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leur postérité qui se presse autour de l'auguste effigie: on regarde, et l'on ne sait si cette main de bronze protége ou

menace.

A mesure que notre chaloupe s'éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s'éteignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l'horizon; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu'on ne saurait peindre, et que je n'ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblent se mêler et comme s'entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.

Si le ciel, dans sa bonté, me réservait un de ces moments si rares dans la vie, où le cœur est inondé de joie par quelque bonheur extraordinaire et inattendu; si une femme, des enfants, des frères, séparés de moi depuis longtemps, et sans espoir de réunion, devaient tout à coup tomber dans mes bras, je voudrais, oui, je voudrais que ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de la Néva, en présence de ces Russes hospitaliers.

J. DE MAISTRE.

L'AURORE BORÉALE.

A mon retour en ville, un autre spectacle encore plus frappant m'attendait: c'était celui d'une aurore boréale. Je me retirais vers minuit, avec un de mes compagnons de voyage, par un beau clair de lune. Nous aperçûmes tout à coup un lueur vague et blanchâtre répandue dans le ciel. Nous nous demandions si c'était une nuée éclairée par la lune; mais c'était quelque chose de moins compacte encore, de plus indécis; on eût dit la voie lactée ou une lointaine nébuleuse.* Tandis que nous hésitions, un point lumineux se forma, s'étendit d'une manière indéterminée, et on vit tout à coup de grandes gerbes, de longs glaives, d'immenses fusées dans le ciel; puis toutes ces formes se confondaient, et, à leur place, paraissait une arche lumineuse, d'où tombait une pluie de lumière. Le plus souvent ce qui se passait devant nos yeux ne pouvait se comparer à rien. C'étaient des apparences fugitives, impossibles à décrire, et que l'œil avait peine à saisir, tant elles se succédaient, se mêlaient, s'effaçaient rapidement. Jamais on ne pouvait prévoir une seconde

* On donne le nom de nébuleuses à certains amas d'étoiles fort éloignées de nous et dont la lumière est pâle. La voie lactée est composée d'un nombre immense de ces étoiles.

à l'avance ce qu'allait offrir le kaleidoscope céleste. Ce qu'on croyait voir avait disparu, tandis qu'on cherchait encore à s'en faire une idée distincte. Le merveilleux spectacle semblait toujours finir et recommencer, et il était impossible de saisir le passage d'une décoration à l'autre. On ne les voyait pas apparaître dans le ciel; mais tout à conp elles s'y trouvaient, et il semblait qu'elles y avaient toujours été. En un mot, rien ne peut donner idée de tout ce qu'il y a de mobile, de capricieux, d'insaisissable dans ces jeux brillants d'une lumière nocturne, et encore la lune, qui se trouvait pleine en ce moment, nuisait par son éclat à celui de l'aurore boréale: c'est pour cette raison que la lueur de celle-ci était blanche et pâle; sans cela, aux variations de formes se seraient jointes les variations de couleurs, les reflets rouges, verts, enflammés, qui donnent souvent aux aurores boréales l'apparence d'un grand incendie. Mais à cela près, la nôtre fut une des plus riches qu'on pût voir; elle dura plusieurs heures, se renouvelant, se déplaçant, se transformant sans cesse, et l'on nous dit que, depuis trente ans, il n'y en avait pas eu de plus belle.

J. J. AMPÈRE.

COURSES SUR la glace, dE SAINT-PÉTERSBOURG A Cronstadt.

Au commencement de l'hiver, on trace sur la glace le chemin qui conduit de Pétersbourg à Cronstadt; il est indiqué par une allée de hautes balises. De lieue en lieue on trouve des guérites bien chauffées où sont placées des sentinelles qui, dans les temps brumeux, entretiennent des feux de distance en distance, et sonnent des cloches dont le tintement prolongé rassure et guide le voyageur. Un restaurateur est établi vers le milieu de la route. Cette innombrable quantité de personnes de tout âge et de tout sexe, enveloppées dans de vastes pelisses, et glissant avec indifférence sur une surface fragile qui les sépare de l'abîme, offre à l'habitant des contrées méridionales un spectacle étrange, qui jette dans son âme un effroi ignoré des peuples du Nord. Mais c'est surtout lorsque sont commencées les courses en bouers, que la rade de Cronstadt présente le tableau le plus animé. Ces bouers sont des canots fixés sur deux lames de fer semblables à celles des patins; une troisième est adaptée sous le gouvernail; des bancs sont disposés pour les voyageurs autour de cette embarcation qui a un, deux et même trois mâts. Poussés par le vent qui souffle avec force dans cette saison, et dirigés par un pilote habile, ces canots, que distinguent des agrès variés et des pavillons de différentes couleurs, volent avec une incroya

ble rapidité; un soleil pâle laisse tomber sur eux ses rayons sans chaleur; les voiles se déroulent, l'aquilon souffle, le bâtiment s'élance, les matelots, par de savantes manoeuvres, cherchent à se devancer, et, en moins d'une heure, un espace de dix lieues est franchi. Pierre I" aimait beaucoup ces courses sur la glace, et sa prévoyance avait su leur donner un but utile: poursuivant sans relâche le dessein qu'avait formé son génie de créer des marins, et craignant que, dans l'inaction d'un long hiver, les hommes qu'il avait initiés aux secrets de la manœuvre des vaisseaux ne perdissent le fruit de ses leçons, il les exerçait ainsi, et, sur un océan solide, les armait de cette expérience qu'ils déployaient ensuite sur une mer orageuse.

ANCELOT.

LES PAYSANS RUSSES.

Il est difficile de nous faire une juste idée de la vraie position de cette classe d'hommes qui n'ont aucun droit reconnu, et qui cependant sont la nation même. Privés de tout par les lois, ils ne sont pas aussi dégradés au moral qu'ils sont socialement avilis; ils ont de l'esprit, quelquefois de la fierté; mais ce qui domine dans leur caractère et dans la conduite de leur vie entière, c'est la ruse. Personne n'a le droit de leur reprocher cette conséquence trop naturelle de leur situation. Ce peuple, toujours en garde contre des maîtres dont il éprouve à chaque instant la mauvaise foi effrontée, compense à force de finesse le manque de probité des seigneurs envers leurs serfs.

Les rapports du paysan avec le possesseur de la terre ainsi qu'avec la patrie, c'est-à-dire l'Empereur qui représente l'État, seraient un objet d'étude digne à lui seul d'un long séjour dans l'intérieur de la Russie.

Dans beaucoup de parties de l'Empire les paysans croient qu'ils appartiennent à la terre, condition d'existence qui leur paraît naturelle, tandis qu'ils ont peine à comprendre comment des hommes sont la propriété d'un homme. Dans beaucoup d'autres contrées les paysans pensent que la terre leur appartient. Ceux-ci sont les plus heureux, s'ils ne sont les plus soumis des esclaves.

Il y en a qui, lorsqu'on les met en vente, envoient au loin prier un maître dont la réputation de bonté est venue jusqu'à eux, de les acheter, eux, leurs terres, leurs enfants et leurs bêtes, et si ce seigneur, célèbre parmi eux pour sa douceur (je ne dis pas pour sa justice, le sentiment de la justice est inconnu en

Russie, même parmi les hommes dénués de tout pouvoir), si ce seigneur désirable n'a pas d'argent, ils lui en donnent afin d'être sûrs qu'ils n'appartiendront qu'à lui. Alors le bon seigneur, pour contenter ses nouveaux paysans, les achète de leurs propres deniers et les accepte comme serfs; puis il les exempte d'impôts pendant un certain nombre d'années et les dédommage ainsi du prix de leurs personnes qu'ils lui ont payé d'avance, en acquittant pour lui la somme qui représente la valeur du domaine dont ils dépendent, et dont ils l'ont, pour ainsi dire, forcé de devenir propriétaire. Voilà comment le serf opulent met le seigneur pauvre en état de le posséder à perpétuité, lui et ses descendants. Heureux de lui appartenir et à sa postérité, pour échapper par là au joug d'un maître inconnu, où d'un seigneur réputé méchant. Vous voyez que la sphère de leur ambition n'est pas encore bien étendue.

Le plus grand malheur qui puisse arriver à ces hommes plantes, c'est de voir leur sol natal vendu: on les vend toujours avec la glèbe à laquelle ils sont toujours attachés; le seul avantage réel qu'ils aient retiré jusqu'ici de l'adoucissement des lois modernes, c'est qu'on ne peut plus vendre l'homme sans la terre. Encore cette défense est-elle éludée par des moyens connus de tout le monde: ainsi au lieu de vendre une terre entière avec ses paysans, on vend quelques arpents et cent et deux cents hommes par arpent. Si l'autorité apprend cette escobarderie, elle sévit; mais elle a rarement l'occasion d'intervenir, car entre le délit et la justice suprême, c'est-à-dire l'Empereur, il y a tout un monde de gens intéressés à perpétuer et à dissimuler les abus.

Les propriétaires souffrent autant que les serfs de cet état de choses, surtout ceux dont les affaires sont dérangées. La terre est difficile à vendre, si difficile qu'un homme qui a des dettes et qui veut les payer, finit par emprunter à la banque Impériale les sommes dont il a besoin, et la banque prend hypothèque sur les biens de l'emprunteur. Il résulte de là que l'Empereur devient le trésorier et le créancier de toute la noblesse russe, et que la noblesse ainsi bridée par le pouvoir suprême est dans l'impossibilité de remplir ses devoirs envers le peuple.

Un jour, un seigneur voulait vendre une terre: la nouvelle de ce projet met le pays en alarme; les paysans du seigneur députent vers lui les anciens du village qui se jettent à ses pieds et lui disent en pleurant qu'ils ne veulent pas être vendus. "Il le faut, répond le seigneur, il n'est pas dans mes principes d'augmenter l'impôt que paient mes paysans; cependant je ne suis pas assez riche pour garder une terre qui ne me rapporte presque rien.-N'est-ce que cela ? s'écrient les députés des do

maines du seigneur, nous sommes assez riches, nous, pour que vous puissiez nous garder." Aussitôt, de leur plein gré, ils fixent leurs redevances au double de ce qu'ils payaient depuis un temps immémorial.

D'autres paysans, avec moins de douceur et une finesse plus détournée, se révoltent contre leur maître, uniquement dans l'espoir qu'ils deviendront serfs de la couronne. C'est le but de l'ambition de tous les paysans russes.

Affranchissez brusquement de tels hommes, vous mettez le feu au pays.* Du moment où les serfs séparés de la terre verraient qu'on la vend, qu'on la loue, qu'on la cultive sans eux, ils se lèveraient en masse, en criant qu'on les dépouille de leur bien. Dernièrement, dans un village lointain où le feu avait pris, les paysans qui se plaignaient de leur seigneur à cause de sa tyrannie, ont profité du désordre qu'ils avaient peut-être causé euxmêmes, pour se saisir de leur ennemi, e'est-à-dire de leur maître, pour l'entraîner à l'écart, l'empaler et le faire rôtir au feu même de l'incendie; ils ont cru se justifier suffisamment de ce crime en assurant par serment que cet infortuné avait voulu brûler leurs maisons et qu'ils n'avaient fait que se défendre.

Sur de tels actes l'Empereur ordonne le plus souvent la déportation du village entier en Sibérie; voilà ce qu'on appelle à Pétersbourg: peupler l'Asie. DE CUSTINE.

LA SIBÉRIE.

La Sibérie est le pays le plus septentrional de l'empire de Russie, en Asie. Elle est bornée à l'est par la mer du Japon, au sud par la Tartarie chinoise, à l'ouest par la Russie européenne, et au nord par la mer Glaciale. Comme cette immense contrée n'a guère au delà de trois millions cinq cent mille habitants, les empereurs de Russie y envoient tous les malfaiteurs de l'empire condamnés à l'exil par la sentence d'un tribunal, et toutes les personnes suspectes de crimes contre l'État, très-souvent sans qu'elles subissent un interrogatoire ou qu'elles sachent la cause de leur exil. Les peuples qui habitaient la Sibérie lorsqu'elle

* "J'aurais pu armer la plus grande partie de sa population contre ellemême, en proclamant la liberté des esclaves: un grand nombre de villages me l'ont demandé; mais lorsque j'ai connu l'abrutissement de cette classe nombreuse du peuple russe, je me suis refusé à cette mesure qui aurait voué à la mort et aux plus horribles supplices bien des familles."Napoléon.

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