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passé trente ans de sa vie à rassembler une belle bibliothèque:
parmi les livres qu'il possédait, il y en avait sur lesquels on trou-
vait des notes de la main de Pierre I". Ce grand homme ne se
doutait pas que cette même civilization européenne, dont il était
'si jaloux, viendrait dévaster les établissements d'instruction pu-
blique qu'il avait fondés au milieu de son empire, dans le but de
fixer, par l'étude, l'esprit impatient des Russes.

Plus loin était la maison des enfants trouvés, l'une des plus touchantes institutions de l'Europe; des hôpitaux pour toutes les classes de la société se faisaient remarquer dans les divers quartiers de la ville; enfin, l'œil ne pouvait se porter que sur des richesses ou sur des bienfaits, sur des édifices de luxe ou de charité, sur des églises ou sur des palais, qui répandaient du bonheur ou de l'éclat sur une vaste portion de l'espèce humaine. On apercevait les sinuosités de la Moscowa, de cette rivière qui, depuis la dernière invasion des Tartares, n'avait plus roulé de sang dans ses flots: le jour était superbe; le soleil semblait se complaire à verser ses rayons sur les coupoles étincelantes. Je me rappelai ce vieux archevêque, Platon, qui venait d'écrire à Alexandre une lettre pastorale, dont le style oriental m'avait vivement émue: il envoyait l'image de la Vierge, des confins de l'Europe, pour conjurer loin de l'Asie l'homme qui voulait faire porter aux Russes tout le poids des nations enchaînées sur ses pas. Un moment la pensée me vint que Napoléon pourrait se promener sur cette même tour d'où j'admirais la ville qu'allait anéantir sa présence; un moment je songeai qu'il s'enorgueillissait de remplacer, dans le palais des czars, le chef de la grande horde qui sut aussi s'en emparer pour un temps; mais le ciel était si beau que je repoussai cette crainte. Un mois après, cette belle ville était en cendres, afin qu'il fût dit que tout pays qui s'était allié avec cet homme serait ravagé par les feux dont il dispose. Mais combien ces Russes et leur monarque n'ont-ils pas racheté cette erreur! Le malheur même de Moscou a régénéré l'empire, et cette ville religieuse a péri comme un martyr, dont le sang répandu donne de nouvelles forces aux MME. DE STAEL. frères qui lui survivent.

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INCENDIE DE MOScou.

Ce jour là même (le 14 septembre), Napoléon, enfin persuadé Kutusof ne s'etait pas jeté sur son flanc droit rejoignit son avant-garde. Il monta à cheval à quelques lieues de Moscou.

que

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Il marchait lentement, avec précaution, faisant sonder devant lui les bois et les ravins, et gagner le sommet de toutes les hauteurs, pour découvrir l'armée ennemie. On s'attendait à une bataille: le terrain s'y prêtait; des ouvrages étaient ébauchés, mais tout avait été abandonné et l'on n'éprouvait pas la plus légère résistance.

Enfin, une dernière hauteur reste à dépasser; elle touche à Moscou, qu'elle domine; c'est le Mont du Salut. Il s'appelle ainsi, parce que de son sommet, à l'aspect de leur ville sainte, les habitans se signent et se prosternent. Nos éclaireurs l'eurent bientôt couronné. Il était deux heures; le soleil faisait étinceler de mille couleurs cette grande cité. A ce spectacle frappés d'étonnement, ils s'arrêtent; ils crient; Moscou! Moscou!" Chacun alors presse sa marche; on accourt en désordre, et l'armée entière battant des mains, répète avec transport: "Moscou! Moscou!" Comme les marins crient: "Terre! Terre!" à la fin d'une longue et pénible navigation.

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A la vue de cette ville dorée, de ce noeud brillant de l'Asie et de l'Europe, de ce majestueux rendez-vous, où s'unissaient le luxe, les usages et les arts des deux plus belles parties du monde, nous nous arrêtâmes, saisis d'une orgueilleuse contemplation. Quel jour de gloire était arrivé! Comme il allait devenir le plus grand, le plus éclatant souvenir de notre vie entière. Nous sentions qu'en ce moment toutes nos actions devaient fixer les yeux de l'univers surpris, et que chacun de nos moindres mouvemens serait historique.

Napoléon n'entra qu'avec la nuit dans Moscou. Il s'arrêta dans une des premières maisons du faubourg de Dorogomilow. Ce fut là qu'il nomma le maréchal Mortier, gouverneur de cette capitale. "Surtout, lui dit-il, point de pillage! Vous m'en répondez sur votre tête. Défendez Moscou, envers et contre tous."

Cette nuit fut triste: des rapports sinistres se succédaient. Il vint des Français, habitans de ce pays, et même un officier de la police russe, pour dénoncer l'incendie. Il donna tous les détails de ses préparatifs. L'empereur ému chercha vainement quelque repos. A chaque instant il appelait, et se faisait répéter cette fatale nouvelle. Cependant, il se retranchait encore dans son incrédulité, quand, vers deux heures du matin, il apprit que le feu éclatait.

C'était au palais marchand, au centre de la ville, dans son plus riche quartier. Aussitôt il donne ses ordres, il les multiplie. Le jour venu, lui-même y court, il menace le jeune garde et Mortier. Ce maréchal lui montre des maisons couvertes de fer; elles sont toutes fermées, encore intactes, et sans la moindre

effraction; cependant une fumée noire en sort déjà. Napoléon tout pensif entre dans le Kremlin.

A la vue de ce palais, à la fois gothique et moderne des Romanof et des Rurick, de leur trône encore debout, de cette croix du grand Ywan, et de la plus belle partie de la ville que le Kremlin domine, et que les flammes, encore renfermées dans le bazar, semblent devoir respecter, il reprend son premier espoir. Son ambition est flattée de cette conquête; on l'entend s'écrier: "Je suis donc enfin dans Moscou, dans l'antique palais des czars!* dans le Kremlin !" Il en examine tous les détails avec un orgueil curieux et satisfait.

Toutefois, il se fait rendre compte des ressources que présente la ville; et, dans ce court moment, tout à l'espérance, il écrit des paroles de paix à l'empereur Alexandre. Un officier supérieur ennemi venait d'être trouvé dans le grand hôpital; il fut chargé de cette lettre. Ce fut à la sinistre lueur des flammes du bazar que Napoléon l'acheva, et que partit le russe. Celui-ci dut porter la nouvelle de ce désastre à son souverain, dont cet incendie fut la seule réponse.

Le jour favorisa les efforts du duc de Trévise; il se rendit maître du feu. Les incendiaires se tinrent cachés. On doutait de leur existence. Enfin, des ordres sévères étant donnés, l'ordre rétabli, l'inquiétude suspendue, chacun alla s'emparer d'une maison commode ou d'un palais somptueux, pensant y trouver un bien-être acheté par de si longues et de sí excessives privations.

Deux officiers s'étaient établis dans un des bâtimens du Kremlin. De là, leur vue pouvait embrasser le nord et l'ouest de la ville. Vers minuit, une clarté extraordinaire les réveille. Ils regardent, et voient des flammes remplir des palais, dont elles illuminent d'abord et font bientôt écrouler l'élégante et noble architecture. Ils remarquent que le vent du nord chasse directement ces flammes sur le Kremlin, et s'inquiètent pour cette enceinte, où reposait l'élite de l'armée et son chef. Ils craignaient aussi pour toutes les maisons environnantes, où nos soldats, nos gens et nos chevaux, fatigués et repus, sont, sans doute, ensevelis dans un profond sommeil. Déjà des flam

"Ce mot n'est pas l'abrégé du latin César, comme plusieurs savants le croient sans fondement. C'est un ancien nom oriental que nous connûmes par la traduction slavonne de la Bible: donné d'abord par nous aux em pereurs d'Orient, et ensuite aux khans des Tatars, il signifie en persan tróne, autorité suprême, et se fait remarquer dans la terminaison des noms des rois d'Assyrie et de Babylone, comme Phalassar, Nabonassar, etc. Dans notre traduction de l'Écriture sainte, on écrit Kessar au lieu de César, mais Tzar ou Czar est tout à fait un autre mot."-Karamsin.

mèches et des débris ardens volaient jusque sur les toits du Kremlin, quand le vent du nord, tournant vers l'ouest, les chassa dans une autre direction.

Cependant, ils voient d'autres flammes s'élever précisément dans la nouvelle direction que le vent venait de prendre sur le Kremlin, et ils maudissent l'imprudence et l'indiscipline française, qu'ils accusent de ce désastre. Mais trois fois le vent change ainsi du nord à l'ouest, et trois fois ces feux ennemis, vengeurs, obstinés, et comme acharnés contre le quartier impérial, se montrent ardens à saisir cette nouvelle direction.

Le Kremlin renfermait, à notre insu, un magasin à poudre ; mais, cette nuit là même, les gardes, endormies et placés négligemment, avaient laissé tout le parc d'artillerie entrer et s'établir sous les fenêtres de Napoléon.

C'était l'instant où ces flammes furieuses étaient dardées de toutes parts, et avec le plus de violence, sur le Kremlin; car le vent, sans doute attiré par cette grande combustion, augmentait à chaque instant d'impétuosité. L'élite de l'armée et l'empereur étaient perdus, si une seule des flammèches qui volaient sur nos têtes, s'était posée sur un seul caisson. C'est ainsi que pendant plusieurs heures, de chacune des étincelles qui traversaient la rive, dépendit le sort de l'armée entière.

Enfin le jour, un jour sombre parut; il vint s'ajouter à cette grande horreur, la pâlir, lui ôter son éclat. Beaucoup d'officiers se réfugièrent dans les salles du palais. Le chef et Mortier luimême, vaincus par l'incendie, qu'ils combattaient depuis trentesix heures, y vinrent tomber d'épuisement de désespoir.

Des officiers arrivaient de toutes parts, tous s'accordaient. Dès la première nuit, celle du 14 au 15, un globe enflammé s'était abaissé sur le palais du prince Troubetzkoï, et l'avait consumé; c'était un signal. Aussitôt le feu avait été mis à la bourse; on avait aperçu des soldats de police russes l'attiser avec des lances goudronnées. Ici, des obus perfidement placés venaient d'éclater dans les poêles de plusieurs maisons; ils avaient blessé les militaires qui se pressaient autour. Alors se retirant dans des quartiers encore debout, ils étaient allés se choisir d'autres asiles; mais, près d'entrer dans ces maisons toutes closes et inhabitées, ils avaient entendu au sortir une faible explosion; elle avait été suivie d'une légère fumée, qui aussitôt était devenue épaisse et noire, puis rougeâtre, enfin couleur de feu, et bientôt l'édifice entier s'était abîmé dans un gouffre de flammes.

Tous avaient vu des hommes d'une figure atroce, couverts de lambeaux, et des femmes furieuses errer dans ces flammes, et compléter une épouvantable image de l'enfer. Ces misérables,

enivrés de vin et du succès de leurs crimes, ne daignaient plus se cacher; ils parcouraient triomphalement ces rues embrasées; on les surprenait armés de torches, s'acharnant à propager l'incendie il fallait leur abattre les mains à coup de sabre pour leur faire lâcher prise. On disait que ces bandits avaient été déchaînés, par les chefs russes, pour brûler Moscou; et, qu'en effet, une si grande, une si extrême résolution, n'avait pu être prise que par le patriotisme, et exécutée par le crime.

Napoléon, dont on n'avait pas osé troubler le sommeil pendant la nuit, s'était éveillé à la double clarté du jour et des flammes. Dans son premier mouvement, il s'irrita, et voulut commander à cet élément; mais bientôt il fléchit, et s'arrêta devant l'impossibilité.

Alors une extrême agitation s'empare de lui; on le croirait dévoré des feux qui l'environnent. A chaque instant, il se léve, marche et se rassied brusquement. Il parcourt ses appartemens d'un pas rapide; ses gestes courts et véhémens décèlent un trouble cruel; il quitte, reprend, et quitte encore un travail pressé, pour se précipiter à ses fenêtres et contempler les progrès de l'incendie.

De brusques et brèves exclamations s'échappent de sa poitrine oppressée: "Quel effroyable spectacle! Ce sont euxmêmes! Tant de palais! Quelle résolution extraordinaire ! Quels hommes ! Ce sont des Scythes."

Entre l'incendie et lui se trouvait un vaste emplacement désert, puis la Moskwa et ses deux quais; et pourtant les vitres des croisées contre lesquelles il s'appuie sont déjà brûlantes, et le travail continuel des balayeurs, placés sur les toits de fer du palais, ne suffit pas pour écarter les nombreux flocons de feu qui cherchent à s'y apposer.

En cet instant, le bruit se répand que le Kremlin est miné : des Russes l'ont dit; quelques domestiques en perdent la tête d'effroi; les militaires attendent impassiblement ce que l'ordre de l'empereur et leur destin décideront, l'empereur ne répond à cette alarme que par un sourire d'incrédulité.

Mais il marche encore convulsivement, il s'arrête à chaque croisée; et regarde le terrible élément victorieux dévorer avec fureur sa brillante conquête; se saisir de tous les ponts, de tous les passages de sa forteresse; le cerner, l'y tenir comme assiégé; envahir à chaque minute les maisons environnantes; et, le resserrant de plus en plus, le réduire enfin à la seule enceinte du Kremlin.

Déjà nous ne respirions plus que de la fumée et des cendres: la nuit approchait, et allait ajouter son ombre à nos dangers; le vent d'équinoxe, d'accord avec les Russes, redoublait de violence.

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