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hardis ni tourmentés d'un grand besoin de vérité Voyons cependant si nous ne pourrons pas recueillir dans leur théâtre quelques esquisses de types nouveaux avant d'arriver à Dancourt qui, lui, verra mieux, sans voir trop loin, ni insister trop fort, ni s'en soucier beaucoup.

CHAPITRE II.

SI LES COMÉDIES DES CONTEMPORAINS ET DES SUCCESSEURS IMMÉDIATS DE MOLIÈRE AJOUTENT QUELQUE CHOSE A SON THEATRE.

La tragédie, sans doute, dit Uranie, dans la Critique de l'Ecole des femmes, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l'une n'est pas moins difficile à faire que l'autre. - Assurément, Madame, répond Dorante, et quand pour la difficulté vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car, enfin, je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins et dire des injures aux dieux, que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l'on ne cherche point de ressemblance; et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une imagination qui se donne l'essor et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après nature.

Il n'est pas surprenant que le grand comique ait préféré la comédie à la tragédie; et, s'il juge la première plus difficile, ce sentiment est tout à son honneur: il montre à quel point il prenait sa tâche au sérieux, et combien il était travaillé du souci de << faire vrai ». S'il éprouve le besoin de le dire tout.

haut, c'est que les hommes de son temps comprenaient peu ce souci, et cela rehausse encore son mérite. Il faut avouer d'ailleurs que ce qu'il dit de la tragédie s'applique assez bien au théâtre de Corneille, où l'on trouve peu de « vérité vraie », pour prendre le mot de Figaro. S'il avait fait parler ainsi Dorante après les chefs-d'œuvre de Racine, on pourrait contester sur quelques points et lui montrer dans la tragédie racinienne autre chose que « des grands sentiments et des portraits à plaisir.... » Il est permis néanmoins, aujourd'hui encore, de partager l'énergique préférence de Molière, à condition de la donner, non pour un jugement sans appel, mais pour le résultat d'une impression naïve et répétée. Ce n'était pas l'avis des gens du XVIIe siècle. Une des choses qu'on reproche le plus à Molière dans les petites comédies injurieuses dont la Critique de l'Ecole des femmes et l'Impromptu de Versailles provoquèrent l'éclosion, c'est de faire courir la foule à ses farces, de lui désapprendre le chemin des pièces du genre noble, d'abaisser enfin le goût public.

...

Car pour le sérieux on devient négligent,

dit le marquis, défenseur ridicule de Molière dans l'Impromptu de l'hôtel de Condé (Montfleury),

Et l'on veut aujourd'hui rire pour son argent;
L'on aime mieux entendre une turlupinade
Que....

ALCIDON.

Par ma foi, marquis, notre siècle est malade (1).

De même le comédien Florimont, dans Elomire hypocondre, de Le Boulanger de Chalussay :

(1: Sc. 4.

Pour peu que le peuple en soit encor séduit, Aux farces, pour jamais, le théâtre est réduit, Ces merveilles des temps, ces pièces sans pareilles, Ces charmes de l'esprit, des yeux et des oreilles, Ces vers pompeux et forts, ces grands raisonnements Qu'on n'écoute jamais sans des ravissements, Ces chefs-d'œuvre de l'art, ces grandes tragédies, Par ce bouffon célèbre en vont être bannies, Et nous, bientôt réduits à vivre en Tabarins, Allons redevenir l'opprobre des humains (1). Aussi bien Molière avait prévenu l'attaque:

dit ce pédant

Ce n'est pas ma coutume de rien blâmer, pincé de Lysidas, et je suis assez indulgent pour les ouvrages des autres. Mais enfin, sans choquer l'amitié que Monsieur le chevalier témoigne pour l'auteur, on m'avouera que ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies, et qu'il y a une grande différence de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là dedans aujourd'hui, on ne court plus qu'à cela, et l'on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lorsque des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m'en saigne quelquefois, et cela est honteux pour la France (2).

Sur ce point les ennemis de Molière sont unanimes. Même après les répliques si nettes et si sensées qu'il met dans la bouche de Dorante, tous continuent de faire les dégoûtés sur le potage d'Alain, sur la tarte à la crème qu'Agnès met dans le corbillon, sur les puces qui l'inquiètent la nuit, sur les contorsions et les soupirs d'Arnolphe aux pieds de l'ingénue. A propos de cette dernière scène que nous aimons tant aujourd'hui, Lidamon, un des interlocuteurs du

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(2) La Critique de l'Ecole des femmes, sc. 7.

Panegyrique de l'Ecole des femmes (titre ironique, auteur inconnu), soutient, croyant par là confondre Molière, que sa prétendue comédie est une pièce tragique, « le héros y montrant presque toujours un amour qui passe jusqu'à la fureur et le porte à demander à Agnès si elle veut qu'il se tue, ce qui n'est propre que dans la tragédie, à laquelle on réserve les plaintes, les pleurs et les gémissements. Ainsi, au lieu que la comédie doit finir par quelque chose de gai, celle-ci finit par le désespoir d'un amant qui se retire avec un ouf, par lequel il tâche d'exhaler la douleur qui l'étouffe, de manière que l'on ne sait pas si l'on doit rire ou pleurer dans une pièce où il semble qu'on veuille aussitôt exciter la pitié que le plaisir. >>

D'autres, au contraire, dont Lysidas se fait l'interprète, trouvent dans la même scène « quelque chose de trop comique et de trop outré (1). » Au fond, tous semblent se plaindre d'avoir reçu de ce passage une impression trop forte, un heurt trop brutal, et prennent pour une répugnance du goût ce qui était peut-être, à leur insu, une vague souffrance du cœur au spectacle d'une passion violente, à la fois grotesque et douloureuse. Molière aurait pu leur répondre (et leur répond en effet, quoique en d'autres termes): Si cette scène vous est pénible, c'est que la vérité en est poussée jusqu'au bout. Accusez donc de votre malaise la réalité que je copie. « Je voudrais bien savoir, dit Dorante..., si les honnêtes gens mêmes, et les plus sérieux en de pareilles occasions, ne font pas des choses (2)... « Mais on n'admettait

(1) La Critique de l'Ecole, des femmes, sc. 7. (2) Id., id.

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