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cette époque les tribus qui l'occupent forment deux groupes ethniques distincts, dont les limites ne sont pas aux Pyrénées, comme on pourrait le croire, mais à la chaîne cantabrique. A l'intérieur même de ces groupes se forment de véritables provinces archéologiques où se transforment peu à peu les formes apportées du dehors. Ce régionalisme encore embryonnaire, mais dont l'existence ne peut être mise en doute, ne fera que s'accroître dans la suite. A chacune des provinces ainsi déterminées correspondront un art, une industrie, des modes de constructions très particuliers. Aux époques qui nous occupent on ne fait encore qu'entrevoir cette tendance vers le particularisme du caractère espagnol; il était intéressant d'en noter l'apparition dans la Péninsule dès les premiers efforts de l'humanité. RAYMOND LANTIER.

LES GNOSTIQUES.

E. DE FAYE. Gnostiques et Gnosticisme. Étude critique des documents du Gnosticisme chrétien aux re et me siècles. Un vol. in-8 de п-480 pages. Paris, Ernest Leroux, 1913.

TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE (1)

III

Au cours de cette patiente et minutieuse enquête sur les différentes sectes ou écoles, un critique indépendant et avisé comme M. de Faye ne pouvait manquer de se faire une idée personnelle sur les caractères généraux et le rôle du gnosticisme. Tout en se défendant de songer à en écrire l'histoire, il procédait souvent en historien, rapprochant d'un chapitre à l'autre les faits particuliers, comparant les résultats partiels, notant les divergences ou les tendances communes, dégageant avec soin les traits dominants. Dans ses derniers chapitres, où il résume ses recherches, il a esquissé des vues d'ensemble. Ces conclusions générales méritent l'attention,

(1) Voir le premier et le deuxième février, p. 12, et de mars-avril, p. 69. articles dans les cahiers de janvier

à cause de leur nouveauté comme de l'intérêt historique qu'elles présentent. Elles doivent être examinées de près, en raison de l'influence qu'elles exerceront probablement sur les futurs historiens du gnosticisme.

Un premier fait, très important et jusqu'ici méconnu, que M. de Faye met en pleine lumière, c'est la grande diversité des systèmes gnostiques. Diversité sous tous les rapports: origine, inspiration, caractère, personnalité des chefs d'école, type de spéculation. D'abord les grands maîtres, à peu près contemporains l'un de l'autre et très différents, Basilide, Valentin, Marcion, et leurs premiers disciples, qui apportent eux aussi des idées neuves; un peu plus tard, les Adeptes de la Mère; puis les gnostiques romains des Philosophoumena, préoccupés surtout du problème de la rédemption; enfin les gnostiques coptes, subordonnant la gnose au rite et aux formules magiques : voilà autant de types de gnosticisme, qui tour à tour ont exercé une action profonde sur les autres sectes. Ce sont là des types bien distincts, qu'on ne peut ramener l'un à l'autre ni rattacher à un même système primitif. Ce fait désormais incontestable de la diversité des formes du gnosticisme, c'est peutêtre le résultat le plus sûr et le plus fécond de l'enquête entreprise par M. de Faye. Par là s'ouvrent des voies nouvelles aux recherches des historiens et des critiques.

S'il y a plusieurs gnosticismes très différents, cela ne veut pas dire qu'ils n'aient rien de commun entre eux. Après avoir insisté sur la diversité des systèmes, M. de Faye montre l'unité du gnosticisme : unité qu'on doit chercher, non pas dans les doctrines, mais dans une communauté d'aspirations et de tendances. En premier lieu, aspiration vers une science supérieure: une gnose ignorée du reste des hommes, dont l'objet est le monde invisible, la hiérarchie des entités divines, les révolutions du domaine transcendant, le contrecoup de ces révolutions dans l'histoire du Cosmos ou de l'humanité, et les rapports entre les deux domaines. En second lieu, besoin de rédemption, de retour à Dieu une rédemption non seulement individuelle, mais universelle et cosmique, garantie par une doctrine du salut et par des mystères ou des formules rituelles. Enfin, rêve d'ascétisme un ascétisme radical, qui, pour obtenir l'union avec Dieu, s'efforce d'affranchir l'âme en reniant la chair. Telles sont,

pour l'essentiel, les aspirations communes à tous les gnostiques. Ces aspirations, qu'on retrouve plus ou moins chez beaucoup de leurs contemporains, même chez un Plutarque ou un Apulée, se sont développées dans les cadres familiers aux esprits cultivés du I° siècle. Ces cadres ou « les catégories mentales qui leur ont donné leur forme, ce sont certaines idées générales ou façons de concevoir, que nos gnostiques partageaient aussi avec l'élite cultivée de leur temps» (p. 436). C'étaient surtout: 1° l'idée de Dieu, d'un Dieu abstrait, inaccessible, inconnu; 2° la conception pessimiste du monde, considéré comme le domaine de la matière et le siège du mal, ce qui implique une tendance au dualisme; 3° l'idée qu'il existe des intermédiaires entre Dieu et le monde, entités ou forces, anges ou démons, instruments de chute ou organes de rédemption.

Par ces conceptions générales, comme par leurs aspirations, les gnostiques ressemblaient donc aux philosophes du temps. Mais ils sont allés au christianisme. Pourquoi cela? Ce qui les a attirés vers la religion du Christ, c'est la personne même du Christ, qui «<leur est apparu comme l'organe efficace et sûr de la rédemption » (p. 441). Dans des pages très neuves et pénétrantes, M. de Faye marque le rôle prépondérant que jouait Jésus dans tous les grands systèmes gnostiques: rôle qui semble effacé dans les notices des héréséologues, mais dont l'importance est attestée par les documents originaux.

Telle est l'idée générale que M. de Faye se fait d'un gnostique; et tels sont pour lui les traits communs qui, dans la diversité des systèmes, constituent l'unité du gnosticisme. Fort intéressante en elle-même, et juste à première vue, cette définition doit pourtant être incomplète si elle nous fait connaître les aspirations et les cadres de la pensée gnostique, on n'y aperçoit pas l'élément spécifique du gnosticisme chrétien. On nous permettra d'insister sur cette objection.

Dans son chapitre sur « l'unité du gnosticisme », où il analyse très nettement les aspirations et les conceptions communes à tous les gnostiques, M. de Faye montre fort bien que tout cela se retrouve chez les philosophes du temps: donc, ces traits-là ne suffisent pas à caractériser les gnostiques. Cependant, il ajoute : « Tels sont les traits que l'on retrouve chez la plupart des gnostiques, et auxquels on les reconnail» (p. 439). N'y a-t-il pas là quelque contradiction? Si les gnostiques n'avaient pas eu d'autres conceptions, ils auraient été

des philosophes comme les autres. M. de Faye s'en aperçoit si bien, qu'il se demande aussitôt comment ces gnostiques « ont pu devenir chrétiens ». C'est, répond-il, qu'ils ont cru découvrir le rédempteur cherché « dans le Jésus des simples chrétiens » (p. 441). Admettons donc que nos gnostiques étaient en même temps philosophes et chrétiens mais alors, en quoi différaient-ils d'un philosophe chrétien catholique, comme Justin ou Irénée, comme Clément d'Alexandrie ou Origène?

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A cette question, qui se posait d'elle-même, M. de Faye fait une réponse inattendue, assez paradoxale c'est que les grands gnostiques du n° siècle étaient des Origène avant Origène, des philosophes chrétiens venus trop tôt, en avance sur l'Église de leur temps. Leur pensée, dit-il, « traduisait le christianisme sous une forme jusqu'alors inconnue. Les simples croyants ne le reconnaissaient plus. Nos gnostiques auraient eu beau protester que c'était le Christ qui les avait inspirés, et que c'était en définitive de lui que dérivait toute leur spéculation, on ne les aurait pas crus. Leur traduction de l'Évangile était trop hardie. Les chrétiens n'étaient pas encore en état, ni de la comprendre ni de l'admettre. Et cependant, elle ne laissait pas d'être légitime. Plus tard, lorsque les temps furent mûrs, d'autres hommes vinrent qui reprirent leur œuvre, et conquirent pour elle le droit de bourgeoisie au sein de l'Église chrétienne. Ces hommes sont Clément et Origène. Par leurs aspirations comme par leur forme d'esprit, ils sont de la même race que Valentin et Héracléon, Ptolémée et Apelle. Toute la différence, c'est qu'ils vinrent en un temps où la culture avait élevé le niveau intellectuel d'une foule de chrétiens, et c'est aussi qu'instruits par l'expérience, ils surent apporter à l'élaboration des doctrines chrétiennes les tempéraments nécessaires » (p. 443). Thèse acceptable dans une certaine mesure, tant qu'il s'agit de tel ou tel point particulier, surtout des théories morales, mais inadmissible pour l'ensemble de n'importe quel système gnostique. Dans cette hypothèse d'un gnosticisme qui aurait été simplement un christianisme en avance sur la doctrine de l'Église, que fait-on des métaphysiques et des mythologies gnostiques? Et du plérôme, et d'Abraxas, et des Eons, et du mythe de Sophia, et de tant d'autres imaginations singulières qui plus tard scandalisaient si fort les écrivains ecclésiastiques?

N'est-ce pas justement de ce côté-là qu'il faudrait chercher, sinon l'élément spécifique du gnosticisme chrétien, au moins les caractères qui le différenciaient du christianisme? Sans doute, M. de Faye a raison de repousser les hypothèses trop simplistes des érudits qui placent en Orient les origines du gnosticisme, et qui en retrouvent les traits saillants « dans toutes les religions de l'époque, depuis celles de Babylone jusqu'au Manichéisme », et qui font du gnosticisme une synthèse des conceptions religieuses du temps, « un paganisme comme les autres » sous un christianisme de surface (p. 443-444). Pourtant, de ces explications, ne faudrait-il pas retenir quelque chose? Le trait dominant du gnosticisme chrétien ne seraitil pas dans ce mélange complexe et bizarre d'un christianisme authentique et d'une métaphysique à tendances néo-platoniciennes avec une mythologie tout orientale?

Après avoir montré l'unité du gnosticisme dans la diversité des systèmes, M. de Faye en esquisse l'évolution historique. C'est le chapitre capital de son livre. L'auteur écarte franchement la tradition ecclésiastique, suivant laquelle les différentes sectes seraient sorties d'une hérésie primitive, attribuée tantôt à Simon le Magicien, tantôt à Valentin, tantôt aux Ophites ou autres. Il rejette avec la même énergie les hypothèses modernes sur un gnosticisme primitif, d'origine païenne et surtout orientale, qui serait né en Syrie, et dont seraient issus tous les systèmes. Il veut s'en tenir aux faits qui lui paraissent bien établis.

Il prend pour base le Valentinisme, la seule secte dont on suive l'évolution pendant un siècle. De cette évolution, il marque nettement les étapes. Au début, le système original et l'école de Valentin. Bientôt après, modifications partielles introduites dans l'enseignement de la secte par les principaux disciples, Héracléon et Ptolémée, qui organisent et consolident le système du maître. A la troisième génération, introduction dans le Valentinisme d'un nouvel élément : l'idée « rituelle et sacramentelle », qui entraîne la prépondérance des sacrements, des rites, des onctions, des exorcismes, des visions et révélations, avec complications et altérations de la doctrine. Dès le commencement du II° siècle, influences multiples du Valentinisme sur d'autres sectes, et d'autres sectes sur le Valentinisme : progrès de l'éclectisme, du syncrétisme, et de la superstition, qui amènent

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