nous. Nous nous engageâmes dans l'espace vide, ça allait bien jusque là; mais voilà qu'en arrivant à vingt pas de l'autre bois il en sortit une fusillade enragée!....Oh! mais tiens, dis-je au capitaine, il paraît que les Russes ont eu la même idée que vous. Je n'eus pas le temps d'en dire davantage; il me sembla que la montagne me descendait sur la tête; c'était la crosse du fusil du capitaine, je vis du feu et du sang, puis je ne vis plus rien du tout et je tombai. Lorsque je revins à moi, il faisait nuit; je ne savais où j'étais, j'ignorais ce qui m'était arrivé, je ne me souvenais de rien, seulement j'avais la tête affreusement lourde, j'y portai la main; je sentis mes cheveux collés à mon front; je vis ma chemise pleine de sang autour de moi il y avait des corps morts, alors je me rappelai tout. Je voulus me lever; mais il me sembla que la terre tremblait, et je fus forcé de m'accouder d'abord jusqu'à ce que mes esprits fussent un peu revenus. Je me souvins qu'une source coulait à quelques pas de l'endroit où j'étais, je m'y traînai sur mes genoux, je lavai ma blessure, j'avalai quelques gorgées d'eau, elles me firent du bien; alors je pensai à ma pauvre femme, à l'inquiétude où elle devait être, cela me rendit mon courage, je m'orientai, et quoique chancelant encore, je me mis en route. Il parait que la troupe à laquelle j'avais servi de guide avait battu en retraite par le même chemin où je l'avais conduite; car tout le long de la route je trouvai des cadavres, mais en moindre quantité cependant, à mesure que j'avançais; enfin il vint un moment où je n'en trouvai plus du tout, soit que la petite colonne eût changé de direction, soit qu'elle fût arrivée à l'endroit où l'ennemi avait cessé de la poursuivre. Je marchai encore un quart d'heure; enfin j'aperçus la maison; entre le bois et elle, il y avait un espace vide où nous faisions pâturer nos bêtes, et aux deux tiers de cet espace, j'apercevais à la lueur de la lune quelque chose comme un homme couché; je marchai vers l'objet en question. Au bout de quelques pas, il n'y avait plus de doute; c'était un militaire, je voyais briller ses épaulettes, je me penchai vers lui; c'était mon capitaine. J'appelai alors, comme j'avais l'habitude de le faire quand je rentrais, pour annoncer de loin mon retour: ma femme reconnut ma voix et sortit; je courus à elle, elle tomba presque morte dans mes bras; elle avait passé une journée affreuse et pleine d'inquiétude. On s'était battu aux environs de la maison; elle avait entendu, toute la journée, la fusillade, et dominant la mousqueterie, le canon qui grondait dans la vallée. Je l'interrompis pour lui montrer le corps du capitaine. Est-il mort? s'écria-t-elle. Mort ou non, répondis-je, il faut le porter dans la maison: s'il est vivant encore, peut-être parviendrons-nous à le sauver; s'il est mort, nous renverrons à son régiment ses papiers, qui peuvent être importants, et ses épaulettes qui ont une valeur; va préparer notre lit. Rose courut à la maison, je pris le capitaine dans mes bras et je l'emportai en me reposant plus d'une fois; car je n'étais pas bien fort moi-même; enfin, j'arrivai tant bien que mal; nous déshabillâmes le capitaine; il avait trois coups de baïonnette dans la poitrine, mais cependant il n'était pas mort! Dam! j'étais assez embarrassé, moi, je ne suis pas médecin ; mais je pensai que le vin, qui fait du bien à l'intérieur, ne put pas faire de mal à l'extérieur; je versai une bouteille du meilleur dans une soupière, je trempai dedans des compresses, et je les lui appliquai sur ses blessures. Pendant ce temps ma femine, qui comme toutes les paysannes de nos Alpes, connaissait certaines herbes bienfaisantes, sortit pour tâcher d'en cueillir au clair de lune, heure à laquelle elles ont plus de vertu. Il paraît que mes compresses faisaient du bien au capitaine; car au bout de dix minutes il poussa un soupir et au bout d'un quart d'heure il ouvrit les yeux, mais sans rien voir encore; on m'aurait donné plein la chambre d'or, que je n'aurais pas été plus content. Enfin ses regards reprirent de la vie, et, après avoir erré autour de la chambre, ils s'arrêtèrent sur moi; je vis qu'il me reconnaissait. Eh bien! capitaine, lui dis-je tout joyeux....si vous m'aviez tué cependant ! Quinze jours après, le capitaine rejoignit son régiment. ALEXANDRE DUMAS. LA CHUTE DU RHIN. La nature a pourvu à la célébrité de Schaffhausen par cette chute du Rhin, la première et la plus durable cause de sa prospérité, l'éternel objet de la curiosité et de l'admiration des hommes. Je n'ai pas besoin de vous dire avec quel empressement, à peine arrivés à Schaffhausen, nous avons pris la route de cette cataracte fameuse. Je remarquerai seulement que, de tous les chemins qui y conduisent, celui qui la présente sous l'aspect le plus frappant, le plus inattendu, est le sentier que nous suivimes, à partir de Schaffhausen, le long du fleuve lui-même, dont le cours, embarrassé d'une multitude de petits écueils, prélude en quelque sorte, par une longue suite de cataractes, à la plus magnifique, à la plus étonnante de toutes. Dans ce trajet d'une lieue et de mie, on peut ainsi se familiariser d'avance avec quelques-uns de ses effets, mais sans craindre que la succession des images agréables qui se développent à chaque pas diminue rien du nombre, de la véhémence des sensations qui vous attendent. On arrive au haut de l'éminence escarpée qui porte le château de Laufen, sans que ni l'œil ni l'oreille soient encore avertis de la scène prodigieuse dont on n'est plus éloigné que de quelques pas. C'est que la violence avec laquelle les eaux sont emportées en emporte aussi le bruit dans une direction contraire à celle où l'on se trouve. Du pied même du château de Laufen part une rampe très-roide et taillée dans le roc, par où l'on descend au bord du fleuve. Rien encore ne vous annonce sa présence seulement, au frémissement de l'air, aux vagues secousses de la montagne ébranlée, et surtout à cette agitation intérieure qu'excite en vous l'attente d'un grand phénomène, vous pressentez quelque mouvement extraordinaire. Votre émotion redouble à chaque pas qui vous entraîne dans l'atmosphère du fleuve. Vous arrivez au dernier degré, et déjà, livré au trouble le plus violent, vous ne pouvez plus rien voir ni rien entendre la cataracte entière est devant vous ! Un échafaudage ou balcon en bois a été suspendu contre le rocher, et, au-dessus de l'endroit où la plus grande masse des eaux se précipite, on court s'y placer: heureux quand on peut s'y trouver seul pour s'abandonner sans réserve au délire des sensations tumultueuses dont on est de toute part assailli, comme de ces ondes mêmes, de toute part déchaînées autour de vous. Figurez-vous un fleuve immense, qui, tout à coup tombé de soixante pieds de haut, entre d'énormes rocs fracassés, tonne, éclate, tourbillonne avec un bruit, avec une fougue inexprimables. Mais d'abord, absorbé, comme le fleuve lui-même, dans le choc imprévu de tant d'émotions violentes, couvert en un moment de l'écume de mille cascades qui jaillissent contre les rochers, enveloppé dans les tourbillons du vent affreux qui s'en élève, on reste éperdu, bouleversé, anéanti; et les exclamations mêmes, par lesquelles l'âme voudrait alléger le poids des émotions qui l'oppressent, expirent sur vos lèvres, ou se perdent dans l'effroyable bruit des cataractes. RAOUL-ROCHETTE, LA CHUTE DU RHIN. C'était aux premiers feux de la naissante aurore; Ne touchait que le ciel et les crêtes des monts. Le tonnerre des eaux redouble à chaque pas : Ah! regarde, ô mon âme ! et demeure en silence! Le cœur fuit, l'oeil se trouble, et la bouche oppressée, D'un bond majestueux tombe de tout son poids; Le sol tremblant répond à cet horrible bruit ; Tombe avec cette chute et rejaillis comme elle, Puis confonds dans l'horreur d'une extase muette Et dise, en écoutant cette lutte touchante : LAMARTINE. UN ÉTRANGE PARI. Vers la fin du mois de juillet 1832, deux jeunes fashionables anglais vinrent à Schaffhausen, et descendirent au Faucon d'or. Ils étaient venus pour voir la chute; en conséquence ils prirent un guide et se dirigèrent vers la cataracte. Arrivés là, au bas du château de Lauffen, ils regardèrent quelque temps le fleuve, qui se change tout-à-coup en cascade et se précipite de quatre-vingts pieds; ils n'avaient pas ouvert la bouche, pas sourcillé de contentement ou de mécontentement, lorsque tout-à-coup le plus jeune dit au plus vieux:-Je parie vingt-cinq mille livres sterling que je descends la chute du Rhin dans une barque. Le plus vieux laissa tomber la provocation comme s'il n'avait rien entendu, prit son lorgnon, regarda l'eau bouillonnante, descendit quelques pas, afin de découvrir l'abîme où elle se précipitait, puis revint près de son camarade, et, avec le même flegme, lui dit tranquillement: Je parie que non. |