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ne venait pas d'exécuter un tour d'adresse des plus merveilleux, et voyant que pour adoucir autant que possible l'allure de l'animal, je me cramponnais d'une main au pommeau de devant et de l'autre au pommeau de derrière, il commença à me donner quelques instructions sur la manière de se tenir en selle. Ce mot de selle me rappela qu'il nous avait dit que les nôtres étaient parfaitement rembourrées, tandis que la première chose dont je m'étais aperçu, c'est que j'étais assis sur le bois le plus dur; Béchara me répondit qu'il ne nous avait point trompés, et qu'à la première halte il me ferait voir que ma selle était garnie avec le plus grand soin, il est vrai que c'était en dessous, mais il était, ajouta-t-il, plus important, dans une course comme celle que nous allions faire, de ménager le cuir des chameaux que la peau des voyageurs. Ceci me parut un véritable raisonnement d'Arabe, auquel je ne voulus pas m'abaisser à répondre, et nous continuâmes notre route sans échanger une seule parole.

Au bout d'une demi-heure de marche, nous arrivâmes au pied du Mokkatan. Cette chaîne granitique, brûlée par le soleil, est absolument nue; un petit sentier taillé dans le roc aide à gravir les flancs escarpés de la montagne, et présente strictement assez de largeur pour qu'un chameau chargé puisse y passer. Nous nous mimes à la file les uns des autres, l'Arabe qui nous servait de guide marchant toujours en tête, et nous venant ensuite, placés à volonté ; cette montée nous donna un peu de répit, les dromadaires étant forcés d'aller au pas à cause de la difficulté du chemin.

Nous montâmes ainsi une heure et demie à peu près, puis nous nous trouvâmes à la cime de la montagne. Le sommet offre pendant trois quarts d'heure une surface accidentée au milieu de laquelle, descendant et montant sans cesse, nous perdions souvent de vue tout l'horizon occidental pour le retrouver un instant après; bientôt, en descendant un dernier monticule, nous cessâmes de voir les maisons du Kaire, puis ses minarets les plus élevés disparurent à leur tour; quelque temps encore le sommet des pyramides de Gyzeh et de Sakkara nous apparut comme les cimes aiguës d'une autre chaîne de montagnes; enfin leurs dernières dentelures s'abaissèrent, et nous nous trouvâmes sur la pente orientale du Mokkatan.

De ce côté rien qu'une plaine sans bornes, une mer de sable qui, à partir du pied de la montagne, s'étendait jusqu'à l'horizon, ou elle se confondait avec le ciel; l'aspect général de ce tapis mouvant était fauve et de la couleur de la peau du lion; cependant quelques bandes nitreuses le rayaient de blanc, comme les couvertures qui enveloppaient nos Arabes. J'avais déjà vu de ces plages arides, mais jamais dans une pareille étendue jamais

non plus le soleil ne m'avait paru regarder la terre avec tant d'ardeur ses rayons étaient visibles, et cette poussière altérait, rien qu'à la regarder.

que

nous

Nous descendimes pendant une demi-heure à peu près, puis nous nous trouvâmes au milieu de débris que nous prîmes ceux d'une ville; mais nous étant aperçus que la d'abord pour terre était jonchée de colonnes seulement, nous regardâmes de plus près, et nous vimes que ces colonnes n'étaient autre chose Nous interrogeâmes nos Arabes, qui des troncs d'arbres. dirent que nous étions au milieu d'une forêts de palmiers pétrifiés; ce phénomène nous parut mériter un examen plus approfondi que celui que nous pouvions en faire du haut de nos dromadaires: aussi, comme nous touchions à la base de la montagne et que le temps de la halte de midi était venu, nous dîmes à Toualeb que nous désirions nous arrêter. Les Arabes se laissèrent glisser à bas de leurs dromadaires, et les nôtres, voyant ce dont il s'agissait, s'agenouillèrent aussitôt; ce fut la contre-partie du départ : ils commencèrent par plier les jambes de devant, puis celles de derrière; mais, comme cette fois je m'attendais à la chose, je me cramponnai si bien à la selle Quant à Mayer, qui n'était que j'en fus quitte pour la secousse. pas prévenu, il reçut dans la poitrine et dans les reins les deux coups de rigueur.

Nous nous mîmes à regarder l'étrange terrain sur lequel nous étions descendus: le sol était couvert de troncs de palmiers semblables à des tronçons de colonne; on eût dit que toute la forêt avait été pétrifiée sur pied, et que le simoun, en battant les flancs nus du Mokkatan, avait déraciné ces arbres de pierre, qui A quelle cause attribuer ce fait ? s'étaient brisés en tombant. à quel cataclysme faire remonter ce phénomène ? C'est ce qu'il nous est impossible de dire; mais la vérité est que pendant plus d'une demi-lieue nous marchâmes au milieu de ces ruines étranges, qu'au premier abord on eût pu prendre, à leurs mille colonnes gisantes et tronquées, pour quelque Palmyre inconnue.

Nos Arabes avaient dressé la tente à la base de la montagne, sur les premières zones de sable; nous les rejoignîmes bientôt, et les trouvâmes couchés à l'ombre de leurs chameaux tout chargés. Abdallah commençait son service et venait de nous préparer notre dîner: c'était du riz bouilli dans de l'eau et des espèces de galettes de farine de froment, minces comme des gaufres, et qu'il avait fait cuire sur des charbons; elles étaient molles et se tiraient comme de la pâte de guimauve, au lieu de se briser comme du pain: au prospectus, je jugeai l'homme, et de ce moNous dinâmes avec quelques datment il perdit ma confiance. tes et un morceau de notre marmelade, que nous allâmes déchi

rer à la pèce: Mayer était si fatigué des eforts qui avait faits pour se maintenir sur son dromadaire, qu'il ne voulut rien presdre. Quant à nos Arabes, on eût dit qu'ils participaient de ia nature des djians, et qu'ils se nourrissaient d'air et de rosée, car depuis notre départ du Kaire nous ne les avions pas encore vus avaler un seul grain de mais.

Nous dormimes deux heures à peu près; alors, comme la plas grande ardeur du soleil était passée, nos Arabes nous révélérent; pendant qu'ils repliaient la tente, nous remontâmes sur nos haghins, et nous nous préparâmes à faire, dès le soir même, notre premiere halte dans le désert.

Le Désert.

Toualeb donna le signal du départ : un Arabe prit la tête de la file, et nous nous mimes en route.

Quoique le soleil eût déjà perdu sa plus grande ardeur, il était encore dévorant pour nous autres Européens; nous allions au trot, tête baissée, et de temps en temps obligés de fermer les paupières, car la réverbération du sable nous brûlait les yeux; l'atmosphère était calme et lourde, et l'horizon rougeâtre se dessinait nettement sur un ciel chargé de vapeurs jaunes. Nous venions de laisser derrière nous les dernières traces de la forêt pétrifiée; je commençais à m'habituer au trot de ma monture, comme on se fait au roulis d'un vaisseau; Béchara marchait près de moi en chantant une chanson arabe, triste, lente et monotone, et ce chant, joint au mouvement du dromadaire, à cet air pesant qui courbait nos têtes, à cette poussière ardente qui nous troublait le regard, commençait à m'endormir, comme les modulations d'une nourrice endorment l'enfant dans le berceau. Tout à coup mon haghin fit un écart qui faillit me désarçonner; je rouvris les yeux, cherchant machinalement la cause de cette secousse il avait heurté le cadavre d'un chameau à moitié dévoré par les bêtes carnassières; je vis alors que nous suivions une ligne blanche, qui s'étendait à l'horizon, et je remarquai que cette ligne était tracée avec des ossemens.

Le fait était assez extraordinaire pour que j'en demandasse l'explication; j'appelai Béchara, qui n'attendit pas même ma question, car mon étonnement n'avait point échappé à cette profonde pénétration dont sont si éminemment doués les peuples primitifs et sauvages.

Le dromadaire, me dit-il en s'approchant de moi, n'est point un animal incommode et fanfaron comme le cheval: il marche sans s'arrêter, sans manger, sans boire; rien en lui ne décèle la maladie, la fatigue ou l'épuisement. L'Arabe, qui

entend de si loin le rugissement du lion, de hennissement du cheval ou le cri de l'homme, n'entend, si près qu'il soit de son haghin, autre chose que sa respiration plus ou moins pressée, plus ou moins haletante; mais jamais une plainte, jamais un gémissement; lorsque la nature est vaincue par la souffrance, lorsque les privations ont épuisé les forces, lorsque la vie manque aux organes, le dromadaire s'agenouille, étend son cou sur le sable, et ferme les yeux. Alors son cavalier sait que tout est dit : il descend, et sans même essayer de le faire relever, car il connaît l'honnêteté de sa monture, et ne la soupçonne ni de fraude ni de mollesse, il dessangle sa selle, la place sur le dos d'un autre dromadaire, et part, laissant là celui qui ne peut plus suivre la caravane: la nuit venue, les chakals et les hyènes accourent à l'odeur, et ne laissent du pauvre animal que le squelette. Or, nous sommes sur la route du Kaire à la Mecque; deux fois l'an, la caravane passe et repasse sur ce chemin, et ces ossemens si nombreux et si souvent renouvelés, que les tempêtes du désert ne les dispersent jamais entièrement; ces ossemens que tu peux suivre sans guide, et qui te révèleront les oasis, les puits et les fontaines où l'Arabe va demander de l'ombrage ou de l'eau, et finiraient par te conduire au tombeau du prophète, sont ceux des dromadaires qui tombent et ne se relèvent pas. Peut-être, en regardant attentivement et de près ces débris, reconnaîtrais-tu de temps en temps parmi eux des ossemens plus petits et d'une structure différente: ceux-là, ce sont aussi des corps lassés qui ont trouvé le repos avant d'avoir touché le terme du chemin, ce sont les os des croyans qui, consultant leur zèle et non leurs forces, ont voulu se conformer au précepte qui ordonne à tout fidèle d'accomplir au moins une fois dans sa vie le saint voyage, et qui, s'étant laissé arrêter par les plaisirs ou les affaires de la vie, ont entrepris tardivement leur pèlerinage sur la terre; de sorte qu'ils sont allés l'achever dans le ciel. Ajoute à cela quelques voyageurs imprudents qui se sont endormis à l'heure où ils devaient veiller, et se sont brisé la tête en tombant; fais la part de la peste, qui décime souvent la moitié d'une caravane, celle du simoun, qui en dévore parfois le reste, et tu comprendras facilement que ces jalons funèbres soient assez souvent semés pour tracer un nouveau chemin aussitôt que l'ancien s'efface, et indiquer aux enfans la route qu'ont suivie leurs pères.

Cependant, continua Béchara, dont les idées, ordinairement joyeuses, prenaient, avec la facilité qui distingue sa nation, la teinte du sujet sur lequel elles étaient momentanément arrêtées, tous les ossemens ne sont pas ici; quelquefois, à cinq ou six lieues à droite ou à gauche de la route, on trouve au milieu du désert, le squelette d'un haghin et d'un cavalier: c'est que le

dromadaire, lorsque arrive le mois de mai ou de juin, c'est-à-dire les grandes chaleurs de l'année, est parfois saisi tout à coup d'une espèce de folie. Alors il quitte la caravane, s'emporte au galop et pique droit devant lui: essayer de l'arrêter avec la bride est chose impossible; aussi, dans ce cas, le meilleur parti est-il de le laisser aller jusqu'au moment où l'on va perdre de vue la caravane, car parfois il s'arrête de lui-même, et revient docilement reprendre son rang à la file; mais dans le cas contraire, s'il continue de s'emporter, et si l'on craint de perdre de vue ses compagnons, qu'une fois perdus on ne retrouvera plus, il faut lui percer la gorge de sa lance ou lui briser la tête d'un coup de pistolet, puis sans retard revenir vers la caravane, car les hyènes et les chakals ne sont pas seulement à l'affût des dromadaires qui tombent, mais encore des hommes qui s'égarent. Voilà pourquoi je te disais qu'on retrouvait parfois le squelette de Î'homme à quelque distance de la carcasse du chameau.

J'avais écouté cette longue harangue de Béchara, les yeux fixés sur la route, et reconnaissant à la multitude des ossemens qui la jonchaient la vérité de son lugubre récit; parmi ces débris il y en avait de si vieux qu'ils étaient réduits en poussière et se mêlaient au sable: d'autres, plus nouveaux, qui étaient luisans et solides comme de l'ivoire, enfin quelques-uns auxquels tenaient encore des lambeaux de chair séchée, qui indiquaient que la mort de ceux à qui ils avaient appartenu était plus récente. J'avoue que l'idée, si je me cassais le cou en tombant de mon dromadaire, chose fort possible: si j'étais étouffé par le simoun, ce qui s'était vu: ou si je mourais de maladie, autre supposition assez naturelle j'avoue, dis-je, que l'idée que je serais laissé sur la route; que la même nuit j'y recevrais la visite des hyènes et des chakals; puis enfin que, huit jours après, mes os serviraient à montrer aux voyageurs le chemin de la Mecque, ne présentait pas à mon esprit une image des plus gracieuses. Cela me ramenait tout naturellement à penser à Paris, à ma chambre si petite, mais si chaude l'hiver et si fraîche l'été; à mes amis qui, à cette heure, continuaient leur vie parisienne au milieu du travail, du spectacle, des bals, et que j'avais quittés pour venir écouter, au haut d'un dromadaire, les récits fantastiques d'un Arabe. Je me demandais quelle folie m'avait poussé où j'allais, ce que j'y comptais faire, et quel était le but que j'y venais chercher; heureusement, au moment où je me faisais cette question, je levai la tête; mes yeux se portèrent sur cet océan immense, sur ces vagues de sable, sur cet horizon fauve et ardent; je regardai cette caravane, ces dromadaires au long cou, ces Arabes au costume pittoresque, toute cette nature étrange et primitive, dont on ne retrouve la peinture que dans

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