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panorama, la vallée de Drynopolis, la ville de Kardiki, la sauvage entrée des noirs défilés Antigoniens, les échelles gigantesques de Moussuna et les plaines fertiles de l'Argyrine.

Dès le matin les hérauts d'armes d'Ali, vêtus de pourpre, portant des clairons à banderoles de soie, étaient montés à Kardiki pour y porter de sa part la promesse d'un pardon et d'une amnistie générale. En conséquence, le vizir mandait à tous les Kardikiotes, hommes et enfants, depuis l'âge de dix ans jusqu'à l'extrême vieillesse, de se rendre devant le château de Chendrya, afin d'y entendre de la bouche du vizir l'acte qui les rendait au bonheur.

Quoique le sort des beys fût encore ignoré, la férocité d'Ali et ses formes doucereuses étaient si universellement redoutées, que cette population, sans prévoir le sort qui l'attendait, reçut cet ordre avec tous les signes de la plus grande terreur. Les femmes, qui, par l'ordre du vizir, restaient à Kardiki, éclataient en sanglots, les hommes en imprécations. Plusieurs mères prirent leurs enfants dans leurs bras et se précipitèrent du haut des rochers de Kardiki dans le Celydnus. Enfin il fallut obéir, et tous les habitants mâles de la ville se rendirent dans une plaine située au pied du château de Chendrya, où se trouvait le vizir entouré de quatre mille palikares, armatoles et mirdites. Les principaux de la ville voulurent se jeter aux pieds du vizir; mais celui-ci ne leur en laissa pas le temps, embrassa affectueusement les plus âgés, les appela les bien-aimés de son cœur, ses bons pères, leur parla de l'ancien et bon temps de l'Épire, de ces jours où lui, Ali, disputait aux plus jeunes et aux plus agiles des Pharès, voisins de Tebelen, le prix de la course, de la lutte et du tir, prix que sa mère Khamco distribuait, placée derrière une fenêtre du sérail. Il leur parla encore des Klephtes renommés de ce temps-là, dont le nom portait la terreur dans la plaine; mais de sa mère, mais de sa sœur, mais de l'outrage fait à sa famille... Ali ne dit pas un mot.

Employant enfin les charmes irrésistibles de sa séduction habituelle, le vizir rassure ces malheureux, les attendrit, calme leurs craintes, puis il les interroge avec sollicitude, s'enquiert de leurs besoins, de ceux de la ville, qu'il voulait, disait-il, voir florir plus belle qu'aucune ville d'Albanie. Il leur parle encore des routes qu'il voulait faire percer, de la reconstruction des aqueducs; enfin, après avoir complétement abusé ses victimes, il les congédie, en les priant d'aller l'attendre dans un caravansérail voisin où il allait se rendre, afin de s'entendre avec eux pour réaliser les promesses qu'il leur a faites au sujet des embellissements de Kardiki, et de la réduction des impôts.

Ce caravansérail formait une sorte d'immense cour carrée,

La

dans laquelle une seule porte donnait accès.-Des murs trèsépais s'élevaient en terrasse et l'entouraient de trois côtés. quatrième clôture se composait du bâtiment d'habitation du caravansérail.

Le soir au coucher du soleil, toute la population mâle de Kardiki entra dans cet enclos. Aussitôt la porte fut fermée et solidement barricadée.

Ali descendit alors des hauteurs de Chendrya dans son magnifique palanquin, porté par ses Valaques. Arrivé au bas de la montagne, il monta dans sa calèche ornée de coussins de brocart d'or et de châles cachemire précieux. Mollement étendu dans sa voiture, couvert de pelisses, ayant ordonné à son cocher de se rendre près du caravansérail, il en fit le tour, et bien certain qu'aucun des Kardikiotes ne pouvait s'échapper, il s'arrêta tout à coup, se leva, la carabine à la main, et se tournant du côté de ses troupes, il prononça le mot vras (tue!!) en montrant le caravansérail du bout de son arme.

Mais les Albanais refusèrent nettement, par l'organe de leurs chefs, de commettre ce massacre révoltant. Ali s'étant tourné vers ses milices chrétiennes, essuya de leur part le même refus. Le vizir, toujours impassible, étouffa deux ou trois bâillements convulsifs qui étaient chez lui le symptôme d'une colère aussi terrible que contenue... sourit... et donna l'ordre meurtrier à Michaël-Anastase Vaïa, qui commandait les tochadars, sorte de milice composée des tribus les plus féroces des Guègues.

Michaël baissa la tête en signe de soumission, et à la tête des tochadars monta sur le mur, et la fusillade commença.

Le carnage dura jusqu'au soir.

Le soleil couché, il ne restait plus un Kardikiote, homme, vieillard ou enfant.

Ce que le mousquet avait épargné, la hache et le sabre l'avaient achevé.

Les femmes et les jeunes filles avaient été laissées à Kardiki. C'était la part de vengeance réclamée par Kaïnitza; plus de neuf cents d'entre elles furent conduites à Liboovo.

La fille de Khamco ordonna qu'on coupât leurs chevelures, et elle en fit remplir un immense matelas de soie.

Puis, assise sur ce trophée, elle fit venir les victimes devant elle, et les faisant agenouiller, elle prononça cet arrêt répété par les crieurs publics:

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"Malheur à quiconque donnera asile, des vêtements ou du

pain, aux femmes, aux filles et aux enfants de Kardiki; ma voix les condamne à errer dans les forêts, et ma volonté les dévoue aux bêtes fauves, dont ils doivent être la pâture quand ils seront anéantis par la faim.”*

Avant son départ de Kardiki, Ali avait ordonné de dépouiller les morts et de charger plusieurs immenses radeaux de leurs cadavres, afin que ces trains de bois, sortes de champs de carnage mouvants, entraînés par le Celydnus dans le lit du VoÏoussa, traversassent ainsi presque toute l'Albanie, et que ce terrible exemple de sa vengeance glacât d'effroi les peuplades de l'Épire depuis Tebelen jusqu'à l'Adriatique.

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Voulant enfin perpétuer le souvenir de cette effroyable vengeance, Ali avait fait élever une table de marbre noir au milieu de la cour du caravansérail de Chendrya, marbre sur lequel l'inscription suivante se lit encore de nos jours:

DE LA PART DU TRÈS-FORMIDABLE ALI-PACHA

A SES VOISINS.

MOI, VIZIR, ALI-PACHA,

QUAND JE ME Rappelle le grand massacre ARRIVÉ ICI,
JE SUIS AFFLIGÉ.

QU'UNE PAREILLE CATASTROPHE

NE PUISSE JAMAIS SE RENOUVELER !!!

JE RECOMMANDE POUR CELA A MES VOISINS
DE NE JAMAIS OFFENSER MA FAMILLE,
ET D'ÊTRE SOUMIS A MES VOLONTÉS

S'ILS VEULENT VIVRE HEUREUX.

CEUX QUI OBÉIRONT

ET ME SERONT AFFECTIONNÉS,
PEUVENT COMPTER QU'ILS VIVRONT EN PAIX.

CETTE EXTERMINATION DES KARDIKIOTES
A EU LIEU EN 1812, LE 15 MARS,

JOUR DE VENDREDI,

APRÈS LA TROISIÈME HEURE DU JOUR,

LE SOLEIL ÉTANT AU MOMENT DE SE COUCHER.

*Pouqueville, Régénération de la Grèce, vol. I, p. 419.

+ M. Pouqueville a transcrit fidèlement cette inscription tracée sur la pierre originale dans les trois idiomes: turc, grec et albanais, afin sans doute de pouvoir être lue par tous.

LE DERVICHE.

Οταν ήναι πεπρωμένος,
Εἰς τὸν οὐρανόν γραμμένος,
Τοῦ ἀνθρώπου ὁ χαμός,
"Ο, τι κάμῃ, ἀποθνήσκει,
Τὸν κρημνὸ 'ν παυτου εὑρέχει,
Καὶ ὁ θάνατος αὐτός

Στὸ κρεββάτι τοῦ τον φθάνει,
'Ωσάν βδέλλα τὸν βυζάνει,

Καὶ τὸν θάπτει μοναχος."

PANAGO SOUTzo.

Un jour Ali passait les têtes les plus hautes
Se courbaient au niveau des pieds de ses arnautes.
Tout le peuple disait : Allah!

Un derviche soudain, cassé par l'âge aride,
Fendit la foule, prit son cheval par la bride,
Et voici comme il lui parla:

"Ali-Tépéléni, lumière des lumières,

Qui siéges au divan sur les marches premières,
Dont le grand nom toujours grandit,
Ecoute-moi, visir de ces guerriers sans nombre,
Ombre du padischah qui de Dieu même est l'ombre,
Tu n'es qu'un chien et qu'un maudit!

* "Quand la perte d'un mortel est écrite dans le livre fatal de la destinée, quoi qu'il fasse, il n'échappera jamais à son funeste avenir; la mort le poursuit partout; elle le surprend même dans son lit, suce de ses lèvres avides son sang, et l'emporte sur ses épaules."

LE ROMÉIKA Ou grec moderne, n'est guère que le grec ancien modifié, et devenu une autre langue à une époque qu'on ne peut déterminer d'une manière précise, mais qu'on fait généralement commencer à Justinien (vr siècle). Beaucoup moins harmonieux et moins élégant que le grec ancien, le roméika se ressent de la date de sa formation, et il est exactement à sa langue mère ce qu'est la rude et informe civilisation du moyen âge à la civilisation si achevée et si polie de l'antiquité.

Le grec moderne ne diffère pas essentiellement de l'ancien; ce n'est qu'une seule et même langue, qui a graduellement subi toutes les modifications que le temps a apportées dans la manière de concevoir les idées et de les exprimer. Les altérations matérielles se bornent à l'introduction de quelques mots tirés principalement du turc et de l'italien, à certaines formes des noms et des verbes, altérées par un long usage; enfin à quelques acceptions particulières qu'ont revêtues des mots anciens. La langue a pris le génie et la couleur des idiomes modernes, sans rien perdre cependant de sa souplesse, de son abondance et de sa variété. Du reste, cet idiome moderne n'a pas de littérature, mais seulement un monument bien remarquable: ce sont les chants grecs, qui ont été publiés et traduits en

"Un flambeau du sépulcre à ton insu t'éclaire.
Comme un vase trop plein tu répands ta colère
Sur tout un peuple frémissant;

Tu brilles sur leurs fronts comme une faux dans l'herbe,
Et tu fais un ciment à ton palais superbe

De leurs os broyés dans leur sang.

"Mais ton jour vient. Il faut, dans Janina qui tombe, Que sous tes pas enfin croule et s'ouvre ta tombe ! Dieu te garde un carcan de fer

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Sous l'arbre du segjin* chargé d'âmes impies
Qui sur ses rameaux noirs frissonnent accroupies,
Dans la nuit du septième enfer!

Ton âme fuira nue! au livre de tes crimes

Un démon te lira les noms de tes victimes;

Tu les verras autour de toi,

Ces spectres, teints du sang qui n'est plus dans leurs veines,
Se presser plus nombreux que les paroles vaines

Que balbutiera ton effroi !

"Ceci t'arrivera sans que ta forteresse

Ou ta flotte te puisse aider, dans ta détresse,
De sa rame ou de son canon;

Quand même Ali-Pacha, comme le juif immonde,
Pour tromper l'ange noir qui l'attend hors du monde,
En mourant changerait de nom !"

Ali sous sa pelisse avait un cimeterre,

Un tromblon tout chargé, s'ouvrant comme un cratère,
Trois longs pistolets, un poignard:

France en prose et en vers par MM. Fauriel et Lemercier. Chants nationaux, admirables de verve et de primitive inspiration, ils ont contribué au réveil de la Grèce; là sont glorifiés les Klephtes, les Armatoles, les Palicares, les héros de Souli, de Parga, toutes ces races qui se sont levées un jour pour mourir ou pour chasser le barbare du sol hellénique. Quant à la prononciation du grec, il paraitrait que le système suivi en Europe date du xvIe siècle, et qu'il est dû à Erasme, savant hollandais; mais les linguistes grecs prétendent que la prononciation de la Grèce est la seule conforme à l'ancienne. Seulement, ils avouent que, par la longueur des siècles, de légères nuances ont disparu; que les aspirations des esprits, le son redoublé des lettres géminées (réitérées), et l'emploi musical des brèves et des longues, se sont perdus peu à peu, comme étant des nuances qu'une grande délicatesse d'organes peut seule apercevoir.

*Le segjin, septième cercle de l'enfer turc. Toute lumière y est obstruée par l'ombre d'un arbre immense.

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