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par un père de l'Oratoire que je ne vis jamais, non plus que son livre? Je vous admire, mon père, de considérer ainsi tous ceux qui vous sont contraires comme une seule personne. Votre haine les embrasse tous ensemble, et en forme comme un corps de réprouvés, dont vous voulez que chacun réponde pour tous les autres.

Il y a bien de la différence entre les jésuites et ceux qui les combattent. Vous composez véritablement un corps uni sous un seul chef; et vos règles, comme je l'ai fait voir, vous défendent de rien imprimer sans l'aveu de vos supérieurs, qui sont rendus responsables des erreurs de tous les particuliers, « sans qu'ils puissent s'excuser en disant qu'ils n'ont pas remarqué les erreurs qui y sont enseignées, parce qu'ils les doivent remarquer » selon vos ordonnances, et selon les lettres de vos généraux Aquaviva, Wittelleschi, etc. C'est donc avec raison qu'on vous reproche les égaremens de vos confrères, qui se trouvent dans leurs ouvrages approuvés par vos supérieurs et par les théologiens de votre Compagnie. Mais quant à moi, mon père, il en faut juger autrement. Je n'ai pas souscrit le livre De la sainte virginité. On ouvriroit tous les troncs de Paris sans que j'en fusse moins catholique. Et enfin je vous déclare hautement et nettement que personne ne répond de mes Lettres que moi, et que je ne réponds de rien que de mes Lettres.

Je pourrois en demeurer là, mon père, sans parler de ces autres personnes que vous traitez d'hérétiques pour me comprendre dans cette accusation. Mais comme j'en suis l'occasion, je me trouve engagé en quelque sorte à me servir de cette même occasion pour en tirer trois avantages; car c'en est un bien considérable de faire paroître l'innocence de tant de personnes calomniées. C'en est un autre, et bien propre à mon sujet, de montrer toujours les artifices de votre politique dans cette accusation. Mais celui que j'estime le plus est que j'apprendrai par là à tout le monde la fausseté de ce bruit scandaleux que vous semez de tous côtés, que l'Eglise est divisée par une nouvelle hérésie. » Et comme vous abusez d'une infinité de personnes en leur faisant accroire que les points sur lesquels vous essayez d'exciter un si grand orage sont essentiels à la foi, je trouve d'une extrême importance de détruire ces fausses impressions, et d'expliquer ici nettement en quoi ils consistent, pour montrer qu'en effet il n'y a point d'hérétiques dans l'Église.

Car n'est-il pas vrai que, si l'on demande en quoi consiste l'hérésie de ceux que vous appelez jansenistes, on répondra incontinent que c'est en ce que ces gens-là disent « que les commandemens de Dieu sont impossibles; qu'on ne peut résister à la grâce, et qu'on n'a pas la liberté de faire le bien et le mal; que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les prédestinés; et enfin, qu'ils soutiennent les cinq propositions condamnées par le pape?» Ne faites-vous pas entendre que c'est pour ce sujet que vous persécutez vos adver

singulières, qui ont mérité une juste censure; et comme ce livre venait d'un père de l'Oratoire, dont la congrégation a toujours été attachée à la doctrine de saint Augustin, on chercha à en faire retomber le blame sur les jansénistes. (Note de l'ed. de 1812.)

saires? N'est-ce pas ce que vous dites dans vos livres, dans vos entretiens, dans vos catéchismes, comme vous fîtes encore les fêtes de Noël à Saint-Louis, en demandant à une de vos petites bergères : « Pour qui est venu Jésus-Christ, ma fille ? Pour tous les hommes, mon père. - Eh quoi, ma fille! vous n'êtes donc pas de ces nouveaux hérétiques qui disent qu'il n'est venu que pour les prédestinés? » Les enfants vous croient là-dessus, et plusieurs autres aussi; car vous les entretenez de ces mêmes fables dans vos sermons, comme votre P. Crasset à Orléans, qui en a été interdit. Et je vous avoue que je vous ai cru aussi autrefois. Vous m'aviez donné cette même idée de toutes ces personnes-là. De sorte que, lorsque vous les pressiez sur ces propositions, j'observois avec attention quelle seroit leur réponse; et j'étois fort disposé à ne les voir jamais, s'ils n'eussent déclaré qu'ils y renonçoient comme à des impiétés visibles. Mais ils le firent bien hautement. Car M. de Sainte-Beuve, professeur du roi en Sorbonne, censura dans ses écrits publics ces cinq propositions longtemps avant le pape; et ces docteurs firent paroître plusieurs écrits, et entre autres celui De la grâce victorieuse, qu'ils produisirent en même temps, où ils rejettent ces propositions, et comme hérétiques, et comme étrangères. Car ils disent, dans la préface, « que ce sont des propositions hérétiques et luthériennes, fabriquées et forgées à plaisir, qui ne se trouvent ni dans Jansénius, ni dans ses défenseurs; » ce sont leurs termes. Ils se plaignent de ce qu'on les leur attribue, et vous adressent pour cela ces paroles de saint Prosper, le premier disciple de saint Augustin, leur maître, à qui les semi-pélagiens de France en imputèrent de pareilles pour le rendre odieux. « Il y a, dit ce saint, des personnes qui ont une passion si aveugle de nous décrier, qu'ils en ont pris un moyen qui ruine leur propre réputation. Car ils ont fabriqué à dessein de certaines propositions pleines d'impiétés et de blasphèmes, qu'ils envoient de tous côtés pour faire croire que nous les soutenons au même sens qu'ils ont exprimé par leur écrit. Mais on verra par cette réponse, et notre innocence, et la malice de ceux qui nous ont imputé ces impiétés, dont ils sont les uniques inventeurs.»

En vérité, mon père, lorsque je les ouïs parler de la sorte avant la constitution; quand je vis qu'ils la reçurent ensuite avec tout ce qui se peut de respect, qu'ils offrirent de la souscrire, et que M. Arnauld eut déclaré tout cela, plus fortement que je ne le puis rapporter, dans toute sa seconde lettre, j'eusse cru pécher de douter de leur foi. Et en effet, ceux qui avoient voulu refuser l'absolution à leurs amis avant la lettre de M. Arnauld, ont déclaré depuis qu'après qu'il avoit si nettement condamné ces erreurs qu'on lui imputoit, il n'y avoit aucune raison de le retrancher ni lui, ni ses amis, de l'Eglise. Mais vous n'en avez pas usé de même; et c'est sur quoi je commençai à me défier que vous agissiez avec passion.

Car, au lieu que vous les aviez menacés de leur faire signer cette constitution, quand vous pensiez qu'ils y résisteroient, lorsque vous vîtes qu'ils s'y portoient d'eux-mêmes, vous n'en parlâtes plus. Et quoiqu'il semblât que vous dussiez après cela être satisfait de leur conduite, vous ne laissâtes pas de les traiter encore d'hérétiques, « parce, disiez-vous,

que leur cœur démentoit leur main, et qu'ils étoient catholiques extérieurement, et hérétiques intérieurement, » comme vous-même l'avez dit dans votre Réponse à quelques demandes (p. 27 et 47.)

Que ce procédé me parut étrange, mon père! car de qui n'en peut-on pas dire autant? Et quel trouble n'exciteroit-on point par ce prétexte? « Si l'on refuse, dit saint Grégoire pape, de croire la confession de foi de ceux qui la donnent conforme aux sentimens de l'Église, on remet en doute la foi de toutes les personnes catholiques. » (Regist., lib. V, ep. xv.) Je craignis donc, mon père, « que votre dessein ne fût de rendre ces personnes hérétiques sans qu'ils le fussent, » comme parle le même pape sur une dispute pareille de son temps; « parce, dit-il, que ce n'est pas s'opposer aux hérésies, mais c'est faire une hérésie que de refuser de croire ceux qui par leur confession témoignent d'être dans la véritable foi : Hoc non est hæresim purgare, sed facere. » (Ep. XVI.) Mais je connus en vérité qu'il n'y avoit point en effet d'hérétiques dans l'Eglise, quand je vis qu'ils s'étoient si bien justifiés de toutes ces hérésies, que vous ne pûtes plus les accuser d'aucune erreur contre la foi, et que vous fûtes réduit à les entreprendre seulement sur des questions de fait touchant Jansénius, qui ne pouvoient être matière d'hérésie. Car vous les voulûtes obliger à reconnoître « que ces propositions étoient dans Jansenius, mot à mot, toutes, et en propres termes, comme vous l'écrivîtes encore vous-mêmes: Singulares, individuæ, totidem verbis apud Jansenium contentæ, dans vos Cavilli (p. 39).

Dès lors votre dispute commença à me devenir indifférente. Quand je croyois que vous disputiez de la vérité ou de la fausseté des propositions, je vous écoutois avec attention, car cela touchoit la foi mais quand je vis que vous ne disputiez plus que pour savoir si elles étoient mot à mot dans Jansenius ou non, comme la religion n'y étoit plus intéressée, je ne m'y intéressois plus aussi. Ce n'est pas qu'il n'y eût bien de l'apparence que vous disiez vrai car de dire que des paroles sont mot à mot dans un auteur, c'est à quoi l'on ne peut se méprendre. Aussi je ne m'étonne pas que tant de personnes, et en France et à Rome, aient cru sur une expression si peu suspecte que Jansenius les avoit enseignées en effet. 'Et c'est pourquoi je ne fus pas peu surpris d'apprendre que ce même point de fait, que vous aviez proposé comme si certain et si important, étoit faux, et qu'on vous défia de citer les pages de Jansenius où vous aviez trouvé ces propositions mot à mot, sans que vous l'ayez jamais pu faire.

Je rapporte toute cette suite, parce qu'il me semble que cela découvre assez l'esprit de votre Société en toute cette affaire, et qu'on admirera de voir que, malgré tout ce que je viens de dire, vous n'ayez pas cessé de publier qu'ils étoient toujours hérétiques. Mais vous avez seulement changé leur hérésie selon le temps. Car, à mesure qu'ils se justifioient de l'une, vos pères en substituoient une autre, afin qu'ils n'en fussent jamais exempts. Ainsi, en 1653, leur hérésie étoit sur la qualité des propositions. Ensuite elle fut sur le mot mot. Depuis vous la mîtes dans le cœur. Mais aujourd'hui on ne parle plus de tout cela; et l'on veut qu'ils soient hérétiques, s'ils ne signent « que le sens de la

doctrine de Jansénius se trouve dans le sens de ces cinq propositions. »

Voilà le sujet de votre dispute présente. Il ne vous suffit pas qu'ils condamnent les cinq propositions, et encore tout ce qu'il y auroit dans Jansenius qui pourroit y être conforme et contraire à saint Augustin; car ils font tout cela. De sorte qu'il n'est pas question de savoir, par exemple, << si Jésus-Christ n'est mort que pour les prédestinés,» ils condamnent cela aussi bien que vous; mais si Jansenius est de ce sentiment-là ou non. Et c'est sur quoi je vous déclare plus que jamais que votre dispute me touche peu, comme elle touche peu l'Eglise. Car, encore que je ne sois pas docteur non plus que vous, mon père, je vois bien néanmoins qu'il n'y va point de la foi, puisqu'il n'est question que de savoir quel est le sens de Jansenius. S'ils croyoient que sa doctrine fût conforme au sens propre et littéral de ces propositions, ils la condamneroient; et ils ne refusent de le faire que parce qu'ils sont persuadés qu'elle en est bien différente: ainsi quand ils l'entendroient mal, ils ne seroient pas hérétiques, puisqu'ils ne l'entendent qu'en un sens catholique.

Et, pour expliquer cela par un exemple, je prendrai la diversité de sentimens qui fut entre saint Basile et saint Athanase, touchant les écrits de saint Denis d'Alexandrie, dans lesquels saint Basile, croyant trouver le sens d'Arius contre l'égalité du Père et du Fils, il les condamna comme hérétiques: mais saint Athanase, au contraire, y croyant trouver le véritable sens de l'Église, il les soutint comme catholiques. Pensez-vous donc, mon père, que saint Basile, qui tenoit ces écrits pour ariens, eût droit de traiter saint Athanase d'hérétique, parce qu'il les défendoit? Et quel sujet en eût-il eu, puisque ce n'étoit pas l'arianisme qu'Athanase défendoit, mais la vérité de la foi qu'il pensoit y être? Si ces deux saints fussent convenus du véritable sens de ces écrits, et qu'ils y eussent tous deux reconnu cette hérésie, sans doute saint Athanase n'eût pu les approuver sans hérésie: mais comme ils étoient en différend touchant ce sens, saint Athanase étoit catholique en les soutenant, quand même il les eût mal entendus, puisque ce n'eût été qu'une erreur de fait, et qu'il ne défendoit, dans cette doctrine, que la foi catholique qu'il y supposoit.

Je vous en dis de même, mon père. Si vous conveniez du sens de Jansénius, et que vos adversaires fussent d'accord avec vous, qu'il tient, par exemple, qu'on ne peut résister à la grâce, ceux qui refuseroient de le condamner seroient hérétiques. Mais lorsque vous disputez de son sens et qu'ils croient que, selon sa doctrine, on peut résister à la grâce, vous n'avez aucun sujet de les traiter d'hérétiques, quelque hérésie que vous lui attribuiez vous-mêmes, puisqu'ils condamnent le sens que Vous y supposez, et que vous n'oseriez condamner le sens qu'ils y supposent. Si vous voulez donc les convaincre, montrez que le sens qu'ils attribuent à Jansénius est hérétique; car alors ils le seront euxmêmes. Mais comment le pourriez-vous faire, puisqu'il est constant, selon votre propre aveu, que celui qu'ils lui donnent n'est point condamné?

Pour vous le montrer clairement, je prendrai pour principe ce que vous reconnoissez vous-mêmes, « que la doctrine de la grâce efficace n'a point été condamnée, et que le pape n'y a point touché par sa constitution. » Et en effet, quand il voulut juger des cinq propositions, le point de la grâce efficace fut mis à couvert de toute censure. C'est ce qui paroît parfaitement par les avis des consulteurs auxquels le pape les donna à examiner. J'ai ces avis entre mes mains, aussi bien que plusieurs personnes dans Paris, et entre autres M. l'évêque de Montpellier, qui les apporta de Rome. On y voit que leurs opinions furent partagées; et que les principaux d'entre eux, comme le maître du sacré palais, le commissaire du saint office, le général des augustins, et d'autres, croyant que ces propositions pouvoient êtres prises au sens de la grâce efficace, furent d'avis qu'elles ne devoient point être censurées : au lieu que les autres, demeurant d'accord qu'elles n'eussent pas dû être condamnées si elles eussent eu ce sens, estimèrent qu'elles le devoient être; parce que, selon ce qu'ils déclarent, leur sens propre et naturel en étoit très-éloigné. Et c'est pourquoi le pape les condamna, et tout le monde s'est rendu à son jugement.

Il est donc sûr, mon père, que la grâce efficace n'a point été condamnée. Aussi est-elle si puissamment soutenue par saint Augustin, par saint Thomas et toute son école, par tant de papes et de conciles, et par toute la tradition, que ce seroit une impiété de la taxer d'hérésie. Or, tous ceux que vous traitez d'hérétiques déclarent qu'ils ne trouvent autre chose dans Jansénius que cette doctrine de la grâce efficace; et c'est la seule chose qu'ils ont soutenue dans Rome. Vous-même l'avez reconnu (Cavill., p. 35), où vous avez déclaré « qu'en parlant devant le pape, ils ne dirent aucun mot des propositions, ne verbum quidem, et qu'ils employèrent tout le temps à parler de la grâce efficace. » Et ainsi, soit qu'ils se trompent ou non dans cette supposition, il est au moins sans doute que le sens qu'ils supposent n'est point hérétique, et que, par conséquent, ils ne le sont point. Car, pour dire la chose en deux mots, ou Jansénius n'a enseigné que la grâce efficace, et en ce cas il n'a point d'erreur; ou il a enseigné autre chose, et en ce cas il n'a point de défenseurs. Toute la question est donc de savoir si Jansénius a enseigné en effet autre chose que la grâce efficace; et si l'on trouve que oui, vous aurez la gloire de l'avoir mieux entendu; mais ils n'auront point le malheur d'avoir erré dans la foi.

Il faut donc louer Dieu, mon père, de ce qu'il n'y a point en effet d'hérésie dans l'Église, puisqu'il ne s'agit en cela que d'un point de fait qui n'en peut former; car l'Eglise décide les points de foi avec une autorité divine, et elle retranche de son corps tous ceux qui refusent de les recevoir. Mais elle n'en use pas de même pour les choses de fait; et la raison en est que notre salut est attaché à la foi qui nous a été révélée, et qui se conserve dans l'Église par la tradition; mais qu'il ne dépend point des autres faits particuliers qui n'ont point été révélés de Dieu. Ainsi on est obligé de croire que les commandemens de Dieu ne sont pas impossibles; mais on n'est pas obligé de savoir ce que Jansénius a enseigné sur ce sujet. C'est pourquoi Dieu conduit l'Eglise dans

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