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DEUXIEME PARTIE

DANCOURT

CHAPITRE Jer

LE THEATRE DE DANCOURT

Le théâtre de Dancourt comprend quarante-sept comédies ou vaudevilles (1)

Toutes ces pièces semblent avoir été écrites à la hâte par un homme d'esprit fertile et plaisant et qui a l'habitude des planches, bon observateur des superficies; qui sans doute n'avait pas le dessein de faire une peinture approfondie de la société, mais qui, fortement imprégné lui-même de l'esprit de son temps, en portait naturellement l'allure et le ton sur la scène, et, dans des comédies dont le cadre est assez souvent de convention, s'attachait surtout à

(1) Quatre en cinq actes et en vers, trois en cinq actes et en prose, deux en trois actes et en vers, cinq en trois actes et en prose, une en deux actes et en prose, trente-deux en un acte et en prose, presque toutes suivies de divertissements et de ballets.

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exprimer des choses contemporaines. Paris et la banlieue, la bourgeoisie et le monde interlope: bourgeois de Paris, financiers, agioteurs, hommes de robe, paysans de Suresnes ou de Saint-Germain, marchands, hôteliers; bourgeoises de Paris et leurs filles, paysannes, grisettes, coquettes jeunes et vieilles, femmes d'intrigue, officiers viveurs, chevaliers d'industrie, joueurs et joueuses... tous ces personnages (et j'en passe) vont et viennent, s'agitent, tourbillonnent, dans des intrigues légères, parfois un peu confuses, avec un désordre qui a son charme, font de l'esprit, cherchent l'argent, cherchent l'amour, et s'amusent presque tous, Dieu sait ! Ils ne sont pas tous nouveaux par leur fonds, mais par leur air le plus souvent, par leur langage et leurs façons. Puis quelques-uns, que les précédents théâtres nous avaient offerts rares et épars, se montrent ici à chaque instant; et il est à croire que leur grand nombre correspond à un accroissement, dans la société, du travers ou de la passion qu'ils représentent. Et si les types que Dancourt emprunte à la réalité vivante et esquisse trop rapidement gardent quelque trace de fantaisie ou de convenu, souvent aussi la vérité y éclate avec franchise, même avec brutalité. Somme toute, en dépit des omissions, des grossissements, de la hâte de l'exécution, quoique le theatre ne soit jamais qu'un miroir imparfait de la réalité contemporaine, et bien que Dancourt, visiblement, n'ait songé qu'à plaire au public, œuvre est extrêmement significative et pleine de documents sur les mœurs. L'ambition bour

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son

geoise et le mélange des classes, la fièvre de l'argent, le sans-gène des mœurs et la rage du plaisir, voilà

ce qui remplit ce théâtre amusant et sincère qui, à défaut de caractères individuels fortement étudiés, reflète assez bien celui d'une génération, a l'accent du jour et le mouvement endiablé.

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Le mélange des classes par l'appauvrissement de la noblesse, par la vanité, l'ambition et la richesse bourgeoises, commencé depuis longtemps, s'accélère vers la fin du XVIe siècle. Dans le théâtre de Molière, ce phénomène social apparait peu. Arnolphe se fait appeler M. de la Souche, mais moins par vanité que pour faire réussir ses plans : c'est un détail étranger à la conception du caractère. Restent deux types de la vanité bourgeoise M. Jourdain et Georges Dandin. Mais M. Jourdain est isolé, sa femme ni sa fille ne partagent son travers; tous les siens sont contre lui. Quant à Georges Dandin, nous ne le voyons qu'après son mariage, lorsque son ambition est satisfaite, et pour son malheur. Ainsi M. Jourdain n'arrive point à ses fins, et Dandin se repent d'y être arrivé.

La Bruyère insiste davantage sur ces ambitions de la bourgeoisie :

«Il suffit de n'être point né dans une ville, mais sous une chaumière répandue dans la campagne ou sous une ruine qui trempe dans un marécage, pour être un noble sur sa parole.

» Il y a des gens qui n'ont pas le

nobles....

moyen d'être >> Combien de nobles dont le père et les aînés sont roturiers!

>> Certaines gens portent trois noms, de peur d'en manquer; ils en ont pour la campagne et pour la ville, pour les lieux de leur service ou de leur emploi ; d'autres ont un seul nom dissyllabe qu'ils anoblissent par des particules dès que leur fortune devient meilleure ; celui-ci, par la suppression d'une syllabe, fait de son nom obscur un nom illustre....

>> Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui: C'est un bourgeois, un homme de rien, un malotru; s'il réussit, ils lui demandent sa fille.

» Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse avec la roture et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers (1) »

Naturellement, cette aspiration aux titres de la noblesse ne va guère sans l'imitation de son luxe, de ses mœurs, de ses manières :

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« Il y a un certain nombre de jeunes magistrats que les grands biens et les plaisirs ont associés à quelques-uns de ceux qu'on nomme à la cour des petits-maitres; ils les imitent, ils se tiennent fort au-dessus de la gravité de la robe..... ils prennent de la cour ce qu'elle a de pire..... ils deviennent enfin, selon leurs souhaits, des copies fidèles de très méchants originaux.

Quel est l'égarement de certains particuliers qui, riches du négoce de leurs pères dont ils viennent de recueillir la succession, se moulent sur les princes pour leur garde-robe et leur équipage, excitent, par

(1) De quelques usages.

une dépense excessive et par un faste ridicule, les traits et les railleries de toute une ville qu'ils croient éblouir et se ruinent ainsi à se faire moquer de soi!

"Une femme de ville entend-elle le bruissement d'un carrosse qui s'arrête à sa porte, elle pétille de goût et de complaisance pour quiconque est dedans, sans le connaitre; mais si elle a vu de sa fenêtre un bel attelage, beaucoup de livrées et que plusieurs rangs de clous parfaitement dorés l'aient éblouie, quelle impatience n'a-t-elle pas de voir déjà dans sa chambre le cavalier ou le magistrat, etc....

» Cette fatuité de quelques femmes de la ville, qui cause en elles une mauvaise imitation de celle de la cour, est quelque chose de pire que la grossièreté des femmes du peuple et que la rusticité des villageoises; elle a sur toutes deux l'affectation de plus. (1)

Ces remarques de la Bruyère, une bonne part du théatre - légèrement postérieur de Dancourt les confirme, mais surtout les Bourgeoises de qualité et les Bourgeoises à la mode.

Dans les Bourgeoises de qualité, la manie de la noblesse est une contagion. Dancourt n'a pas coutume de ramasser un vice ou un travers dans un personnage unique et central: il le distribue sur plusieurs figures, variétés d'un même type distinguées seulement par des nuances, vivement esquissées d'ailleurs, toutes en dehors et secouées d'une fièvre perpétuelle. Cette méthode, qui semble lui avoir été propre en son temps, est celle de plusieurs auteurs dramatiques de nos jours, et non des moindres (2). En nous mettant sous les yeux comme

(1) De la Ville.

(2) MM. Sardou et Gondinet.

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