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UNE TEMPÊTE DANS LA MÉDITERRANÉE.

Le vent se modère, il tourne un peu pour nous; nous fuyons, par un ciel gris et brumeux, vers le golfe de Damiette; nous perdons de vue toute terre; la journée, nous faisons bonne route; la mer est douce, mais des signes précurseurs de tempête préoccupent le capitaine et le second; elle éclate au tomber du jour; le vent fraîchit d'heure en heure, les vagues deviennent de plus en plus montueuses; le navire crie et fatigue; tous les cordages sifflent et vibrent sous les coups de vent comme des fibres de métal; ces sons aigus et plaintifs ressemblent aux lamentations des femmes grecques aux convois de leurs morts; nous ne portons plus de voiles, le vaisseau roule d'un abime à l'autre, et chaque fois qu'il tombe sur le flanc, ses mâts semblent s'écrouler dans la mer comme des arbres déracinés, et la vague écrasée sous le poids rejaillit et couvre le pont; tout le monde, excepté l'équipage et moi, est descendu dans l'entre-pont ;* on entend les gémissements des malades et le roulis des caisses et des meubles qui se heurtent dans les flancs du brick. Le brick lui-même, malgré ses fortes membrures et les pièces de bois énormes qui le traversent d'un bord à l'autre, craque et se froisse comme s'il allait s'entr'ouvrir. Les coups de mer sur la poupet retentissent de moment en moment comme des coups de canon; à deux heures du matin la tempête augmente encore; je m'attache avec des cordes au grand mât, pour n'être pas emporté par la vague et ne pas rouler dans la mer, lorsque le pont incline presque perpendiculairement. Enveloppé dans mon manteau, je contemple ce spectacle sublime, je descends de temps en temps sous l'entre-pont pour rassurer ma femme couchée dans son hamac. Le second capitaine, au milieu de cette tourmente affreuse, ne quitte la manœuvre que pour passer d'une chambre à l'autre, et porter à

oisifs, et les Morlaques ont peu de goût pour le travail, les entourent, et, quand la romance est finie, l'artiste attend son salaire de la générosité de ses auditeurs. Quelquefois, par une ruse adroite, il s'interrompt dans le moment le plus intéressant de son histoire pour faire appel à la générosité du public; souvent même il fixe la somme pour laquelle il consentira à raconter le dénoûment. Leur manière de chanter est nasillarde, et les airs des ballades sont très-peu variés; l'accompagnement de la guzla ne les relève pas beaucoup, et l'habitude de l'entendre peut seule rendre cette musique tolérable. A la fin de chaque vers, le chanteur pousse un grand cri, ou plutôt en hurlement, semblable à celui d'un loup blessé. On entend ces cris de fort loin dans les montagnes, et il faut y être accoutumé pour penser qu'ils sortent d'une bouche humaine.

Étage compris entre les deux ponts d'un vaisseau.

La poupe est l'arrière du vaisseau, et la proue en est l'avant.

chacun les secours que son état exige: homme de fer pour le péril et cœur de femme pour la pitié; toute la nuit se passe ainsi. Le lever du soleil, dont on ne s'aperçoit qu'au jour blafard qui se répand sur les vagues et dans les nuages confondus, loin de diminuer la force du vent, semble l'accroître encore; nous voyons venir, d'aussi loin que porte le regard, des collines d'eau écumante derrière d'autres collines. Pendant qu'elles passent, le brick se torture dans tous les sens, écrasé par l'une, relevé par l'autre; lancé dans un sens par une lame, arrêté par une autre qui lui imprime de force une direction nouvelle, il se jette tantôt sur un flanc, tantôt sur l'autre ; il plonge la proue en avant comme s'il allait s'engloutir; la mer qui court sur lui fond sur sa poupe et le traverse d'un bord à l'autre ; de temps en temps il se relève; la mer, écrasée par le vent, semble n'avoir plus de vagues et n'être qu'un champ d'écumes tournoyantes; il y a comme des plaines, entre ces énormes collines d'eau, qui laissent reposer un instant les mâts; mais on rentre bientôt dans la région des hautes vagues, on roule de nouveau de précipice en précipice. Dans ces alternatives horribles, le jour s'écoule ; le capitaine me consulte; les côtes d'Egypte sont basses, on peut y être jeté sans les avoir aperçues ; les côtes de la Syrie sont sans rade et sans port; il faut se résoudre à se mettre en panne au milieu de cette mer,* ou suivre le vent qui nous pousse vers Chypre. Là, nous aurions une rade et un asile, mais nous en sommes à plus de quatre-vingts lieues; je fais mettre la barret sur l'île de Chypre, le vent nous fait filer trois lieues à l'heure, mais la mer ne baisse pas. Quelques gouttes de bouillon froid soutiennent les forces de ma femme et de mes compagnons toujours couchés dans leurs hamacs. Je mange moi-même quelques morceaux de biscuit, et je fume avec le capitaine et le second, toujours dans la même attitude sur le pont, près de l'habitacle, les mains passées dans les cordages qui me soutiennent contre les coups de mer. La nuit vient plus horrible encore; les nuages pèsent sur la mer, tout l'horizon se déchire d'éclairs, tout est feu autour de nous la foudre semble jaillir de la crête des vagues confondues avec les nuées; elle tombe trois fois autour de nous; une fois, c'est au moment où le brick est jeté sur le flanc par une lame colossale; les vergues plongent, les mâts frappent la vague, l'écume qu'ils font jaillir sous le coup s'élance comme un manteau de feu déchiré dont le

* Se mettre en panne, ou mieux mettre en panne, c'est disposer les voiles de manière à demeurer en place.

+ La barre est une pièce de bois qui entre dans la tête du gouvernail et sert à le faire mouvoir.

Lieu où l'on renferme la boussole, la lumière et l'horloge.

vent disperse les lambeaux semblables à des serpents de flamme; tout l'équipage jette un cri; nous semblons précipités dans un volcan; c'est l'effet de tempête le plus effrayant et le plus admirable que j'aie vu pendant cette longue nuit; neuf heures de suite, le tonnerre nous enveloppe ; à chaque minute, nous croyons voir nos mâts enflammés tomber sur nous et embraser le navire. Le matin, le ciel est moins chargé, mais la mer ressemble à une lave bouillante; le vent, qui tombe un peu et qui ne soutient plus le navire, rend le roulis plus lourd; nous devons être à trente lieues de l'île de Chypre.

LAMARTINE.

LA FRÉGATE LA SÉRIEUSE, OU LA PLAINTE DU CAPITAINE.

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Qu'elle était belle ma Frégate,
Lorsqu'elle voguait dans le vent!
Elle avait, au soleil levant,
Toutes les couleurs de l'agate;
Ses voiles luisaient le matin
Comme des ballons de satin;
Sa quille mince, longue et plate,
Portait deux bandes d'écarlate
Sur vingt-quatre canons cachés;
Ses mâts, en arrière penchés,
Paraissaient à demi couchés.
Dix fois plus vite qu'un pirate,
En cent jours du Hâvre à Surate
Elle nous emporta souvent.

Qu'elle était belle ma Frégate,
Lorsqu'elle voguait dans le vent!

II.

BREST vante son beau port et cette rade insigne
Où peuvent manoeuvrer trois cents vaisseaux de ligne ;
BOULOGNE, sa cité haute et double, et CALAIS,
Sa citadelle assise en mer comme un palais;
DIEPPE a son vieux château soutenu par la dune,
Ses baigneuses cherchant la vague au clair de lune,
Et ses deux monts en vain par la mer insultés ;
CHERBOURG a ses fanaux de bien loin consultés ;
Et gronde en menaçant Guernsey la sentinelle
Debout près de Jersey, presque en France ainsi qu'elle.
Lorient, dans sa rade au mouillage inégal,
Reçoit la poudre d'or des Noirs du Sénégal ;

SAINT-MALO dans son port tranquillement regarde
Mille rochers debout qui lui servent de garde;
LE HAVRE a pour parure ensemble et pour appui
Nôtre-Dame de Grâce et HoNFLEUR devant lui;
BORDEAUX, de ses longs quais parés de maisons neuves,
Porte jusqu'à la mer ses vins sur deux grands fleuves;
Toute ville à MARSEILLE aurait droit d'envier

Sa ceinture de fruits, d'orange et d'olivier;

D'or et de fer BAYONNE en tout temps fut prodigue; Du grand Cardinal-Duc* LA ROCHELLE a la digue; Tous nos ports ont leur gloire ou leur luxe à nommer Mais TOULON a lancé LA SÉRIEUSE en mer.

LA TRAVERSÉE.

III.

Quand la belle SÉRIEUSE
Pour l'Égypte appareilla,
Sa figure gracieuse
Avant le jour s'éveilla ;
A là lueur des étoiles
Elle déploya ses voiles,
Leurs cordages et leurs toiles
Comme de larges réseaux,
Avec ce long bruit qui tremble,
Qui se prolonge et ressemble,
Au bruit des ailes qu'ensemble
Ouvre une troupe d'oiseaux.

IV.

Dés que l'ancre dégagée
Revient par son câble à bord,
La proue alors est changée,
Selon l'aiguille et le Nord.
LA SÉRIEUSE l'observe,
Elle passe la réserve,
Et puis marche de conserve
Avec le grand ORIENT:†
Sa voilure toute blanche
Comme un sein gonflé se penche;
Chaque mât, comme une branche,
Touche la vague en pliant.

* Le Cardinal de Richelieu.

+ C'est à bord de l'Orient que se trouva Napoléon.

V.

Avec sa démarche leste.
Elle glisse et prend le vent,
Laisse à l'arrière L'ALCESTE,
Et marche seule à l'avant.
Par son pavillon conduite,
L'escadre n'est à sa suite
Que lorsque, arrêtant sa fuite,
Elle veut l'attendre enfin :
Mais, de bons marins pourvue,
Aussitôt qu'elle est en vue,
Par sa manoeuvre imprévue,
Elle part comme un dauphin.

VI.

Comme un dauphin elle saute,
Elle plonge comme lui
Dans la mer profonde et haute,
Où le feu Saint-Elme* a lui.
Le feu serpente avec grâce;
Du gouvernail qu'il embrasse
Il marque longtemps la trace,
Et l'on dirait un éclair
Qui, n'ayant pu nous atteindre,
Dans les vagues va s'éteindre,
Mais ne cesse de les teindre
Du prisme enflammé de l'air.

VIL

Ainsi qu'une forêt sombre
La flotte venait après,
Et de loin s'étendait l'ombre
De ses immenses agrès.
En voyant LE SPARTIATE,
LE FRANKLIN et sa frégate,
Le bleu, le blanc, l'écarlate,
De cent mâts nationaux,
L'armée, en convoi, remise
Comme en garde à L'ARTÉMISE,
Nous nous dîmes: C'est Venise
Qui s'avance sur les eaux.

*.Vapeur enflammée qui parcourt l'extrémité des mâts, des vergues, etc., d'un bâtiment, lorsque le ciel est très-orageux, dans les nuits obscures.

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