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« que je sois seul ou à la vue des hommes, j'ai en << toutes mes actions la vue de Dieu qui les doit ju« ger, et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà quels sont mes sentiments, et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, et qui d'un homme plein de faiblesse, de misère, de concupiscence, d'orgueil, et d'ambition, a fait un homme exempt de tous ces maux << par la force de la grâce à laquelle tout en est dû, n'ayant de moi que la misère et l'horreur. »

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Il s'était ainsi dépeint lui-même, afin qu'ayant continuellement devant les yeux la voie par laquelle Dieu le conduisait, il ne pût jamais s'en détourner. Les lumières extraordinaires, jointes à la grandeur de son esprit, n'empêchaient pas une simplicité merveilleuse qui paraissait dans toute la suite de sa vie, et qui le rendait exact à toutes les pratiques qui regardaient la religion. Il avait un amour sensible pour tout l'office divin, mais surtout pour les petites heures, parce qu'elles sont composées du psaume 118, dans lequel il trouvait tant de choses admirables, qu'il sentait de la délectation à le réciter. Quand il s'entretenait avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportait en sorte qu'il paraissait hors de luimême; et cette méditation l'avait rendu si sensible à toutes les choses par lesquelles on tâche d'honorer Dieu, qu'il n'en négligeait pas une. Lorsqu'on lui envoyait des billets tous les mois, comme on fait en beaucoup de lieux, il les recevait avec un respect admirable; il en récitait tous les jours la sentence; et dans les quatre dernières années de sa vie, comme il ne pouvait travailler, son principal divertissement était d'aller visiter les églises où il y avait des reliques exposées, ou quelque solennité; et il avait pour cela un almanach spirituel qui l'instruisait des lieux où il y avait des dévotions particulières ; et il faisait tout cela si dévotement et si simplement, que ceux qui le voyaient en étaient surpris : ce qui a donné lieu à cette belle parole d'une personne très-vertueuse et très-éclairée : Que la grâce de Dieu se fait connaître dans les grands esprits par les petites choses, et dans les esprits communs par les grandes.

Cette grande simplicité paraissait lorsqu'on lui parlait de Dieu, ou de lui-même; de sorte que, la veille de sa mort, un ecclésiastique qui est un homme d'une très-grande science et d'une très-grande vertu l'étant venu voir, comme il l'avait souhaité, et ayant demeuré une heure avec lui, il en sortit si édifié, qu'il me dit: Allez, consolez-vous; si Dieu l'appelle, vous avez bien sujet de le louer des grâces qu'il lui fait. J'avais toujours admiré beaucoup de grandes choses en lui, mais je n'y avais jamais remarqué la grande simplicité que je viens de voir :

cela est incomparable dans un esprit tel que le sien, je voudrais de tout mon cœur être en sa place. Monsieur le curé de Saint-Étienne1, qui l'a vu dans sa maladie, y voyait la même chose, et disait à toute heure: C'est un enfant : il est humble, il est soumis comme un enfant. C'est par cette même simplicité qu'on avait une liberté tout entière pour l'avertir de ses défauts, et il se rendait aux avis qu'on lui donnait, sans résistance. L'extrême vivacité de son esprit le rendait quelquefois si impatient, qu'on avait peine à le satisfaire; mais quand on l'avertissait, ou qu'il s'apercevait qu'il avait fâché quelqu'un dans ses impatiences, il réparait incontinent cela par des traitements si doux et par tant de bienfaits, que jamais il n'a perdu l'amitié de personne par là. Je tâche tant que je puis d'abréger, sans cela j'aurais bien des particularités à dire sur chacune des choses que j'ai marquées; mais comme je ne veux pas m'étendre, je viens à sa dernière maladie.

Elle commença par un dégoût étrange qui lui prit deux mois avant sa mort : son médecin lui conseilla

de s'abstenir de manger du solide, et de se purger; pendant qu'il était en cet état, il fit une action de charité bien remarquable. Il avait chez lui un bon homme avec sa femme et tout son ménage, à qui il avait donné une chambre, et à qui il fournissait du bois, tout cela par charité; car il n'en tirait point d'autre service que de n'être point seul dans sa maison. Ce bon homme avait un fils, qui étant tombé malade, en ce temps-là, de la petite vérole, mon frère, qui avait besoin de mes assistances, eut peur que je n'eusse de l'appréhension d'aller chez lui à cause de mes enfants. Cela l'obligea à penser de se séparer de ce malade; mais comme il craignait qu'il ne fût en danger si on le transportait en cet état hors de sa maison, il aima mieux en sortir lui-même, quoiqu'il fût déjà fort mal, disant : Il y a moins de danger pour moi dans ce changement de demeure, c'est pourquoi il faut que ce soit moi qui quitte. Ainsi il sortit de sa maison le 29 juin, pour venir chez nous, et il n'y rentra jamais; car trois jours après il commença d'être attaqué d'une colique très-violente qui lui ôtait absolument le sommeil. Mais comme il avait une grande force d'esprit et un grand courage, il endurait ses douleurs avec une patience admirable. Il ne laissait pas de se lever tous les jours et de prendre luimême ses remèdes, sans vouloir souffrir qu'on lui rendît le moindre service. Les médecins qui le traitaient voyaient que ses douleurs étaient considérables; mais parce qu'il avait le pouls fort bon, sans aucune altération ni apparence de fièvre, ils assuraient qu'il n'y

'C'était le père Beurrier, depuis abbé de Sainte-Geneviève.

lui, et il disait à ceux qui lui témoignaient avoir de la peine de voir l'état où il était, que, pour lui, il n'en avait pas, et qu'il appréhendait même de guérir; et quand on lui en demandait la raison, il disait : C'est que je connais les dangers de la santé et les avantages de la maladie. Il disait encore au plus fort de ses douleurs, quand on s'affligeait de les lui voir souf

turel des chrétiens, parce qu'on est par là, comme on devrait toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions qui travaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l'attente continuelle de la mort. N'est-ce pas ainsi que les chrétiens devraient passer la vie? Et n'est-ce pas un grand bonheur quand on se trouve par nécessité dans l'état où l'on est obligé d'être, et qu'on n'a autre chose à faire qu'à se soumettre humblement et paisiblement? C'est pourquoi je ne demande autre chose que de prier Dieu qu'il me fasse cette grâce. Voilà dans quel esprit il endurait tous ses maux.

avait aucun péril, se servant même de ces mots : Il n'y a pas la moindre ombre de danger. Nonobstant ce discours, voyant que la continuation de ses douleurs et de ses grandes veilles l'affaiblissait, dès le quatrième jour de sa colique, et avant même que d'être alité, il envoya querir M. le curé et se confessa. Cela fit du bruit parmi ses amis, et en obligea quelques-uns de le venir voir, tout épouvantés d'appré-frir: Ne me plaignez point, la maladie est l'état nahension. Les médecins mêmes en furent si surpris, qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner, disant que c'était une marque d'appréhension à quoi ils ne s'attendaient pas de sa part. Mon frère voyant l'émotion que cela avait causée, en fut fâché, et me dit: J'eusse voulu communier; mais puisque je vois qu'on est surpris de ma confession, j'aurais peur qu'on ne le fût davantage; c'est pourquoi il vaut mieux différer. M. le curé ayant été de cet avis, il ne communia pas. Cependant son mal continuait, et comme M. le curé le venait voir de temps en temps par visite, il ne perdait pas une de ces occasions pour se confesser, et n'en disait rien, de peur d'effrayer le monde, parce que les médecins assuraient toujours qu'il n'y avait nul danger à sa maladie; et en effet il y eut quelque diminution en ses douleurs, en sorte qu'il se levait quelquefois dans sa chambre. Elles ne le quittèrent jamais néanmoins tout à fait, et même elles revenaient quelquefois, et il maigrissait aussi beaucoup, ce qui n'effrayait pas beaucoup les médecins : mais, quoi qu'ils pussent dire, il dit toujours qu'il était en danger, et ne manqua pas de se confesser toutes les fois que M. le curé le venait voir. Il fit même son testament durant ce temps-là, où les pauvres ne furent pas oubliés, et il se fit violence pour ne leur pas donner davantage, car il me dit que si M. Périer eût été à Paris, et qu'il y eût consenti, il aurait disposé de tout son bien en faveur des pauvres; et enfin il n'avait rien dans l'esprit et dans le cœur que les pauvres, et il me disait quelquefois : D'où vient que je n'ai jamais rien fait pour les pauvres, quoique j'aie toujours eu un si grand amour pour eux? Je lui dis : C'est que vous n'avez jamais eu assez de bien pour leur donner de grandes assistances. Et il me répondit : Puisque je n'avais pas de bien pour leur en donner, je devais leur avoir donné mon temps et ma peine; c'est à quoi j'ai failli; et si les médecins disent vrai, et si Dieu permet que je me relève de cette maladie, je suis résolu de n'avoir point d'autre emploi ni point d'autre occupation tout le reste de ma vie que le service des pauvres. Ce sont les sentiments dans lesquels Dieu l'a pris.

Il joignait à cette ardente charité pendant sa maladie une patience si admirable, qu'il édifiait et surprenait toutes les personnes qui étaient autour de

Il souhaitait beaucoup de communier; mais les médecins s'y opposaient, disant qu'il ne le pouvait faire à jeun, à moins que ce ne fût la nuit : ce qu'il ne trouvait pas à propos de faire sans nécessité, et que pour communier en viatique il fallait être en danger de mort; ce qui ne se trouvant pas en lui, ils ne pouvaient pas lui donner ce conseil. Cette résistance le fâchait; mais il était contraint d'y céder. Cependant sa colique continuant toujours, on lui ordonna de boire des eaux, qui en effet le soulagèrent beaucoup : mais au sixième d'août il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête; et quoique les médecins ne s'étonnassent pas de cela, et qu'ils l'assurassent que ce n'était que la vapeur des eaux, il ne laissa pas de se confesser, et il demanda avec des instances incroyables qu'on le fit communier, et qu'au nom de Dieu on trouvât moyen de remédier à tous les inconvénients qu'on lui avait allégués jusqu'alors; et il pressa tant pour cela, qu'une personne qui se trouva présente lui reprocha qu'il avait de l'inquiétude, et qu'il devait se rendre au sentiment de ses amis; qu'il se portait mieux, et qu'il n'avait presque plus de colique; et que ne lui restant plus qu'une vapeur d'eau, il n'était pas juste qu'il se fît porter le saint-sacrement, qu'il valait mieux différer, pour faire cette action à l'église. Il répondit à cela : On ne sent pas mon mal, et on y sera trompé ; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. Néanmoins voyant une si grande opposition à son désir, il n'osa plus en parler; mais il dit : Puisqu'on ne me veut pas ac

corder cette grâce, j'y voudrais bien suppléer par quelque bonne œuvre, et ne pouvant pas communier dans le chef, je voudrais bien communier dans les membres; et pour cela j'ai pensé d'avoir céans un pauvre malade à qui on rende les mêmes services comme à moi, qu'on prenne une garde exprès, et enfin qu'il n'y ait aucune différence de lui à moi, afin que j'aie cette consolation de savoir qu'il y a un pauvre aussi bien traité que moi, dans la confusion que je souffre de me voir dans la grande abondance de toutes choses où je me vois. Car quand je pense qu'au même temps que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres qui sont plus malades que moi, et qui manquent des choses les plus nécessaires, cela me fait une peine que je ne puis supporter; et ainsi je vous prie de demander un malade à monsieur le curé pour le dessein que j'ai.

J'envoyai à monsieur le curé à l'heure même, qui manda qu'il n'y en avait point qui fût en état d'être transporté; mais qu'il lui donnerait, aussitôt qu'il serait guéri, un moyen d'exercer sa charité, en se chargeant d'un vieux homme dont il prendrait soin le reste de sa vie : car monsieur le curé ne doutait pas alors qu'il ne dût guérir.

Comme il vit qu'il ne pouvait pas avoir un pauvre en sa maison avec lui, il me pria donc de lui faire cette grâce de le faire porter aux Incurables, parce qu'il avait grand désir de mourir en la compagnie des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trouvaient pas à propos de le transporter en l'état où il était ce qui le fâcha beaucoup; il me fit promettre que s'il avait un peu de relâche, je lui donnerais cette satisfaction.

Cependant cette douleur de tête augmentant, il la souffrait toujours comme tous les autres maux, c'est-à-dire sans se plaindre; et une fois, dans le plus fort de sa douleur, le dix-septième d'août, il me pria de faire une consultation; mais il entra en même temps en scrupule, et me dit : Je crains qu'il n'y ait trop de recherche dans cette demande. Je ne laissai pourtant pas de la faire; et les médecins lui ordonnèrent de boire du petit-lait, lui assurant toujours qu'il n'y avait nul danger, et que ce n'était que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux. Néanmoins, quoi qu'ils pussent dire, il ne les crut jamais, et me pria d'avoir un ecclésiastique pour passer la nuit auprès de lui; et moi-même je le trouvai si mal, que je donnai ordre, sans en rien dire, d'apporter des cierges et tout ce qu'il fallait pour le faire communier le lendemain matin.

Ces apprêts ne furent pas inutiles; mais ils servirent plus tôt que nous n'avions pensé : car environ minuit, il lui prit une convulsion si violente, que,

quand elle fut passée, nous crûmes qu'il était mort, et nous avions cet extrême déplaisir, avec tous les autres, de le voir mourir sans le saint-sacrement, après l'avoir demandé si souvent avec tant d'instance. Mais Dieu, qui voulait récompenser un désir si fervent et si juste, suspendit comme par un miracle cette convulsion, et lui rendit son jugement entier, comme dans sa parfaite santé; en sorte que monsieur le curé entrant dans sa chambre avec le saint - sacrement, lui cria: Voici celui que vous avez tant désiré. Ces paroles achevèrent de le réveiller; et comme monsieur le curé approcha pour lui donner la communion, il fit un effort, et il se leva seul à moitié, pour le recevoir avec plus de respect; et monsieur le curé l'ayant interrogé, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit distinctement: Oui, monsieur, je crois tout cela de tout mon cœur. Ensuite il reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec des sentiments si tendres, qu'il en versait des larmes. Il répondit à tout, remercia monsieur le curé; et lorsqu'il le bénit avec le saint ciboire, il dit : Que Dieu ne m'abandonne jamais ! Ce qui fut comme ses dernières paroles; car, après avoir fait son action de grâces, un moment après ses convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus, et qui ne lui laissèrent pas un instant de liberté d'esprit : elles durèrent jusqu'à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième d'août mil six cent soixante-deux, à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans deux mois.

PRÉFACE

où l'on fait voir de quelle manière ces Pensées ont été écrites et recueillies; ce qui en a fait retarder l'impression; quel était le dessein de l'auteur dans cet ouvrage, et comment il a passé les dernières années de sa vie.

Pascal, ayant quitté fort jeune l'étude des mathématiques, de la physique, et des autres sciences profanes, dans lesquelles il avait fait un si grand progrès, commença, vers la trentième année de son âge, à s'appliquer à des choses plus sérieuses et plus relevées, et à s'adonner uniquement, autant que sa santé le put permettre, à l'étude de l'Écriture, des Pères, et de la morale chrétienne.

Mais quoiqu'il n'ait pas moins excellé dans ces sortes de sciences, comme il l'a bien fait paraître par des ouvrages qui passent pour assez achevés en leur genre, on peut dire néanmoins que, si Dieu eût

permis qu'il eût travaillé quelque temps à celui qu'il avait dessein de faire sur la religion, et auquel il voulait employer tout le reste de sa vie, cet ouvrage eût beaucoup surpassé tous les autres qu'on a vus de lui; parce qu'en effet les vues qu'il avait sur ce sujet étaient infiniment au-dessus de celles qu'il avait sur toutes les autres choses.

Je crois qu'il n'y aura personne qui n'en soit facilement persuadé en voyant seulement le peu que l'on en donne à présent, quelque imparfait qu'il paraisse, et principalement sachant la manière dont il y a travaillé, et toute l'histoire du recueil qu'on en a fait. Voici comment tout cela s'est passé.

Pascal conçut le dessein de cet ouvrage plusieurs années avant sa mort; mais il ne faut pas néanmoins s'étonner s'il fut si longtemps sans en rien mettre par écrit : car il avait toujours accoutumé de songer beaucoup aux choses, et de les disposer dans son esprit avant que de les produire au dehors, pour bien considérer et examiner avec soin celles qu'il fallait mettre les premières ou les dernières, et l'ordre qu'il leur devait donner à toutes, afin qu'elles pussent faire l'effet qu'il désirait. Et comme il avait une mémoire excellente, et qu'on peut dire même prodigieuse, en sorte qu'il a souvent assuré qu'il n'avait jamais rien oublié de ce qu'il avait une fois bien imprimé dans son esprit ; lorsqu'il s'était ainsi quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignait pas que les pensées qui lui étaient venues lui pussent jamais échapper; et c'est pourquoi il différait assez souvent de les écrire, soit qu'il n'en eût pas le loisir, soit que sa santé, qui a presque toujours été languissante, ne fût pas assez forte pour lui permettre de travailler avec application.

C'est ce qui a été cause que l'on a perdu à sa mort la plus grande partie de ce qu'il avait déjà conçu touchant son dessein; car il n'a presque rien écrit des principales raisons dont il voulait se servir, des fondements sur lesquels il prétendait appuyer son ouvrage, et de l'ordre qu'il voulait y garder : ce qui était assurément très-considérable. Tout cela était parfaitement bien gravé dans son esprit et dans sa mémoire; mais, ayant négligé de l'écrire lorsqu'il l'aurait peut-être pu faire, il se trouva, lorsqu'il l'aurait bien voulu, hors d'état d'y pouvoir du tout travailler.

Il se rencontra néanmoins une occasion, il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on l'obligea, non pas d'écrire ce qu'il avait dans l'esprit sur ce sujet-là, mais d'en dire quelque chose de vive voix. Il le fit donc en présence et à la prière de plusieurs personnes très-considérables de ses amis. Il leur développa en peu de mots le plan de tout son ouvrage :

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il leur représenta ce qui en devait faire le sujet et la matière: il leur en rapporta en abrégé les raisons et les principes, et il leur expliqua l'ordre et la suite des choses qu'il y voulait traiter. Et ces personnes, qui sont aussi capables qu'on le puisse être de juger de ces sortes de choses, avouent qu'elles n'ont jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus touchant, ni de plus convaincant; qu'elles en furent charmées; et que ce qu'elles virent de ce projet et de ce dessein dans un discours de deux ou trois heures fait ainsi sur-le-champ, et sans avoir été prémédité ni travaillé, leur fit juger ce que ce pourrait être un jour, s'il était jamais exécuté et conduit à sa perfection par une personne dont elles connaissaient la force et la capacité; qui avait accoutumé de travailler tellement tous ses ouvrages, qu'il ne se contentait presque jamais de ses premières pensées, quelque bonnes qu'elles parussent aux autres, et qui a refait souvent jusqu'à huit ou dix fois des pièces que tout autre que lui trouvait admirables dès la première.

Après qu'il leur eut fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d'impression sur l'esprit des hommes, et qui sont les plus propres à les persuader, il entreprit de montrer que la religion chrétienne avait autant de marques de certitude et d'évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables.

Il commença d'abord par une peinture de l'homme, où il n'oublia rien de tout ce qui le pouvait faire connaître et au dedans et au dehors de lui-même, et jusqu'aux plus secrets mouvements de son cœur. Il supposa ensuite un homme qui, ayant toujours vécu dans une ignorance générale, et dans l'indifférence à l'égard de toutes choses, et surtout à l'égard de soi-même, vient enfin à se considérer dans ce tableau, et à examiner ce qu'il est. Il est surpris d'y découvrir une infinité de choses auxquelles il n'a jamais pensé; et il ne saurait remarquer, sans étonnement et sans admiration, tout ce que Pascal lui fait sentir de sa grandeur et de sa bassesse, de ses avantages et de ses faiblesses, du peu de lumières qui lui reste, et des ténèbres qui l'environnent presque de toutes parts, et enfin de toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il ne peut plus après cela demeurer dans l'indifférence, s'il a tant soit peu de raison; et quelque insensible qu'il ait été jusques alors, il doit souhaiter, après avoir ainsi connu ce qu'il est, de connaître aussi d'où il vient et ce qu'il doit devenir.

Pascal, l'ayant mis dans cette disposition de chercher à s'instruire sur un doute si important, l'adresse premièrement aux philosophes; et c'est là qu'après

lui avoir développé tout ce que les plus grands philosophes de toutes les sectes ont dit sur le sujet de l'homme, il lui fait observer tant de défauts, tant de faiblesses, tant de contradictions, et tant de faussetés dans tout ce qu'ils en ont avancé, qu'il n'est pas difficile à cet homme de juger que ce n'est pas là où il doit s'en tenir.

Il lui fait ensuite parcourir tout l'univers et tous les âges, pour lui faire remarquer une infinité de religions qui s'y rencontrent; mais il lui fait voir en même temps, par des raisons si fortes et si convaincantes, que toutes ces religions ne sont remplies que de vanité, de folies, d'erreurs, d'égarements, et d'extravagances, qu'il n'y trouve rien encore qui le puisse satisfaire.

Enfin il lui fait jeter les yeux sur le peuple juif, et il lui en fait observer des circonstances si extraordinaires, qu'il attire facilement son attention. Après lui avoir représenté tout ce que ce peuple a de singulier, il s'arrête particulièrement à lui faire remarquer un livre unique par lequel il se gouverne, et qui comprend tout ensemble son histoire, sa loi, et sa religion. A peine a-t-il ouvert ce livre, qu'il lui apprend que le monde est l'ouvrage d'un Dieu, et que c'est ce même Dieu qui a créé l'homme à son image, et qui l'a doué de tous les avantages du corps et de l'esprit qui convenaient à cet état. Quoiqu'il n'ait rien encore qui le convainque de cette vérité, elle ne laisse pas de lui plaire; et la raison seule suffit pour lui faire trouver plus de vraisemblance dans cette supposition qu'un Dieu est l'auteur des hommes et de tout ce qu'il y a dans l'univers, que dans tout ce que ces mêmes hommes se sont imaginé par leurs propres lumières. Ce qui l'arrête en cet endroit est de voir, par la peinture qu'on lui a faite de l'homme, qu'il est bien éloigné de posséder tous ces avantages qu'il a dú avoir lorsqu'il est sorti des mains de son auteur; mais il ne demeure pas longtemps dans ce doute: car, dès qu'il poursuit la lecture de ce même livre, il y trouve qu'après que l'homme eut été créé de Dieu dans l'état d'innocence, et avec toute sorte de perfections, sa première action fut de se révolter contre son créateur, et d'employer à l'offenser tous les avantages qu'il en avait reçus.

Pascal lui fait alors comprendre que ce crime ayant été le plus grand de tous les crimes en toutes ses circonstances, il avait été puni non-seulement dans ce premier homme, qui, étant déchu par là de son état, tomba tout d'un coup dans la misère, dans la faiblesse, dans l'erreur, et dans l'aveuglement, mais encore dans tous ses descendants, à qui ce même homme a communiqué et communiquera encore sa corruption dans toute la suite des temps.

Il lui montre ensuite divers endroits de ce livre où il a découvert cette vérité. Il lui fait prendre garde qu'il n'y est plus parlé de l'homme que par rapport à cet état de faiblesse et de désordre; qu'il y est dit souvent que toute chair est corrompue, que les hommes sont abandonnés à leurs sens, et qu'ils ont une pente au mal dès leur naissance. Il lui fait voir encore que cette première chute est la source, non-seulement de tout ce qu'il y a de plus incompréhensible dans la nature de l'homme, mais aussi d'une infinité d'effets qui sont hors de lui, et dont la cause lui est inconnue. Enfin il lui représente l'homme si bien dépeint dans tout ce livre, qu'il ne lui paraît plus différent de la première image qu'il lui en a tracée.

Ce n'est pas assez d'avoir fait connaître à cet homme son état plein de misère; Pascal lui apprend encore qu'il trouvera dans ce même livre de quoi se consoler. Et en effet, il lui fait remarquer qu'il y est dit que le remède est entre les mains de Dieu; que c'est à lui que nous devons recourir pour avoir les forces qui nous manquent; qu'il se laissera fléchir, et qu'il enverra même aux hommes un libérateur, qui satisfera pour eux, et qui suppléera à leur impuissance.

Après qu'il lui a expliqué un grand nombre de remarques très-particulières sur le livre de ce peuple, il lui fait encore considérer que c'est le seul qui ait parlé dignement de l'Être souverain, et qui ait donné l'idée d'une véritable religion. Il lui en fait concevoir les marques les plus sensibles qu'il applique à celles que ce livre a enseignées; et il lui fait faire une attention particulière sur ce qu'elle fait consister l'essence de son culte dans l'amour du Dieu qu'elle adore : ce qui est un caractère tout singulier, et qui la distingue visiblement de toutes les autres religions, dont la fausseté paraît par le défaut de cette marque si essentielle.

Quoique Pascal, après avoir conduit si avant cet homme qu'il s'était proposé de persuader insensiblement, ne lui ait encore rien dit qui le puisse convaincre des vérités qu'il lui a fait découvrir, il l'a mis néanmoins dans la disposition de les recevoir avec plaisir, pourvu qu'on puisse lui faire voir qu'il doit s'y rendre, et de souhaiter même de tout son cœur qu'elles soient solides et bien fondées, puisqu'il y trouve de si grands avantages pour son repos et pour l'éclaircissement de ses doutes. C'est aussi l'état où devrait être tout homme raisonnable, s'il était une fois bien entré dans la suite de toutes les choses que Pascal vient de représenter : il y a sujet de croire qu'après cela il se rendrait facilement à toutes les preuves que l'auteur apportera ensuite pour confirmer la certitude et l'évidence de toutes ces vérités

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