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AUGURES ET PRÉSAGES.

La superstition était si répandue chez les anciens, que la vue d'un rat, le passage d'un blaireau, pouvaient changer les destins de la république. L'apparition subite d'une souris obligea Fabius Maximus* d'abdiquer la dictature, et le consul Flaminiust de renoncer au commandement de la cavalerie. On gouvernait l'État sur l'avis d'un poulet ; on portait les lois, on décidait de la paix ou de la guerre d'après le bêlement d'un mouton ou les entrailles d'un chevreau ;§ le principe de la puissance législative était dans les basses-cours. Annibal pressant le roi Prusias de livrer bataille aux Romains, le monarque s'en excusa, en disant que les victimes s'y opposaient: "C'est-à-dire, reprit Annibal, que vous préférez l'avis d'un mouton à celui d'un vieux général."

Claudius Pulcher, prêt à livrer bataille aux Carthaginois, fit

* Fabius (Quintus-Maximus-Verrucosus), surnommé Cunctator (temporiseur), fut consul, pour la première fois, l'an de Rome 517. Nommé dictateur après la bataille de Trasimène, il parut bientôt avec une nouvelle armée devant Annibal; mais il s'appliqua à éviter tout engagement sérieux avec les troupes de ce célèbre général; de la le surnom qu'on lui a donné. Fabius mourut l'an 549 de Rome (204 ans avant J. C.), dans un âge très-avancé. Sa gloire fut d'avoir eu Annibal pour adversaire, et d'avoir sauvé la république par sa sage contenance devant lui.

Flaminius (Caïus), consul romain, a signalé son nom par la perte de la bataille de Trasimene, où il commandait l'armée romaine contre Annibal (l'an de Rome 537).

Chez les Romains, les prêtres élevaient des poulets sacrés qui leur servaient à tirer les augures. On n'entreprenait rien de considérable sans les avoir consultés. S'ils mangeaient avec avidité le grain qu'on leur présentait, l'augure était favorable; dans le cas contraire, il était mauvais. Mais, comme la supercherie est la compagne de la superstition, on faisait jeûner ces poulets, quand on voulait en obtenir un auspice favorable.

§ Après l'ouverture de la victime, les aruspices examinaient la couleur des parties intérieures: un double foie, un cœur maigre ou petit, étaient des présages malheureux; mais le plus funeste de tous était quand le cœur venait à manquer (ce qui ne devait arriver que par artifice). Les entrailles tombaient-elles de la main du sacrificateur, étaient-elles pâles et livides, ou plus sanguinolentes qu'à l'ordinaire, ces signes annonçaient des désastres imminents.

| Prusias II, roi de Bithynie, surnommé Eunegas (le chasseur), fameux par son dévouement servile au peuple romain, monta sur le trône vers l'an 192 avant Jésus-Christ. Il fit la guerre à Eumène, roi de Pergame, et, secondé par Annibal, fugitif, remporta plusieurs victoires sur mer et sur terre. Les Romains, alarmés de ses succès, enjoignirent à Prusias de leur livrer l'illustre général carthaginois; et le prince allait exécuter cet ordre quand Annibal le prévint en s'empoisonnant.

Prusias, chassé de ses États, et s'étant réfugié à Nicomédie, dans un temple, y périt selon Tite-Live, sous les coups de son fils Nicomède, que les Bithyniens avaient mis sur le trône.

Publius-Claudius-Pulcher, consul romain l'an de Rome 505, lors de la

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consulter les poulets. On vint lui dire qu'ils refusaient de manger. Eh bien, répondit-il, jetez-les à la mer; peut-être voudront-ils boire." Le mot était plaisant; mais il fallait gagner la bataille. Claudius la perdit, et les augures n'en furent que plus en vogue.

Il est triste que ce respect pour les augures ait rendu souvent les Romains féroces et sanguinaires. On précipitait dans le Tibre les enfants qui naissaient avec quelque difformité, ceux qui avaient deux têtes, quatre jambes ou six doigts. Julius Obsequens,* qui a recueilli tous les prodiges arrivés à Rome, en cite une foule d'exemples. Le sang des victimes humaines n'était même pas épargné en certaines circonstances. Plinef rapporte que, de son temps, on enterra tout vif un Grec et une Grecque pour satisfaire à quelques augures. Dion accuse César d'avoir fait immoler deux hommes au Champ-de-Mars.

N'est-il pas étonnant que les plus beaux génies n'aient pas su s'affranchir de ces tristes et ridicules superstitions?§ Virgile, Horace, Tacite, Pline le jeune, témoignent en mainte occasion

première guerre punique, fut vaincu par Asdrubal, dans une bataille navale où les Romains eurent 8,000 hommes de tués, 20,000 faits prisonniers, et perdirent 93 vaisseaux.

* Julius Obsequens, auteur latin, vivait vers la fin du rve siècle, un peu avant le règne d'Honorius. Il a composé un ouvrage intitulé: de Prodigiis, extrait en grande partie des historiens qui l'ont précédé, et principalement de Tite-Live.

+ Caius-Plinius-Secundus, dit l'ancien, naquit à Vérone, la neuvième année du règne de Tibère, et la vingt-troisième de l'ère vulgaire.

Pline fut l'un des écrivains les plus féconds de l'ancienne Rome. Malheureusement son Histoire naturelle, en 37 livres, est le seul de ses ouvrages qui soit parvenu jusqu'à nous.

Il commandait la flotte de Misène lors de l'embrasement du mont Vésuve, arrivé l'an 79 de J. C. Ayant voulu s'approcher du volcan pour observer ce terrible phénomène, il fut étouffé par une fumée brûlante et sulfureuse. Pline le jeune, son neveu, a raconté les circonstances de cet embrasement et la mort de Pline l'ancien, dans la 26 lettre de son 6 livre, adressé à Tacite.

Dion Cassius, historien romain, né à Nicée, en Bithynie, vers la fin du me siècle de l'ère chrétienne, a composé en grec une histoire romaine en 80 livres, dont les trente-quatre premiers sont perdus, et les autres incomplets. On ignore l'époque de sa mort.

§ Cependant quelques beaux esprits se moquaient de ces préjugés. Un Romain étant venu, tout effrayé, raconter à Caton que, la nuit précédente, les souris avaient rongé ses souliers:

Mon ami, dit Caton, reprenez vos esprits:
Cet accident, en soi, n'a rien d'épouvantable;
Mais si votre soulier eût rongé les souris,

Ç'aurait été, sans doute, un prodige effroyable.

Le même Caton ne concevait pas comment deux augures pouvaient se regarder sans rire. On attribue la même pensée à Cicéron.

leur respect pour les augures. Auguste avait l'esprit rempli de visions et de chimères : il s'imagina qu'une sédition élevée parmi les soldats de sa garde provenait de ce qu'il avait mis ce jourlà son soulier droit au pied gauche. Le célèbre TychoBrahé* tremblait à la vue d'un lièvre, et revenait sur ses pas s'il en apercevait un sur son chemin. De Voisenont avait à peu près la même faiblesse : il redoutait surtout la rencontre d'un capucin. Un jour qu'il était allé à la chasse sur un terrain fort giboyeux, il eut le malheur d'apercevoir un de ces enfants de saint François. Dès ce moment il ne put tirer un seul coup juste; et, comme on se moquait de lui: Vraiment, messieurs, vous en parlez fort à votre aise; vous n'avez pas rencontré un capucin.'

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Au

Nous sommes aujourd'hui un peu déchus de la foi de nos pères. Un tison qui roule, une araignée qui file, une oreille qui tinte, voilà à peu près à quoi se réduisent tous nos augures; encore nombre d'esprits forts ont-ils la malhonnêteté d'en faire fort peu de cas. On se demande quel rapport il peut y avoir entre un tison et une visite, un mouvement convulsif qui fait tinter l'oreille et la conversation de quelques personnes, entre un trésor et une araignée. Du reste, l'araignée, qui pour quelquesuns est le signe de la richesse, devient pour d'autres la cause d'une terreur véritable. "Le duc de Lorraine, dit quelque part Helvétius, donnait un grand repas à toute sa cour. On avait servi dans le vestibule, et le vestibule donnait sur un parterre. milieu du souper, une dame croit voir une araignée. La peur la saisit, elle pousse un cri, quitte la table, fuit dans le jardin et tombe sur le gazon. Au moment de sa chute, elle voit quelqu'un rouler à ses côtés: c'était le premier ministre du duc.Ah! monsieur, que vous me rassurez, et que j'ai de grâces à vous rendre! Je craignais d'avoir fait une impertinence.-Eh! madame, qui pourrait y tenir? Mais, dites-moi, était-elle bien grosse?-Ah! monsieur, elle était affreuse!-Volait-elle près de moi?-Que voulez-vous dire? une araignée voler! Eh quoi! reprend le ministre, pour une araignée vous faites ce train-là! Allez, madame, vous êtes folle; je croyais, moi, que c'était une chauve-souris."

Il ne faut point finir cet article sans dire un mot des présages qu'on tire de quelque événement particulier. Quand Scipion tomba en débarquant en Afrique, il eut peur que son armée

*Tycho-Brahé, savant astronome danois.

+ Claude-Henri Fusée de Voisenon, né près de Melun, en 1708, a travaillé pour le théâtre. Il fut reçu à l'Académie française, en 1763, et mourut au château de Voisenon, en 1775.

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n'interprétât cet accident d'une manière défavorable; il écarta cette prévention en homme habile: Dieu soit loué! s'écria-til, je prends possession de l'Afrique." Guillaume le Conquérant fit la même chose en débarquant en Angleterre. Les désastres qui eurent lieu aux fêtes du marriage de Louis XVI furent regardés comme le signal d'un règne malheureux. On tira le même présage de l'incendie qui eut lieu chez l'ambassadeur d'Autriche, au bal donné pour l'archiduchesse MarieLouise.

Félicitons-nous d'être nés dans un siècle où l'on peut se moquer impunément du vol d'une pie, du cri d'un corbeau ou du gloussement d'une poule. Les augures sont de vieilles superstitions méprisées aujourd'hui. SALGUES.

LE GUIDE.

C'était le matin de la bataille, le 29 septembre; je m'en souviens comme d'hier, et cependant il y a trente-quatre ans. Comme le temps passe! je venais de me marier il y avait huit jours; je tenais en location la maison que j'occupe aujourd'hui. J'avais couché à Ibach,* lorsqu'en sortant de l'auberge je suis arrêté par quatre grenadiers; on me conduit devant le général, je ne savais pas ce qu'on voulait faire de moi.

Tu parles français ? me dit-il.

C'est ma langue.

Tu demeures depuis longtemps dans le pays?
Depuis cinq ans.

Et tu le connais ?

Dam! je le crois.

C'est bien. Capitaine, continua le général en se tournant vers un officier qui attendait ses ordres, voilà l'homme qu'il vous faut. S'il vous conduit bien, faites-lui donner une récompense; s'il vous trahit, faites-le fusiller.

Tu entends? dit le capitaine.

Oui, mon officier, répondis-je.

Eh bien! en avant, marche!

Où cela ?

Je te le dirai tout à l'heure.

Mais enfin.

Allons! pas de raisons ou je t'assomme.

Il n'y avait rien à répondre, je marchai. Nous nous en

* Village en Suisse.

gageâmes dans la vallée, et quand nous eûmes dépassé Schonembuch, où étaient les avant-postes français: Maintenant, dit le capitaine, me regardant en face, ce n'est plus cela; il faut prendre à gauche ou à droite et nous conduire au-dessus du village de la Muotta; nous avons quelque chose à y faire, et prends garde que nous ne tombions dans quelque parti ennemi; car je te préviens qu'au premier coup de feu-il prit un fusil des mains d'un soldat qui en portait deux, le fit tourner comme une badine, et laissant retomber la crosse jusqu'à deux pouces de ma tête,-je t'assomme.

Mais enfin, dis-je, ce ne serait cependant pas ma faute si.... Te voilà prévenu, arrange-toi en conséquence; plus un mot et marchons.

On fit silence dans les rangs, nous nous engageâmes dans la montagne; comme il fallait dérober notre marche aux Russes qui étaient à Muotta, je gagnais ces sapins que vous voyez et qui s'étendent jusqu'au delà de ma maison. Arrivé près de chez nous, je me retournai vers le capitaine. Mon officier, lui dis-je, voulez-vous me permettre de prévenir ma femme ?

Ah! brigand, me dit le capitaine en me donnant un coup de crosse entre les deux épaules, tu veux nous trahir.

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Il n'y avait rien à dire, comme vous voyez. Nous passâmes à cinquante pas de la maison, sans que je pusse dire un mot à ma pauvre femme j'enrageais que c'était une pitié. Enfin, par un éclairci, nous aperçûmes Muotta; je le lui montrai du doigt, je n'osai plus parler. On voyait les Russes qui s'avançaient par la route.

C'est bien, dit le capitaine. Maintenant, il s'agit de nous conduire, sans être vus, le plus près possible de ces gaillards-là. C'est bien facile, dis-je, il y a un endroit où le bois descend jusqu'à cinquante pas de la route.

Le même que celui où nous sommes.

Non, un autre; il y a une plaine entre les deux: mais le second bois empêchera qu'on nous voie sortir du premier.

Mène-nous à l'endroit en question, et prends garde qu'ils ne nous aperçoivent, car au premier mouvement qu'ils font, je t'as

somme.

Nous revinmes sur nos pas; car je désirais prendre toutes les précautions possibles pour que nous ne fussions pas vus, attendu que j'étais convaincu que le maudit capitaine ferait la chose comme il le disait. Au bout d'un quart d'heure nous arrivâmes à la lisière: il y avait un demi-quart de lieue à peu près d'un bois à l'autre. Tout paraissait tranquille autour de

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