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d'Aubignac. Si l'on écrivait un ouvrage purement didactique, on serait tenu d'analyser de très-près et de discuter une à une les théories qui se produisirent alors. Je ne peux ici qu'en indiquer l'esprit et la tendance. L'Académie établissait ce principe que : « Une pièce n'est bonne que quand elle produit un contentement raisonnable, c'est-à-dire contente les doctes aussi bien que le peuple. On doit rechercher, ajoutait-elle, non si le Cid a plu, mais si en effet il a dû plaire. » Elle trouvait la conduite de la pièce fort mauvaise. Le sujet n'en était pas bon, elle en condamnait le dénouement. Elle déclarait absolument blåmable cette admirable première scène du cinquième acte, où se trouvent justement ces vers :

Puisque, pour t'empêcher de courir au trépas...

En revanche elle défendait contre Scudéry certains vers critiqués injustement, comme celui-ci :

Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir !...

En résumé, on peut dire que l'âme même de l'œuvre lui échappa complétement. En revanche, toutes les infractions contre la règle des unités de temps et de lieu étai»nt relevées et condamnées. Aristote, et un faux Aristote, allait s'imposer à la scène française.

Bien des gens s'imaginent que Corneille sortit vainqueur de cette lutte, c'est une erreur. Il eut toujours le public pour lui, mais quel esprit un peu élevé peut se contenter de ne plaire qu'à la multitude ignorante et grossière? Après tout, l'Académie, Chapelain, Scudery, Mayret c'étaient ses pairs, ses juges naturels. De quel droit les récuser? Permis à un Hardi de n'écrire que pour

il

le peuple c'était son seul public, et il ignorait les règles du poème dramatique. Mais puisqu'elles existaient ces règles, lui convenait-il bien à lui qui avait une si haute idée de son art, et qui aspirait à être pour la France ce que Eschyle et Sophocle avaient été pour la Grèce, de ne vouloir écouter que sa fantaisie personnelle? Mobile et inconstante est la faveur populaire; les œuvres qui n'ont d'autre mérite que celui de flatter le goût du jour, passent avec lui; celles qui sont conformes aux principes consacrés par tant de chefs-d'œuvre, durent éternellement. Voilà sans doute ce qu'il se disait aux heures de résignation. Mais, d'autre part, il sentait bien avec tout Paris, que le Cid était un bel ouvrage. On le condamnait au nom des règles est-ce que les règles ne pouvaient pas avoir tort? Balzac, qui n'était pas le premier venu, n'avaitpas écrit à Scudéry qui voulait l'engager dans sa querelle « Savoir l'art de plaire ne vaut pas tant que savoir << plaire sans art? » Il tomba dans de cruelles perplexités. Tantôt il se prévalait des applaudissements publics et raillait agréablement le factum que l'Académie élaborait avec une sage lenteur : « J'attends avec beaucoup d'impatience <«<les sentiments de l'Académie afin d'apprendre ce que << dorénavant je dois suivre ; jusque-là, je ne puis travailler « qu'avec défiance et n'ose employer un mot en sûreté. » Tantôt il tombait dans un découragement profond, parlait de renoncer au théâtre, et tout à coup s'insurgeait contre Aristote, le déclarait apocryphe, et cela, même en présence de Chapelain qui, sous prétexte de lui apporter des consolations, venait jouir de son cruel embarras. Le pauvre homme resta pendant plus de trois années incertain, troublé, n'osant ou ne pouvant écrire; et il avait

irente ans ! Pendant ce temps, la scène était occupée par ses rivaux; Scudéry entassait chef-d'œuvre sur chefd'œuvre, et il était applaudi. Sarrasin, un bel esprit du temps, et qui était fort goûté, composait un long discours sur l'Amour tyrannique et démontrait « qu'Aristote n'a << pas mieux enseigné, que M. de Scudéry a suivi exacte<< ment ses préceptes; que d'ailleurs cette pièce était << au-dessus des attaques de l'envie et par son propre mé« rite, et par une protection qu'on serait plus que sacrilége << de violer, puisque c'est celle d'Armand, le dieu tuté<< laire des Lettres. » Et, comme si toutes ces amertumes ne suffisaient pas, de vils grimauds, un Chevreau, un Desfontaines, un Chillac, se permettaient de toucher à son Cid! L'un lui infligeait une suite de sa façon, et quelle suite! L'autre, dans une bonne intention et pour rehausser le mérite du héros, ajoutait à Chimène et à l'Infante une infante de Cordoue passionnément éprise de Rodrigue, qui avait plus de peine à se débarrasser de tous ces amours qu'à battre les Maures; le troisième faisait mourir le Cid. Pour cela, il donnait un frère à Chimène, et ce frère revenant tout à coup du fond de l'Afrique, vengeait son père, tuait le héros et épousait l'Infante. Quant ȧ Chimène, elle entrait au couvent.

Il fit sa rentrée au théâtre en 1640, et donna presque coup sur coup Horace, Cinna, Polyeucte. Le Cid était encore une tragi-comédie, ces trois dernières pièces sont des tragédies. Il est douteux que le public y ait pris plus de plaisir, mais l'ombre d'Aristote dut être satisfaite, et les envieux furent désarmés. A partir de ce triple succès, qui confirmait d'une façon si éclatante celui du Cid, il règne en maître sur la scène. Mayret cesse d'écrire, Scu

déry va quitter le théâtre pour se noyer dans le poème épique; l'honnête du Ryer et Rotrou rendent hommage à la supériorité de Corneille; Richelieu va mourir. L'Académie française, après avoir deux fois éconduit le poète, lui ouvre ses portes (1646). On est à la veille de la Fronde; partout on sent comme une détente dans les esprits et un vague besoin d'émancipation. En 1650, Corneille fait représenter deux pièces que les critiques autoritaires d'aujourd'hui ont de la peine à lui pardonner, Don Sanche d'Aragon et Nicomède. De quel nom les appeler? Tragédies? Comédies? Aristote n'avait pas prévu le cas. On les applaudit néanmoins, et Corneille osa dans la préface de don Sanche, ébaucher une théorie du drame. Il y parla de chausser le cothurne un peu plus bas. Il montra que la terreur et la pitié, ces parties essentielles du poème dramatique « peuvent être «<excitées plus fortement en nous par la vue des mal<«< heurs arrivés aux personnes de notre condition à qui << nous ressemblons tout à fait, que par l'image de ceux « qui font trébucher de leurs trônes les grands monar«ques, avec qui nous n'avons aucun rapport. » Quant à Nicomède, il avouait, non sans fierté, « que ce héros << de sa façon sortait un peu des règles de la tragédie » ; mais après tout, «< il est bon de hasarder un peu et ne << s'attacher pas toujours si servilement aux préceptes. >> Lui aussi, il faisait sa Fronde.

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On ne peut douter qu'à ce moment il ne songeât à tenter des voies nouvelles : ce fut d'ailleurs à toutes les époques sa principale préoccupation. Il n'était pas de ces génies faciles et stériles qui refont vingt fois la même pièce sous des noms et avec des décors différents. Tout

semblait l'encourager alors à oser les critiques dormaient, il était le seul poète en vue et en faveur, ses deux dernières pièces, si irrégulières, avaient obtenu le plus vif succès. L'échec de Pertharite (1653) l'arrêta court, échec mérité, s'il en fut jamais. Il était revenu à Aristote, il lui avait emprunté une des quatre combinaisons dont le critique ancien vante l'excellence 1: il n'avait oublié qu'une chose, le choix d'un sujet intéressant et vraisemblable. Le noeud de l'action semblait emprunté à une de ces déclamations absurdes, si fort en honneur dans les écoles des rhéteurs au temps de Sénèque. Une femme consentait à épouser un prince qu'elle détestait, mais à une condition, c'est qu'il tuerait son propre fils. Et pourquoi exigeait-elle ce sanglant sacrifice? Pour que le prince meurtrier devint un objet d'horreur universelle : elle exposait elle-même dans la scène capitale cet ingénieux calcul. Corneille n'accepta point sans murmurer l'arrêt du public. Il avait déjà à demi protesté contre la chute de Théodore; cette fois, il fit plus, il renonça au théâtre et fit part de sa détermination dans une préface où la naïveté, la fierté et la mauvaise humeur se donnent toute carrière. Il avait alors quarante-sept ans. C'était pour la seconde fois qu'il rentrait sous sa tente. En 1640, il en était sorti jeune encore, tenant à la main IIorace, Cinna, Polyeucte. Quand il reparut en 1659, il touchait à la vieillesse, et il apportait Edipe! Le public, heureux de le retrouver, applaudit. Le poète put croire qu'Aristote lui avait porté bonheur i venait en effet de le plonger dans l'étude de la Poétique. Il avait consacré les trois premières années

1. Voir ces quatre combinaisons, soit dans la Poétique, soit dans les Discours de Corneille sur le poème dramatique.

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