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Espagne peint aux plis des drapeaux voltigeant
Sur ces flottes avares

A Léon aux lions d'or, Castille aux tours d'argent,
Les chaînes des Navarres.

Rome a les clefs; Milan, l'enfant qui hurle encor
Dans les dents de la guivre ;

Et les vaisseaux de France ont des fleurs-de-lis d'or
Sur leurs robes de cuivre.

Stamboul la turque autour du croissant abhorré
Suspend trois blanches queues ;

L'Amérique, enfin libre, étale un ciel doré
Semé d'étoiles bleues.

L'Autriche a l'aigle étrange, aux ailerons dressés,
Qui, brillant sur la moire,

Vers les deux bouts du monde à la fois menacés
Tourne une tête noire.

L'autre aigle au double front, qui des czars suit les lois,
Son antique adversaire,

Comme elle regardant deux mondes à la fois,
En tient un dans sa serre.

L'Angleterre en triomphe impose aux flots amers
Sa splendide oriflamme,

Si riche qu'on prendrait son reflet dans les mers
Pour l'ombre d'une flamme.

C'est ainsi

que les rois font aux mâts des vaisseaux
Flotter leurs armoiries,

Et condamnent les nefs conquises sur les eaux
A changer de patries.

Ils traînent dans leurs rangs ces voiles dont le sort
Trompa les destinées,

Tout fiers de voir rentrer plus nombreuses au port
Leurs flottes blasonnées.

Aux navires captifs toujours ils appendront
Leurs drapeaux de victoire,

Afin que le vaincu porte écrite à son front
Sa honte avec leur gloire!

Mais le bon Canaris, dont un ardent sillon

Suit la barque hardie,

Sur les vaisseaux qu'il prend, comme son pavillon,
Arbore l'incendie!

VICTOR HUGO.

MARTYRE DE TROIS JEUNES SOULIOTES.

Quelques prêtres et quelques cultivateurs, fuyant les plaines où ils ne pouvaient échapper à la rapacité des officiers turcs, allèrent, vers le commencement du XVIIIe siècle, disputer aux ours et aux chacals les retraites des montagnes que l'Achèron entoure. Ils se recrutèrent peu à peu de tous les aventuriers qui couraient la Macédoine et la Thessalie; alors, comme les aigles, ils suspendirent leurs aires aux sommets des rochers, et s'organisèrent en société sur les bases les plus simples, et sur le modèle de la Sparte de Lycurgue. La guerre les éleva, les nourrit, les rassembla en peuple; ils ne savaient que la guerre; jamais leurs mains ne manièrent que le sabre et le mousquet. Tous les combats livrés dans cette partie de la Grèce leur appartiennent, et tels furent les services qu'ils rendirent à la cause de l'indépendance, qu'une armée fut spécialement dirigée contre eux, sous les ordres de Kourchid-Pacha. Déloges successivement de leurs positions avancées, les Souliotes furent enfin réduits par la famine.

Dès que le satrape* fut informé de la prise de Souli, il partit de Janina pour se rendre sur les lieux, afin de présider aux vengeances. Il reçut en chemin la nouvelle du massacre d'une partie des bandes de Souli, au passage de l'Achéloüs; il apprit en même temps avec douleur qu'un nombre plus considérable des fuyards avait trouvé moyen de passer dans les îles Ioniennes; ainsi quelques-unes de ses victimes avaient échappé à sa fureur. Mais il trouva encore trop de vengeances à exercer sur les prisonniers qui restaient. Pendant huit jours entiers, les exécutions se succédèrent, et, à la lueur des incendies qui dévoraient les villages de la Selleïde,† on ne vit de toutes parts que gibets, pals et supplices. Les femmes étaient précipitées du haut des mornes dans les abîmes de l'Achéron; les enfants vendus à l'encan; et, comme le dixième des condamnés appartenait aux bourreaux chargés des exécutions, leur part dans le butin ne fut pas la moins enviée.

Après ces premiers excès du crime, le vizir, fatigué, sans

*Kourchid-Pacha.

Ce mot, qui n'est point dans les dictionnaires géographiques, signifie sans doute pays des Souliotes.

L'Acheron, fleuve d'Épire, le plus célèbre de ceux qui ont porté ce nom, prenait sa source vers la forêt de Dodone, et se jetait dans la mer Ionienne, après avoir traversé le marais Achérusia. Les poëtes en ont fait un fleuve des Enfers, sans doute à cause de ses eaux amères et bourbeuses.

être rassasié de carnage, reprit le chemin de Janina,* entraînant à sa suite les restes de la population dont il orna son triomphe.

Leurs tourments, dans les fêtes qui eurent lieu à cette occasion, furent aussi variés que les caprices de la soldatesque, dont ils devinrent la proie, sans qu'aucun des Souliotes, auxquels on offrit le moyen de l'apostasie pour se sauver, démentîte son courage dans l'agonie des douleurs. On vit des hommes empalés expirer lentement, en invoquant le nom du Tout-Puissant; un jeune homme, auquel on avait arraché la peau de la tête, fut forcé, à coups de fouet, de marcher sous les fenêtres du pacha, charmé de voir jaillir le sang de ses artères. La ville enfin était transformée en un cirque retentissant des acclamations féroces des vainqueurs, mêlées aux cris et aux gémissements des victimes.

Mais il fallait un triomphe éclatant aux chrétiens, et le spectacle qui ferma les arènes fut illustré par le glorieux martyre de trois jeunes enfants d'une beauté ravissante. Je n'ai pu apprendre leurs noms pour les transmettre à la mémoire du monde chrétien. L'aîné de ces élus avait quatorze ans; sa sœur, onze; et elle marcha au supplice en conduisant par la main un frère plus jeune qu'elle. On leur avait arraché leurs vêtements! .... Une douce sérénité brillait sur la figure de ces prédestinés qu'entourait une troupe de derviches frénétiques, auxquels on les avait confiés!.... Arrivés sous l'ombrage fatal des platanes de Calo-Téhesmé, lieu ordinaire des exécutions, la jeune vierge se prosterne, en élevant ses mains au ciel. Elle voit rouler à ses pieds la tête de son jeune frère; et, pendant que l'aîné luttait contre un ours auquel on l'avait livré, on n'entendit sortir de sa bouche que ces paroles ravissantes: Père des miséricordes, Dieu exorable, Dieu des faibles, sainte reine couronnée, ayez pitié de mes frères; Christ adoré, secourez vos pauvres enfants! . . . .' En achevant ces mots, un des bourreaux frappa la victime sans tache. La rose de la Selleïde tomba sur le sein de la terre, et les chœurs des anges reçurent les âmes de ces douces créatures, qui reposent dans le sein de la Divinité.

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Ce supplice glaça d'effroi les mahométans et le satrape, qui se contenta de disperser ce qui restait de familles souliotes, dans des lieux agrestes, où quelques-unes se soutiennent encore par l'espérance de voir renaître leur patrie de ses cendres.

POUQUEVILLE.

* Janina ou Ianina, ville de la Turquie d'Europe, en Albanie, que le pacha Ali-Tébélen a rendue célèbre. 30*

ALI PACHA DE JANINA.

PAR EUGÈNE SUE.
I.

L'Albanie, ou ancienne Épire, une des parties les plus septentrionales de la Grèce moderne, est bornée au nord par le Montenegro, la Bosnie et la Servie; à l'est par la Macédoine, au sud par les districts de Janina et de l'Arta, à l'ouest par la mer Ionienne et par l'Adriatique. Cette contrée âpre, sauvage, sourcilleuse, hérissée de rochers, se termine au couchant par des côtes presque perpendiculaires; mornes inaccessibles, immenses murailles de granit, dont les pieds sont baignés par les flots.

Sans atteindre la hauteur des Alpes, les montagnes de l'Épire surpassent en élévation les Apennins et le Jura, et en quelques endroits égalent les Pyrénées. Un grand nombre de rivières, et surtout de torrents, descendant de leurs cimes, arrosent plusieurs vallées fertiles du confin littoral de l'Albanie ; car le climat de ce pays devient de plus en plus froid à mesure qu'on s'avance dans l'intérieur des terres, et à quinze ou vingt lieues de la côte les hivers sont aussi rudes et aussi longs qu'en Savoie.

Fidèle à l'Église latine, la nation albanaise, toujours remarquable par l'énergie de son caractère indompté et par sa bravoure, fut longtemps inébranlable dans sa foi religieuse. Aussi, malgré la conquête ottomané, jusqu'à la fin du seizième siècle, la religion chrétienne prédomina-t-elle dans ces contrées; mais à cette époque, instruits par la résistance du fameux Scander-Bey, les sultans reconnurent que les plus terribles violences ne sauraient contraindre les Albanais à apostasier, et ils imaginèrent de les intéresser à l'abjuration, en accordant' d'assez grands avantages à ceux qui renierafent la croyance de leurs pères. Il fut donc établi en vertu d'un firman de la Porte que toute famille chrétienne albanaise qui élèverait un de ses enfants dans la religion musulmane jouirait de la libre possession de ses biens et serait exemptée de certains tributs onéreux. Cette mesure opéra des prodiges, car le plus grand nombre des familles chrétiennes, en faisant cette concession au mahométisme, se garantirent souvent des avanies et des exactions auxquelles avaient toujours été exposés les Radjas;* aussi la condition des chrétiens épirotes fut-elle un peu moins misérable que celle de leurs frères.

Vers la fin du dix-huitième siècle, l'Albanie, au lieu d'être soumise à un seul vizir, était gouvernée par un assez grand nombre de beys, tenanciers ou feudataires de la Porte ottomane.

* Chrétiens.

Ces beys avaient sous leurs ordres des corps assez considérables d'hommes d'armes chrétiens destinés à assurer la tranquillité intérieure du pays; mais il en était alors en Albanie comme en France au moyen âge: les soldats ou armatolis chrétiens, ainsi que les Palikares, autres bandes turques, au lieu d'exercer leur office, prenaient part aux querelles des beys entre eux; aussi n'était-ce partout que guerre, pillage, violence et représailles continuelles.

Les contestations de pouvoir et de famille se terminaient d'ailleurs par un appel au droit du glaive privé, autrement dit de la force ouverte, et le parti le plus nombreux ou le plus adroit gardait l'avantage.

Durant ces guerres civiles, presque perpétuelles, les Klephtes, ou voleurs retirés dans les montagnes, faisaient de nombreuses descentes dans le plat pays, déjà pressuré par les beys, qui, fermiers des redevances de la Porte, commettaient impunément les plus grandes exactions. Aussi on voit que, malgré quelques franchises accordées aux chrétiens albanais en récompense de leur apostasie, le sort de ces malheureuses populations restait presque entièrement à la discrétion des beys.

Parmi les abruptes et sauvages parties de l'Épire, le Pharez ou district de Tebelen pouvait être regardé comme une des plus misérables.

Depuis le commencement du dix-huitième siècle, le beylik de cette tribu avait appartenu à une même famille; un de ses derniers descendants, Vely, épousant Khamco, fille du bey de Conitza, avait eu de cette femme Ali et Kaïnitza: de cette famille, digne de continuer l'épouvantable lignée des Atrides, il restait alors Khamco, veuve de Vely-Bey, et ses deux enfants, Kaïnitza et Ali.

Khamco et sa fille habitaient Tebelen, lieu de leur naissance. Ali, si effroyablement célèbre dans l'histoire sous le titre de Pacha de Janina, résidait alors à Janina, ville dont il venait d'obtenir le pachalik.

C'était du fond de son sérail de Janina qu'Ali gouvernait déjà presque despotiquement l'Épire, et, malgré les franchises et les droits accordés aux chrétiens, souvent même au mépris des ordres du sultan, il traitait l'Albanie en pays conquis. A la tête de quatre mille Armatolis déterminés, il transportait les habitants du sud dans le nord et du nord dans le sud, incendiait les villages, levait des tributs, et se montrait enfin, selon le dire des malheureux Albanais, le fléau vengeur de Dieu.

Avant de continuer ce récit, nous devons mettre en lumière trois de ses principaux acteurs. Nous pensons que jamais peut-être l'histoire humaine n'a offert à l'imagination la plus

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