ses auditeurs les vérités de l'Evangile. Ici, on entendait le bruit des clairons et des trompettes; plus loin, on chantait des psaumes et des cantiques. Depuis le Tibre jusqu'à l'Océan, et depuis le Rhin jusqu'au delà des Pyrénées, on ne rencontrait que des troupes d'hommes revêtus de la croix, jurant d'exterminer les Sarrasins, et d'avance célébrant leurs conquêtes; de toutes parts retentissait le cri des croisés: Dieu le veut! Dieu le veut !...

Les pères conduisaient eux-mêmes leurs enfants, et leur faisaient jurer de vaincre ou de mourir pour Jésus-Christ. Les guerriers s'arrachaient des bras de leurs épouses et de leurs familles, et promettaient de revenir victorieux. Les femmes, les vieillards, dont la faiblesse restait sans appui, accompagnaient leurs fils ou leurs époux dans la ville la plus voisine, et, ne pouvant se séparer des objets de leur affection, prenaient le parti de les suivre jusqu'à Jérusalem. Ceux qui restaient en Europe enviaient le sort des croisés et ne pouvaient retenir leurs larmes ; ceux qui allaient chercher la mort en Asie étaient pleins d'espérance et de joie.

Parmi les pélerins partis des côtes de la mer, on remarquait une foule d'hommes qui avaient quitté les îles de l'Océan; leurs vêtements et leurs armes, qu'on n'avait jamais vus, excitaient la curiosité et la surprise. Ils parlaient une langue qu'on n'entendait point, et, pour montrer qu'ils étaient chrétiens, ils élevaient deux doigts de leurs mains l'un sur l'autre, en forme de croix. Entraînés par leur exemple et par l'esprit d'enthousiasme répandu partout, des familles, des villages entiers partaient pour la Palestine; ils étaient suivis de leurs humbles pénates; ils emportaient leurs provisions, leurs ustensiles, leurs meubles. Les plus pauvres marchaient sans prévoyance, et ne pouvaient croire que celui qui nourrit les petits oiseaux laissât périr de misère les pélerins revêtus de sa croix. Leur ignorance ajoutait à leur illusion et prêtait à tout ce qu'ils voyaient un air

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