Cependant l'éloignerent du monde qu'il prati- ce qu'il vivait lui-même de la manière qu'il conseilquait avec tant de soin n'empêchait point qu'il ne lait aux autres de vivre. rît souvent des gens de grand esprit et de grande Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis condition, qui, ayant ces pensées de retraite, deman- trente ans jusqu'à trente-cinq":travaillant sans cesse daient ses avis et les suivaient exactement; et d'au- pour Dieu , pour le prochain, et pour lui-même, en tres qui étaient travaillés de doutes sur les matières tâchant de se perfectionner de plus en plus; et on de la foi, et qui , sachant qu'il avait de grandes lu- pouvait dire en quelque façon que c'est tout le temps mières là-dessus, venaient à lui le consulter, et s’en qu'il a vécu; car les quatre années que Dieu lui a retournaient toujours satisfaits; de sorte que toutes données après n'ont été qu'une continuelle lances personnes qui vivent présentement fort chrétien gueur. Ce n'était pas proprement une maladie qui nement témoignent encore aujourd'hui que c'est à fùt venue nouvellement, mais un redoublement des ses avis et à ses conseils, et aux éclaircissements qu'il grandes indispositions où il avait été sujet dès sa jeuleur a donnés, qu'ils sont redevables de tout le bien nesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de vioqu'ils font. lence, qu'enfin il y est succombé; et durant tout ce Les conversations auxquelles il se trouvait souvent | temps-là il n'a pu en tout travailler un instant à ce engagé, quoiqu'elles fussent toutes de charité, ne grand ouvrage qu'il avait entrepris pour la religion, laissaient pas de lui donner quelque crainte qu'il ne ni assister les personnes qui s'adressaient à lui pour s'y trouvât du péril; mais comme il ne pouvait avoir des avis, ni de bouche ni par écrit : car ses pas aussi en conscience refuser le secours que les maux étaient si grands , qu'il ne pouvait les satispersonnes lui demandaient, il avait trouvé un re faire, quoiqu'il en eût un grand désir. mède à cela. Il prenait dans les occasions une cein- Ce renouvellement de ses maux commença par un ture de fer pleine de pointes , il la mettait à nu sur sa mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. chair; et lorsqu'il lui venait quelque pensée de vanité Dans ses grandes veilles il lui vint une nuit dans l'esou qu'il prenait quelque plaisir au lieu où il était, ou prit sans dessein quelques pensées sur la proposition quelque chose semblable, il se donnait des coups de de la roulette. Cette pensée étant suivie d'une autre, coude pour redoubler la violence des piqûres, et se et celle-ci d'une autre , enfin une multitude de penfaisait ainsi souvenir lui-même de son devoir. Cette sées qui se succédèrent les unes aux autres, lui dépratique lui parut si utile, qu'il la conserva jusqu'à couvrirent comme malgré lui la démonstration de la mort, et même dans les derniers temps de sa vie, toutes ces choses dont il fut lui-même surpris». Mais où il était dans des douleurs continuelles, parce qu'il comme il y avait long temps qu'il avait renoncé à ne pouvait écrire ni lire; il était contraint de demeu C'est dans cet intervalle, en 1654, que lui arriva le malrer sans rien faire et de s'aller promener. Il était heureux accident qui opera cette révolution dans ses idées, dans une continuelle crainte que ce manque d'occu- et détermina son amour pour la retraite et pour les pratiques pation ne le détournât de ses vues. Nous n'avons su les plus rigoureuses de la pénitence. Il allait se promener du côté du pont de Neuilly, dans un carrosse à quatre chevaux, toutes ces choses qu'après sa mort, et par une per- suivant l'usage du temps. Quand il fut près du pont, les deux sonne de très-grande vertu qui avait beaucoup de premiers chevaux prirent le mors aux dents, et se précipitėconfiance en lui , à qui il avait été obligé de le dire rent dans la rivière; heureusement les traits se rompirent, el la voiture resta sur les bords. La commotion subite et violente pour des raisons qui la regardaient elle-même. que reçut Pascal faillit lui coûter la vie, et ébranla son imaCette rigueur qu'il exerçait sur lui-même était ti- gination au point que depuis cette époque il crut voir un précipice ouvert à ses côtés. Mais le précipice véritable dans rée de cette grande maxime de renoncer à tout plai- | lequel sa raison s'était engloutie, c'était le doute sur toutes sir, sur laquelle il avait fondé tout le règlement de les matières métaphysiques qui occupent les âmes supérieures; sa vie. Dès le commencement de sa retraite il ne doute terrible dont les pratiques positives du christianisme purent selles l'affranchir. Quand on lit que Pascal én était manquait pas non plus de pratiquer exactement cette venu à porter sous ses vêtements un symbole formé de paautre qui l'obligeait de renoncer à toute superfluité; roles mystiques, on sent, suivant l'expression de M. Villemain, que cette puissante intelligence avait reculé jusqu'à ces pracar il retranchait avec tant de soin toutes les choses tiques superstitieuses pour fuir de plus loin une effrayante inutiles , qu'il s'était réduit peu à peu à n'avoir plus incertitude. C'était là sa terreur. Le précipice imaginaire que de tapisserie dans sa chambre, parce qu'il ne croyait voir s'ouvrir sous ses pas, n'était qu'une faible image de cet depuis un accident funeste les sens affaiblis de Pascal croyaient pas que cela fût nécessaire, et de plus n'y étant abime du doute qui épouvantait intérieurement son âme.(A.-M.) obligé par aucune bienséance , parce qu'il n'y venait * Baillet prête au travail sur la cycloide un motif tout re ligieux. On croyait alors en France que l'étude des sciences que ses gens, à qui il recommandait sans cesse le re naturelles, et des mathématiques surtout, menait à l'incrétranchement; de sorte qu'ils n'étaient pas surpris de dulité; c'est principalement aux géomètres et aux physiciens, à ces hommes qui doivent être les plus difficiles en preuves, labli les Pensées dans toute leur intégrité. On lui doit aussi que Pascal destinait son ouvrage; il voulait leur prouver, par l'ordre dans lequel on les voit aujourd'hui. (A.-M.) la solution d'un problème vainement cherché jusqu'a lui, que voir toutes choses près de soi; et mille autres choses le même écrivain qui avait entrepris de les éclairer sur la foi aurait pu les instruire même dans les sciences abstraites , objet qu'on fait sans scrupule, parce qu'on ne croit pas de leurs plus profondes méditations. (Voyez le récit de l'exa- qu'il y ait du mal. Mais il n'en jugeait pas de même, men et du jugement des écrits envoyés pour les prix attachés 2 aussi considérable par sa piété que par les éminentes ** toutes ses connaissances, il ne s'avisa pas seulement | viande en sa présence, il ne le pouvait souffrir; il de les écrire; néanmoins en ayant parlé par occasion appelait cela étre sensuel, encore même que ce ne à une personne à qui il devait toute sorte de défé- füt que des choses communes ; parce qu'il disait que rence, et par respect et par reconnaissance de l'af- c'était une marque qu'on mangeait pour contenter fection dont il l'honorait, cette personne, qui est le goût, ce qui était toujours mal. Pour éviter d'y tomber , il n'a jamais voulu perqualités de son esprit et par la grandeur de sa nais- mettre qu'on lui fit aucune sauce ni ragoût, non pas sance, ayant formé sur cela un dessein qui ne regardait même de l'orange et du verjus, ni rien de tout ce qui que la gloire de Dieu, trouva à propos qu'il en usât excite l'appétit, quoiqu'il aimât naturellement toutes comme il fit , et qu'ensuite il le fìt imprimer. ces choses. Et pour se tenir dans des bornes réglées, Ce fut seulement alors qu'il l'écrivit, mais avec il avait pris garde, dès le commencement de sa reune précipitation extrême, en huit jours; car c'était traite, à ce qu'il fallait pour son estomac; et depuis en même temps que les imprimeurs travaillaient, cela il avait réglé tout ce qu'il devait manger; en fournissant à deux en même temps sur deux diffé- sorte que, quelque appétit qu'il eût, il ne passait jarents traités, sans que jamais il en eût d'autre copie mais cela; et quelque dégoût qu'il eût, il fallait qu'il que celle qui fut faite pour l'impression; ce qu'on le mangeåt; et lorsqu'on lui demandait la raison ne sut que six mois après que la chose fut trouvée. pourquoi il se contraignait ainsi , il répondait que Cependant ses infirmités continuant toujours sans c'était le besoin de l'estomac qu'il fallait satisfaire, et lui donner un seul moment de relâche, le réduisi- non pas l'appétit. rent, comme j'ai dit, à ne pouvoir plus travailler et à La mortification de ses sens n'allait pas seulement à ne voir quasi personne. Mais si elles l'empêchèrent à se retrancher tout ce qui pouvait leur être agréade servir le public et les particuliers, elles ne furent ble, mais encore à ne leur rien refuser, par cette point inutiles pour lui-même, et il les a souffertes raison qu'il pourrait leur déplaire, soit par sa nouravec tant de paix et tant de patience, qu'il y a sujet riture, soit par ses remèdes. Il a pris quatre ans dude croire que Dieu a voulu achever par là de le ren- rant des consommés sans en témoigner le moindre dre tel qu'il le voulait pour paraître devant lui : car dégoût; il prenait toutes les choses qu'on lui ordondurant cette longue maladie il ne s'est jamais dé- nait pour sa santé, sans aucune peine, quelque diffi, tourné de ces vues, ayant toujours dans l'esprit ces ciles qu'elles fussent : et lorsque je m'étonnais de ce deux grandes maximes, de renoncer à tout plaisir et qu'il ne témoignait pas la moindre répugnance en à toute superfluité. Il les pratiquait dans le plus fort les prenant, il se moquait de moi, et me disait qu'il de son mal avec une vigilance continuelle sur ses ne pouvait pas comprendre lui-même comment on sens , leur refusant absolument tout ce qui leur était pouvait témoigner de la répugnance quand on preagréable : et quand la nécessité le contraignait à faire nait une médecine volontairement, après qu'on avait quelque chose qui pouvait lui donner quelque satis- été averti qu'elle était mauvaise, et qu'il n'y avait faction, il avait une adresse merveilleuse pour en que la violence ou la surprise qui dussent produire détourner son esprit, afin qu'il n'y prît point de cet effet. C'est en cette manière qu'il travaillait sars part : par exemple, ses continuelles maladies l'obli- cesse à la mortification. geant de se nourrir délicatement, il avait un soin Il avait un amour si grand pour la pauvreté, très-grand de ne point goûter ce qu'il mangeait; et qu'elle lui était toujours présente; de sorte que dès nous avons pris garde que, quelque peine qu'on prit qu'il voulait entreprendre quelque chose, ou que à lui chercher quelque viande agréable, à cause des quelqu'un lui demandait conseil, la première pendégoûts à quoi il était sujet, jamais il n'a dit : Voilà sée qui lui venait en l'esprit, c'était de voir si la pauqui est bon; et encore lorsqu'on lui servait quelque vreté pouvait être pratiquée. Une des choses sur leschose de nouveau selon les saisons, si l'on lui de- quelles il s'examinait le plus, c'était cette fantaisie mandait après le repas s'il l'avait trouvé bon, il di- de vouloir exceller en tout, comme de se servir en sait simplement : Il fallait m'en avertir devant, et je toutes choses des meilleurs ouvriers, et autres choses vous avoue que je n'y ai point pris garde. Et lorsqu'il semblables. Il ne pouvait encore souffrir qu'on cherarrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque chât avec soin toutes ses commodités, comme d'a et nous disait qu'il n'y avait rien de si capable d'éa la solution des problèmes concernant la cycloide, tome V des OEuvres de Pascal.) (A.-M.! teindre l'esprit de pauvreté, comme cette recherche curieuse de ses commodités, de cette bienséance qui vers degrés dans cette vertu, on peut bien la pratiporte à vouloir toujours avoir du meilleur et du quer en sorte que cela ne nuise point aux affaires mieux fait; et il nous disait que pour les ouvriers, il domestiques. Il disait que c'était la vocation générale fallait toujours choisir les plus pauvres et les plus des chrétiens, et qu'il ne fallait point de marque gens de bien, et non pas cette excellence qui n'est particulière pour savoir si on y était appelé, parce jamais nécessaire, et qui ne saurait jamais êtreutile. que cela était certain; que c'est sur cela que JésusIl s'écriait quelquefois : Si j'avais le coeur aussi pau-Christ jugera le monde; et que quand on considérait vre que l'esprit , je serais bien heureux; car je suis que la seule omission de cette vertu est cause de la merveilleusement persuadé que la pauvreté est un damnation, cette seule pensée serait capable de nous grand moyen pour faire son salut. porter à nous dépouiller de tout, si nous avions de la Cet amour qu'il avait pour la pauvreté le portait à foi. Il nous disait encore que la fréquentation des aimer les pauvres avec tant de tendresse, qu'il n'a pauvres est extrêmement utile, en ce que voyant conjamais pu refuser l'aumône, quoiqu'il n'en fit que de tinuellement les misères dont ils sont accablés, et que son nécessaire, ayant peu de bien, et étant obligé de même dans l'extrémité de leurs maladies ils manfaire une dépense qui excédait son revenu, à cause quaient des choses les plus nécessaires, qu'après cela de ses infirmités. Mais lorsqu'on lui voulait repré- il faudrait être bien dur pour ne pas se priver volonsenter cela , quand il faisait quelque aumône consi- tairement des commodités inutiles, et des ajustedérable, il se fâchait, et disait : J'ai remarqué une ments superflus. chose, que, quelque pauvre qu'on soit, on laisse tou- Tous ces discours nous excitaient et nous portaient jours quelque chose en mourant. Ainsi il fermait la quelquefois à faire des propositions pour trouver des bouche ; et il a été quelquefois si avant, qu'il s'est moyens pour des règlements généraux qui pourvusréduit à prendre de l'argent au change, pour avoir sent à toutes les nécessités ; mais il ne trouvait pas donné aux pauvres tout ce qu'il avait, et ne voulant cela bon, et il disait que nous n'étions pas appelés au pas après cela importuner ses amis. général, mais au particulier, et qu'il croyait que la Dès que l'affaire des carrosses fut établie, il me manière la plus agréable à Dieu était de servir les dit qu'il voulait demander mille francs par avance pauvres pauvrement, c'est-à-dire chacun selon son sur sa part à des fermiers avec qui l'on traitait , si pouvoir, sans se remplir l'esprit de ces grands desl'on pouvait demeurer d'accord avec eux, parce seins qui tiennent de cette excellence dont il blâmait qu'ils étaient de sa connaissance, pour envoyer aux la recherche en toutes choses. Ce n'est pas qu'il pauvres de Blois; et comme je lui disais que l'affaire trouvât mauvais l'établissement des hôpitaux génén'était pas assez sûre pour cela, et qu'il fallait atten- raux; au contraire il avait beaucoup d'amour pour dre à une autre année, il me fit tout aussitôt cette cela, comme il l'a bien témoigné par son testament; réponse: Qu'il ne voyait pas un grand inconvénient mais il disait que ces grandes entreprises étaient réà cela, parce que s'ils perdaient, il le leur rendrait servées à de certaines personnes que Dieu destinait à de son bien, et qu'il n'avait garde d'attendre à une cela, et qu'il conduisait quasi visiblement; mais que autre année, parce que le besoin était trop pressant ce n'était pas la vocation générale de tout le monde, pour différer la charité. Et comme on ne s'accordait comme l'assistance journalière et particulière des pas avec ces personnes, il ne put exécuter cette réso- pauvres. lution, par laquelle il nous faisait voir la vérité de ce Voilà une partie des instructions qu'il nous donqu'il nous avait dit tant de fois, et qu'il ne souhaitait nait pour nous porter à la pratique de cette vertu avoir du bien que pour en assister les pauvres , puis- qui tenait une si grande place dans son cour; c'est qu'en même temps que Dieu lui donnait l'espérance un petit échantillon qui nous fait voir la grandeur de d'en avoir, il commençait à le distribuer par avance, sa charité. Sa pureté n'était pas moindre, et il avait avant même qu'il en fût assuré. un si grand respect pour cette vertu , qu'il était conSa charité envers les pauvres avait toujours été tinuellement en garde pour empêcher qu'elle ne fût fort grande; mais elle était si fort redoublée à la fin blessée ou dans lui ou dans les autres, et il n'est pas de sa vie, que je ne pouvais le satisfaire davantage croyable combien il était exact sur ce point. J'en que de l'en entretenir. Il m'exhortait avec grand étais même dans la crainte; car il trouvait à redire à soin depuis quatre ans à me consacrer au service des des discours que je faisais, et que je croyais très-inpauvres, et à y porter mes enfants. Et quand je lui nocents, et dont il me faisait ensuite voir les défauts, disais que je craignais que cela ne me divertît du que je n'aurais jamais connus sans ses avis. Si je disoin de ma famille, il me disait que ce n'était que sais quelquefois par occasion que j'avais vu une belle manque de bonne volonté, et que comme il y a di- | femme, il se fâchait, et me disait qu'il ne fallait ja | mais tenir ce discours devant des laquais ni des jeu- dessus; et voilà quelle était sa vigilance pour la con- pourvu qu'ils meurent au Seigneur! Lorsqu'il me Il lui arriva une rencontre, environ trois mois avant sa mort, qui en fut une preuve bien sensible, et qui fait voir en même temps la grandeur de sa charité comme il revenait un jour de la messe de Saint-Sulpice, il vint à lui une jeune fille d'environ quinze ans, fort belle, qui lui demanda l'aumône; il fut touché de voir cette personne exposée à un danger si évident; il lui demanda qui elle était, et ce qui l'obligeait ainsi à demander l'aumône; et ayant su qu'elle était de la campagne, et que son père était mort, et que sa mère étant tombée malade, on l'avait portée à l'Hôtel-Dieu ce jour-là même, il crut que Dieu la lui avait envoyée aussitôt qu'elle avait été dans le besoin; de sorte que dès l'heure même il la mena au séminaire, où il la mit entre les mains d'un bon prêtre à qui il donna de l'argent, et le pria d'en prendre soin, et de la mettre en quelque condition où elle pût recevoir de la conduite à cause de sa jeunesse, et où elle fût en sûreté de sa personne. Et pour le soulager dans ce soin, il lui dit qu'il lui enverrait le lendemain une femme pour lui acheter des habits, et tout ce qui lui serait nécessaire pour la mettre en état de pouvoir servir une maîtresse. Le lendemain il lui envoya une femme qui travailla si bien avec ce bon prêtre, qu'après l'avoir fait habiller, ils la mirent dans une bonne condition. Et cet ecclésiastique ayant demandé à cette femme le nom de celui qui faisait cette charité, elle lui dit qu'elle n'avait point charge de le dire, mais qu'elle le viendrait voir de temps en temps pour pourvoir avec lui aux besoins de cette fille; et il la pria d'obtenir de lui la permission de lui dire son nom : Je vous promets, dit-il, que je n'en parlerai jamais pendant sa vie ; mais si Dieu permettait qu'il mourût avant moi, j'aurais de la consolation de publier cette action car je la trouve si belle, que je ne puis souffrir qu'elle demeure dans l'oubli. Ainsi par cette seule rencontre ce bon ecclésiastique, sans le connaître, jugeait combien il avait de charité et d'amour pour la pureté. Il avait une extrême tendresse pour nous; mais cette affection n'allait pas jusqu'à l'attachement. Il en donna une preuve bien sensible à la mort de ma sœur, qui précéda la sienne de dix mois. Lorsqu'il reçut cette nouvelle il ne dit rien ; C'est ainsi qu'il faisait voir qu'il n'avait nulle attache pour ceux qu'il aimait; car s'il eût été capable d'en avoir, c'eût été sans doute pour ma sœur, parce que c'était assurément la personne du monde qu'il aimait le plus. Mais il n'en demeurait pas là; car non-seulement il n'avait point d'attache pour les autres, mais il ne voulait point du tout que les autres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attaches criminelles et dangereuses : car cela est grossier, et tout le monde le voit bien; mais je parle de ces amitiés ies plus innocentes; et c'était une des choses sur laquelle il s'observait le plus régulièrement, afin de n'y point donner de sujet, et même pour l'empêcher : et comme je ne savais pas cela, j'étais toute surprise des rebuts qu'il me faisait quelquefois, et je le disais à ma sœur, me plaignant à elle que mon frère ne m'aimait pas, et qu'il semblait que je lui faisais de la peine, lors même que je lui rendais mes services les plus affectionnés dans ses infirmités. Ma sœur me disait là-dessus que je me trompais, qu'elle savait le contraire; qu'il avait pour moi une affection aussi grande que je le pouvais souhaiter. C'est ainsi que ma sœur remettait mon esprit, et je ne tardais guère à en voir des preuves; car aussitôt qu'il se présentait quelque occasion où j'avais besoin du secours de mon frère, il l'embrassait avec tant de soin et de témoignage d'affection, que je n'avais pas lieu de douter qu'il ne m'aimât beaucoup; de sorte que j'attribuais au chagrin de sa maladie les manières froides dont il recevait les assiduités que je lui rendais pour le désennuyer, et cette énigme ne m'a été expliquée que le jour même de sa mort, qu'une personne des plus considérables par la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avait eu de grandes communications sur la pratique de la vertu, me dit qu'il lui avait donné cette instruction entre autres, qu'il ne souffrît jamais de qui que ce fût qu'on l'aimåt avec attachement; que c'était une faute sur qui est le plus grand péché quel'on puisse commettre laquelle on ne s'examine pas assez, parce qu'on contre la charité du prochain. Et il observait cette n'en conçoit pas assez la grandeur, et qu'on ne con- maxime si sincèrement, qu'il a refusé dans ce tempssidérait pas qu'en fomentant et souffrant ces atta- là des avantages très-considérables pour n'y pas manchements, on occupait un cæur qui ne devait être quer. Il disait ordinairement qu'il avait un aussi qu'à Dieu seul : que c'était lui faire un larcin de la grand éloignement pour ce péché-là, que pour assaschose du monde qui lui était la plus précieuse. Nous siner le monde ou pour voler sur les grands cheavons bien vu ensuite que ce principe était bien mins; et qu'enfin il n'y avait rien qui fût plus conavant dans son coeur; car, pour l'avoir toujours pré- traire à son naturel, et sur quoi il fut moins tenté. sent, il l'avait écrit de sa main sur un petit papier Ce sont là les sentiments où il était pour le service séparé où il y avait ces mots : « Il est injuste qu'on du roi : aussi était-il irréconciliable avec ceux qui s'y a s'attache, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volon- opposaient; et ce qui faisait voir que ce n'était pas e tairement : je tromperais ceux en qui je ferais par tempérament ou par attachement à ses senti« naitre ce désir , car je ne suis la fin de personne, ments, c'est qu'il avait une douceur admirable pour e et n'ai de quoi le satisfaire. Ne suis-je pas prêt à ceux qui l'offensaient en particulier. En sorte qu'il * mourir? et ainsi l'objet de leur attachement mourra n'a jamais fait de différence de ceux-là d'avec les e donc? Comme je serais coupable de faire croire autres; et il oubliait si absolument ce qui ne regar• une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, dait que sa personne, qu'on avait peine à l'en faire a qu’on la crût avec plaisir, et qu'en cela on me fit souvenir, et il fallait pour cela circonstancier les « plaisir : de même je suis coupable si je me fais choses. Et comme on admirait quelquefois cela, il « aimer, et si j'attire les gens à s'attacher à moi. Je disait :Nevous en étonnez pas, ce n'est pas par vertu, à a dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au c'est par oubli réel; je ne m'en souviens point du mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque tout. Cependant il est certain qu'on voit par là que « avantage qu'il m'en revienne; et de même qu'ils les offenses qui ne regardaient que sa personne ne « ne doivent pas s'attacher à moi, car il faut qu'ils lui faisaient pas degrandes impressions, puisqu'il les « passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu et oubliait si facilement; car il avait une mémoire si a à le chercher. » excellente, qu'il disait souvent qu'il n'avait jamais Voilà de quelle manière il s'instruisait lui-même, rien oublié des choses qu'il avait voulu retenir. et comme il pratiquait si bien ses instructions, que Il a pratiqué cette douceur dans la pratique des j'y avais été trompée moi-même. Par ces marques choses désobligeantes jusqu'à la fin; car peu de temps que nous avons de ses pratiques, qui ne sont venues avant sa mort, ayant été offensé dans une partie qui à notre connaissance que par hasard, on peut voir lui était fort sensible, par une personne qui lui avait une partie des lumières que Dieu lui donnait pour la de grandes obligations, et ayant en même temps reçu perfection de la vie chrétienne. un service de cette personne, il la remercia aveo Il avait un si grand zèle pour la gloire de Dieu, tant de compliments et de civilités, qu'il en était exqu'il ne pouvait souffrir qu'elle fût violée en quoi que cessif : cependant ce n'était pas par oubli, puisque ce soit; c'est ce qui le rendait si ardent pour le ser- c'était dans le même temps; mais c'est qu'en effet il vice du roi , qu'il résistait à tout le monde lors des n'avait point de ressentiment pour les offenses qui ne troubles de Paris, et toujours depuis il appelait des regardaient que sa personne. prétextes toutes les raisons qu'on donnait pour ex- Toutes ces inclinations, dont j'ai remarqué les par cuser cette rébellion; et il disait que dans un état ticularités, se verront mieux en abrégé par une peinétabli en république comme Venise, c'était un ture qu'il a faite de lui-même dans un petit papier grand mal de contribuer à y mettre un roi, et op- écrit de sa main en cette manière : primer la liberté des peuples à qui Dieu l'a donnée; J'aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l'a mais que dans un état où la puissance royale est « aimée. J'aime les biens, parce qu'ils donnent établie, on ne pouvait violer le respect qu'on lui doit « moyen d'en assister les misérables. Je garde la fidéque par une espèce de sacrilége; puisque c'est non- « lité à tout le monde. Je ne rends pas le mal à ceux seulement une image de la puissance de Dieu, mais qui m'en font, mais je leur souhaite une condition une participation de cette même puissance, à la- pareille à la mienne, où l'on ne reçoit pas le mal quelle on ne pouvait s'opposer sans résister visible- « ni le bien de la plupart des hommes. J'essaye ment à l'ordre de Dieu; et qu'ainsi l'on ne pouvait « d'être toujours véritable, sincère, et fidèle à tous assez exagérer la grandeur de cette faute, outre « les hommes, et j'ai une tendresse de coeur pour qu'elle est toujours accompagnée de la guerre civile, a ceux que Dieu m'a unis plus étroitement; et soit |