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On vit alors accourir le roi de Naples et le prince Eugène : ils se joignirent au prince de Neuchâtel, pénétrèrent jusqu'à l'empereur, et là, de leurs prières, de leurs gestes, à genoux, ils le pressent et veulent l'arracher de ce lieu de désolation. Ce fut en vain.

Napoléon, maître enfin du palais des czars, s'opiniâtrait à ne pas céder cette conquête, même à l'incendie, quand tout à coup un cri, "le feu est au Kremlin !" passe de bouche en bouche, et nous arrache à la stupeur contemplative qui nous avait saisis. L'empereur sortit pour juger le danger. Deux fois, le feu venait d'être mis et éteint dans le bâtiment sur lequel il se trouvait; mais la tour de l'arsenal brûle encore. Un soldat de police vient d'y être trouvé. On l'amène, et Napoléon le fait interroger devant lui. C'est ce russe qui est l'incendiaire; il a exécuté sa consigne au signal donné par son chef. Tout est donc voué à la destruction, même le Kremlin antique et sacré.

L'empereur fit un geste de mépris et d'humeur; on emmena ce misérable dans la première cour, et les grenadiers furieux le firent expirer sous leurs baïonnettes.

Cet incident avait décidé Napoléon. Il descend rapidement cet escalier du nord, fameux par le massacre des Strélitz, et ordonne qu'on le guide hors de la ville, à une lieue sur la route de Pétersbourg, vers le château impérial de Pétrowski.

Mais nous étions assiégés par un océan de flammes; elles bloquaient toutes les portes de la citadelle, et repoussèrent les premières sorties qui furent tentées. Après quelques tâtonnemens, on découvrit, à travers les rochers, une poterne qui donnait sur la Moskwa. Ce fut par cet étroit passage que Napoléon, ses officiers et sa garde, parvinrent à s'échapper du Kremlin. Mais qu'avaient-ils gagné à cette sortie? plus prés de l'incendie, ils ne pouvaient ni reculer, ni demeurer; et comment avancer, comment s'élancer à travers les vagues de cette mer de feu? ceux qui avaient parcouru la ville, assourdis par la tempête, aveuglés par les cendres, ne pouvaient plus se reconnaître, puisque les rues disparaissaient dans la fumée et sous les décombres.

Il fallait pourtant se hâter. A chaque instant croissait autour de nous le mugissement des flammes. Une seule rue étroite, tortueuse et brûlante, s'offrait plutôt comme l'entrée que comme la sortie de cet enfer. L'empereur s'élanca à pied et sans hésiter dans ce dangereux passage. Il s'avanca au travers du pétillement de ces brasiers, au bruit du craquement des voûtes, et de la chûte des poutres brûlantes et des toits de fer ardens qui croulaient autour de lui. Ces débris embarrassaient ses pas. Les flammes qui dévoraient, avec un bruisse

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ment impétueux, les édifices entre lesquels il marchait, dépassant leur faîte, fléchissaient alors sous le vent et se recourbaient sur nos têtes. Nous marchions sur une terre de feu, sous un ciel de feu, entre deux murailles de feu! Une chaleur pénétrante brûlait nos yeux, qu'il fallait cependant tenir ouverts et fixés sur le danger. Un air dévorant, des cendres étincelantes, des flammes détachées, embrasaient notre respiration courte, sèche, haletante, et déjà suffoquée par la fumée. Nos mains brûlaient en cherchant à garantir notre figure d'une chaleur insupportable, et en repoussant les flammèches qui couvraient à chaque instant et pénétraient nos vêtemens.

Dans cette inexprimable détresse, et quand une course rapide paraissait notre seul moyen de salut, notre guide, incertain et troublé, s'arrêta. Là, se serait peut-être terminée notre vie aventureuse, sî des pillards du premier corps n'avaient point reconnu l'empereur au milieu de ces tourbillons de flammes; ils accoururent, et le guidèrent vers les décombres fumantes d'un quartier réduit en cendres dès le matin.

Ce fut alors que l'on rencontra le prince d'Eckmühl. Ce maréchal, blessé à la Moskwa, se faisait apporter sous les flammes pour en arracher Napoléon, ou y périr avec lui. Il se jeta dans ses bras avec transport: l'empereur l'accueillit bien, mais avec ce calme qui, dans le péril, ne le quittait jamais.

Pour échapper à cette vaste région de maux, il fallait encore qu'il dépassât un long convoi de poudre qui défilait au travers de ces feux. Ce ne fut pas son moindre danger, mais ce fut le dernier, et l'on arriva avant la nuit à Pétrowski.

Le lendemain matin, 17 septembre, Napoléon tourna ses premiers regards sur Moscou, espérant voir l'incendie se calmer. Il le revit dans toute sa violence: toute cette cité lui parut une vaste trombe de feu qui s'élevait en tourbillonnant jusqu'au ciel, et le colorait fortement. Absorbé par cette funeste contemplation, il ne sortit d'un morne et long silence que pour s'écrier: "Ceci nous présage de grands malheurs !"

P. DE SÉGUR.

PASSAGE DE LA BÉRÉSINA.

Pendant toute la journée du 28 novembre la position du neuvième corps fut d'autant plus critique, qu'un pont frêle et étroit était sa seule retraite, encore les bagages et les traîneurs obstruaient-ils les avenues. A mesure que le combat s'était échauffé, la terreur de ces misérables avait augmenté leur désordre.

D'abord les premiers bruits d'un engagement sérieux causèrent leur épouvante, puis la vue des blessés qui en revenaient, et enfin les batteries de la gauche des Russes, dont les boulets vinrent frapper leur masse confuse.

Déjà tous s'étaient précipités les uns sur les autres, et cette multitude immense, entassée sur la rive, pêle-mêle avec les che vaux et les chariots, y formait un épouvantable encombrement. Ce fut vers le milieu du jour que les premiers boulets ennemis tombèrent au milieu de ce chaos. Ils furent le signal d'un désespoir universel.

Alors, comme dans toutes les circonstances extrêmes, les cœurs se montrèrent à nu, et l'on vit des actions infâmes et des actions sublimes, suivant leurs différents caractères.

Les uns, décidés et furieux, s'ouvrirent, le sabre à la main, un horrible passage. Plusieurs frayèrent à leurs voitures un chemin plus cruel encore: ils les faisaient rouler impitoyablement au travers de cette foule d'infortunés qu'ils écrasaient dans leur odieuse avarice: ils sacrifiaient leurs compagnons de malheur au salut de leurs bagages. D'autres, saisis d'une dégoûtante frayeur, pleurent, supplient et succombent, l'épouvante achevant d'épuiser leurs forces. On en vit, et c'était surtout les malades et les blessés, renoncer à la vie, s'écarter et s'asseoir résignés, regardant d'un œil fixe cette neige qui allait devenir leur tombeau.

Beaucoup de ceux qui s'étaient lancés les premiers dans cette foule de désespérés, ayant manqué le pont, voulurent l'escalader par ses côtés, mais la plupart furent repoussés dans le fleuve. Ce fut là qu'on aperçut des femmes au milieu des glaçons avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant à mesure qu'elles s'enfonçaient déjà submergées, leurs bras raidis les tenaient encore au-dessus d'elles.

Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l'artillerie creva et se rompit. La colonne engagée sur cet étroit passage voulut en vain rétrograder. Le flot d'hommes qui venaient derrière ignorant ce malheur, n'écoutant pas les cris des premiers, poussèrent devant eux et les jetèrent dans le gouffre, où ils furent précipités à leur tour.

Tout alors se dirigea vers l'autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de pièces d'artillerie y affluèrent de toutes parts; dirigées par leurs conducteurs et rapidement emportées sur une pente raide et inégale, au milieu de cet amas d'hommes, elles broyèrent les malheureux qui se trouvèrent surpris entre elles: puis s'entrechoquant, la plupart violemment renversées, assommèrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors des rangs entiers de malheureux, poussés

sur ces obstacles, s'y embarrassent, culbutent et sont écrasés par des masses d'autres infortunés qui se succèdent sans interruption.

Ces flots de misérables roulaient ainsi les uns sur les autres; on n'entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mêlée, les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s'attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié, comme des ennemis.

Parmi eux, des femmes, des mères appelèrent en vain d'une voix déchirante leurs maris, leurs enfants, dont un instant les avait séparées sans retour. Elles leur tendirent les bras, elles supplièrent qu'on s'écartât pour qu'elles pussent s'en rapprocher. Mais emportées çà et là par la foule, battues de ces flots d'hommes, elles succombèrent sans avoir été remarquées. Dans cet épouvantable fracas d'un ouragan furieux de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, de l'explosion des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n'entendait pas les plaintes des victimes qu'elle engloutissait.

Les plus heureux gagnèrent les ponts, mais en surmontant des monceaux de blessés, de femmes, d'enfants renversés, à demi-étouffés et que dans leurs efforts ils piétinaient encore. Arrivés enfin sur l'étroit défilé, ils se crurent sauvés: mais à chaque moment, un cheval abattu, une planche brisée ou déplacée arrêtait tout.

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Il y avait aussi, à l'issue du pont, sur l'autre rive, un marais où beaucoup de chevaux et de voitures s'étaient enfoncés, qui embarrassait encore et retardait l'écoulement. Alors, dans cette colonne de désespérés qui s'entassaient sur cette unique planche de salut, il s'élevait une lutte infernale où les plus faibles et les plus mal placés furent précipités dans le fleuve par les plus forts. Ceux-ci, sans détourner la tête, emportés par l'instinct de la conservation, poussaient vers leur but avec fureur, indifférents aux imprécations de rage et de désespoir de leurs compagnons ou de leurs chefs, qu'ils s'étaient sacrifiés.

Le nuit du 28 au 29 vint augmenter toutes ces horreurs. Son obscurité ne déroba pas au canon des Russes leurs victimes. Sur cette neige qui couvrait tout le cours du fleuve, cette masse toute noire d'hommes, de chevaux, de voitures et les clameurs qui en sortaient servirent aux artilleurs ennemis à diriger leurs coups.

Vers neuf heures du soir, il y eut un surcroît de désolation, quand Victor commença sa retraite et que ses divisions se présentèrent et s'ouvrirent une horrible tranchée au milieu de

ces malheureux, que jusque-là elles avaient défendus. Cependant une arrière-garde, ayant été laissée à Studziamka, la multitude engourdie par le froid ou trop attachée à ses bagages se refusa à profiter de cette dernière nuit pour passer sur la rive opposée. On mit inutilement le feu aux voitures pour en arracher ces infortunés, le jour seul put les ramener tous à la fois, et trop tard, à l'entrée du pont, qu'ils assiégèrent de nouveau. Il était huit heures et demie du matin, lorsqu'enfin Éblé, voyant les Russes s'approcher, y mit le feu.

Le désastre était arrivé à son dernier terme; une multitude de voitures, trois canons, plusieurs milliers d'hommes, des femmes et quelques enfants furent abandonnés sur la rive ennemie. On les vit errer par troupes désolées sur les bords du fleuve. Les uns s'y jetèrent à la nage, d'autres se risquèrent sur les pièces de glace qu'il charriait. Il y en eut qui s'élancèrent tête baissée au millieu des flammes du pont, qui croula sous eux brûlés et gelés tout à la fois, ils périrent par deux supplices contraires. Bientôt on aperçut les corps des uns et des autres s'amonceler et battre avec les glaçons contre les chevalets; le reste attendit les Russes.

P. DE SÉGUR.

LE FATALISME.

Il existe chez les musulmans un genre très-commun de bravoure, qui doit sa naissance au fatalisme, à ce système qui fait croire que tous nos jours sont comptés, qu'une chaîne invisible nous conduit à un but que nous ignorons, et que l'heure de notre mort est tellement arrêtée et marquée, qu'aucune témérité et qu'aucune prudence n'en peuvent accélérer ou retarder l'instant.

On conçoit qu'une telle opinion nous rende inaccessibles à la crainte; en effet, si le péril qui nous alarme ne doit pas, selon l'ordre du destin, nous être fatal, pourquoi le craindre ? et, s'il est écrit qu'il nous sera funeste, à quoi bon le fuir, puisqu'on ne peut l'éviter?

Je sais que ce système peut paraître insensé, et qu'en le poussant un peu loin on arriverait promptement à des conséquences absurdes. L'homme, ainsi conduit par la destinée, n'est plus qu'une machine, son âme qu'une esclave, sa volonté qu'un ressort. Il n'en est pas moins vrai que, de tout temps, cette idée a eu de célèbres partisans; elle se lie aux idées de l'ordre qui régit l'univers et à celles de la prescience de Dieu. Eh!

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