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à l'entendement, il démontre que la quantité, la qualité, la relativité et la modalité en sont les formes primitives. Enfin, il attribue les idées du moi, du monde, de Dieu à la raison; mais ces trois idées se trouvent absolument dans le même cas que les formes de la sensibilité et les catégories de l'entendement. Elles ne peuvent être apodictiquement démontrées. Rien ne nous assure qu'elles ont de la réalité hors de l'eprit humain qui les conçoit; cependant elles sont nécessaires et impersonnelles; elles constituent l'essence même de notre raison. Il ne dépend pas de nous de ne point les avoir. Si nous ne pouvons pas affirmer leur réalité objective, ce n'est pas que cetle réalité leur manque, mais elle est indémontrable. Kant ne niait donc pas l'existence des objets de nos idées, mais il niait qu'on pût la prouver scientifiquement. Et en cela, il avait raison, ses conclusions étaient légitimes. Non, il ne faut pas se lasser de le répéter, on ne peut rien prouver scientifiquement, qu'au préalable on n'ait fait appel à la croyance dans la véracité de nos facultés. Mais, d'autre part, la nécessité de croire peut être parfaitement démontrée, non-seulement à la raison pratique, mais encore à ce que l'on appelle la raison pure. Cette distinction est bonne tout au plus pour la théorie; elle est fausse par elle-même, car il n'y a pas deux raisons en l'homme, mais une seule et mème raison qui lui révèle à la fois le vrai, le bien et le beau, et qui s'applique également au domaine de l'intelligence, de la morale et de l'art. D'ailleurs, il y a un point par où pèche manifestement le criticisme de Kant. Il a eu le tort immense de se séparer du réalisme de Descartes, et voici comment: Ce moi que Kant prend pour point de départ, dont il décrit les facultés avec toutes leurs formes et leurs catégories, existe bien à ses yeux. Voilà au moins une réalité incontestable. De sujet qu'il était, il devient objet pour lui-même ;

il est tel qu'il est pensé, et il se pense tel qu'il est. Or, comment Kant peut-il affirmer que l'objectif est possible, mais indémontrable? Il faut tout au moins qu'il avoue l'existence du moi comme subjectif, et le subjectif devient objectif dès qu'il est pensé. Aussi, Fichte prend-il pour base de sa philosophie l'existence du moi. A. A. Axiome d'identité. Je suis. Le moi pose le moi; le moi se pose lui-même; le jugement je suis est l'acte primitif, l'acte pur. Il faut distinguer deux moi : le moi absolu, réel, et le moi relatif et phénoménal. Le moi absolu, c'est-à-dire doué d'une activité illimitée, infinie; d'une pensée en puissance; réel, parce qu'étant tout, il est la suprême réalité. Le second est nommé relatif, parce qu'il dépend du premier qui le crée, l'appelle à l'existence; phénoménal, parce qu'il paraît et disparaît avec chaque création du moi absolu; parce qu'il n'a d'autre réalité que celle qu'il lui emprunte. Le moi se distingue du non-moi, ce qui nous donne A. A. axiome de contradiction qui peut se traduire par : le moi, n'est pas le non-moi. Enfin, le moi absolu produisant une infinité de moi phénoménaux auxquels correspond une pareille infinité de non-moi ; on peut dire que le moi absolu oppose au moi phénoménal, divisible ou multiple, un non-moi également divisible ou multiple; axiome de limitation ou de raison suffisante. Ces trois axiomes sont devenus plus tard thèse, antithèse, synthèse dans la philosophie de Schelling.

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Tel est le système que Fichte a revêtu du titre ambitieux de doctrine de la science! Si Fichte a voulu dire que rien n'existe pour nous qu'autant que nous le savons exister, il a exprimé une vérité banale pour laquelle il n'était pas besoin de tant de formes insolites de langage. Mais il va plus loin, il conclut qu'être pensé, c'est tout l'être, que la connaissance produit l'existence; donc c'est le moi qui crée le non-moi, c'est le

moi qui est Dieu. Mais quel est le moi absolu de Fichte? Est-ce le moi de chacun de nous? Alors la doctrine n'aboutirait qu'à un nihilisme égoïste, est-ce le moi universel, l'idée ou l'essence de tous les moi? S'il en est ainsi, le moi absolu de Fichte est une pure abstraction, ou bien, il est l'être, il est Dieu, et nous tombons dans le panthéisme. Fichte ne s'est pas expliqué nettement là-dessus. Tantôt il distingue, il isole le moi absolu de tous les moi humains pour en faire un Dieu Moi, tantôt il se ravise et dans la destination de l'homme, il avoue que le moi absolu est peut-être une chimère et une illusion. Quelle est donc la base des trois axiomes de Fichte ? L'existence problématique du moi absolu, l'opposition du moi phénoménal, et du non-moi phénoménal, c'est-à-dire de deux choses imaginaires; la correspondance entre le moi phénoménal, multiple et divisible avec le non-moi également multiple et divisible. Or, puisque ce moi et ce non-moi sont de purs phénomènes sans réalité, leur multiplicité n'en à pas davantage, et leur correspondance est aussi illusoire qu'eux. Ce qui découle à plein bord du système de Fichte, c'est le scepticisme absolu. En effet, comme l'être et toutes ses. conditions résident en fait dans les représentations de notre esprit, sont de pures idées, où prendra-t-on leur valeur objective? Qui nous dira que nos idées ne sont pas le songe d'un songe, pour nous servir des propres termes de Fichte?

Pourtant la morale de Fichte est grande et austère; elle a été comparée au stoïcisme non sans quelque raison; mais il faut avouer que le philosophe est inconséquent avec son système. Le moi absolu étant indépendant, l'homme est sa loi à lui-même et n'a d'autres obligations que celle qu'il s'impose. Dès lors point de devoirs envers autrui, partant point de morale. Mais comme Kant, Fichte renonce à sa doctrine dans la pratique de la vie. Le moi absolu étant toute

réalité, Dieu n'est plus que l'ordre moral du monde. Attribuer à Dieu l'intelligence et la personnalité c'est faire de l'antropomorphisme; on ne peut concevoir Dieu existant comme substance dans l'espace et dans le temps; il ne serait plus l'infini; done point d'autre religion que la foi dans le monde moral universel; telles sont les conséquences de la philosophie de Fichte.

Examinons maintenant, surtout au point de vue du scepticisme qui en découle, les systèmes de Kant et de Fichte. Réfléchissons un instant à la position qu'ils veulent faire à l'homme.

Que fera ce pauvre esprit humain? Où prendrat-il son appui, puisqu'il doute de lui-même? Dans le monde extérieur? Mais ce monde ne lui apparaît que par la pensée. En Dieu ? Mais s'il doute de lui-même et du monde comment s'élèvera-t-il à Dieu ? Son intelligence perçoit des phénomènes et non des réalités. Que faudrait-il pour qu'il conçût l'être même des choses? Il faudrait que les choses, après s'être dépouillées des formes dont les revêt sa sensibilité et son entendement, lui apparussent sans voile, et qu'il pût les contempler face à face; en d'autres termes, il faudrait que notre sensibilité ne fût pas notre sensibilité; que notre intelligence ne fût pas notre intelligence; à cette condition, et à cette condition seulement, nous percevrions directement les entités. Mais qui ne comprend l'absurdité du problème? il faudrait que l'homme vit d'un autre œil que le sien, vécût, en un mot, d'une autre vie. Qu'est-ce à dire? cesserait-il d'être homme? Deviendrait-il ange ou archange? Il ne serait pas plus avancé, et les mêmes questions viendraient le torturer, s'il met en doute le produit de ses facultés. Irait-il se perdre dans un mysticisme sans issue, s'abîmer au sein de la suprême réalité ? où plutôt ne dira-t-il pas qu'il y a

folie à vouloir sortir de sa nature, à récuser le témoignage de ses facultés, qui lui révèlent à la fois son existence, le monde et Dieu, et trouvant en lui des notions qu'il n'a point faites, qui se présentent à lui avec le caractère de l'immuable et de l'absolu, ne reconnaîtra-t-il pas que le père de toutes les créatures ne l'a pas abandonné; qu'il lui a donné une faculté supérieure, véritable œil divin, pour nommer et concevoir les réalités, et pour s'élever à l'être des êtres? Hâtons-nous de rompre avec le doute; l'homme ne commence pas par douter, mais par croire. Toute bonne philosophie, qui doit imiter dans ses développements la marche même de l'esprit humain, doit débuter par un acte de foi. Conservons religieusement pour point de départ le fait de conscience si admirablement exposé par Descartes, car nul penseur n'est aussi réaliste que lui. C'est l'éternelle gloire de l'école française d'avoir toujours marché sur ses traces; gardons-la, gardons-la toujours, et disons aux Allemands, en leur tendant une main fraternelle Cessez de poursuivre des chimères et de vous repaître d'illusions; quittez le domaine des abstractions pour marcher avec nous de conserve dans le champ des réalités. Vous vous êtes engagés dans une voie sans issue; vous avez dépensé tant de sève, de talents, de génie à la recherche du néant; rentreż, il en est temps, dans les conditions de la vie réelle et pratique. Avançons-nous ensemble à la conquête de la véritable philosophie, et, pour cela, cessez de vous tenir en dehors de l'humanité.

On comprendra maintenant l'indifférence populaire pour de pareils travaux, qui semblent, sous le point de vue pratique, entièrement frappés de stérilité et de mort. Qu'importe à la masse que des philosophes s'exténuent à prouver la réalité du monde extérieur et de Dieu ? Que lui importe que des rêveurs soumettent

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