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Non, l'homme n'a plus l'innocence et les guides de l'enfance. Il faut, pour être heureux, qu'il marche appuyé sur la prudence et éclairé par la raison.

C'est pour cela que je veux qu'il jouisse du présent avec soin, mais avec sagesse ; ce présent sera bientôt le passé. Il faut que le plaisir du moment ne laisse pas de remords de l'avoir mal employé, ne cause pas de regrets de l'avoir perdu, qu'il lui donne au contraire de doux souvenirs; car un doux souvenir est encore un bonheur actuel.

Nous avons vu combien il est nécessaire de saisir le temps présent, et d'en jouir, de sorte qu'il ne devienne pas une cause de regrets ou de repentir. Voilà la moitié de ce que veut la raison. Mais la prudence demande encore un travail sur nous-mêmes tout aussi important; il concerne l'avenir. Songeons bien que cet avenir sera le présent pour nous.

Ici nous sommes entre deux écueils. Si, emportés par nos passions, nous nous livrons au bonheur qu'elles nous offrent pour le moment, sans songer aux peines qu'elles nous préparent, nous employons le plaisir à bâtir notre malheur, et, pour une ombre de jouissance, nous nous préparons

un demi-siècle de tourmens; nous jouons enfiti notre vie contre une minute.

C'est ainsi que la folie des hommes les pousse à la prodigalité sans prévoir la ruine; à la cruauté, sans craindre la vengeance; à l'ambition, sans penser aux chutes; aux excès, sans songer aux infirmités ; à l'égoïsme, sans présager l'isolement qui le suit.

On se préserverait, en jouissant du présent, de tous les dangers de l'erreur et du vice, si, avant d'écouter la voix impérieuse du désir ardent, on voulait consulter le passé et lire un peu daus l'avenir. C'est ce que pensait sagement Périclès, lorsqu'il disait à un général qui, malgré ses remontrances, entraînait le peuple dans une entreprise dangereuse: Si vous ne voulez par croire aux conseils de Périclès, au moins attendez et consultez le temps; c'est le plus sage conseiller qu'on puisse choisir.

Lorsque nos passions nous parlent, modéronsles donc par la prévoyance des dangers qui les suivent. Un moyen sûr de calmer l'ambition, C'est de penser que, plus nous désirons d'élévation, plus le temps se prépare à miner le haut édifice bâti par notre imagination. Théopompus, roi de Sparte, disait aux habitans de Pyle, qui voulaient lui décerner de grands honneurs, que

le temps avait coutume d'accroître les fortunes modérées, et d'effacer les immodérées

:

Mais, d'un autre côté, en consultant l'avenir, regardons-le avec les yeux de la raison, et non avec ceux de la crainte; que notre prudence ne dégénère pas en timidité; qui ne risque rien n'obtient rien la devise des preux est bonne : fais ce que dois, arrive que pourra. Croyons, comme César, que tout danger parait plus grand de loin que de près, et surtout n'imitons pas la folie de l'avare qui immole le présent à l'avenir, et qui se condamne à mourir de faim pour conserver d'inutiles moyens de vivre. i En somme, voulons-nous maîtriser le temps, et rendre sa marche douce et légère? modérons nos désirs et nos craintes, jouissons du présent, non-seulement sans nuire à autrui, mais en lui faisant tout le bien qui dépend de nous. Le vrai sage est celui qui mérite, par l'emploi de son temps, qu'on puisse lui appliquer ces vers de Delille:

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Mais heureux, trop heureux dans sa noble carrière,
Celui qui, rejetant ses regards en arrière,
Y retrouve partout les vices combattus,
Les traces du travail et celles des vertus,

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DE L'HABITUDE.

On parle souvent avec trop de légèreté de l'habitude, et c'est cependant une des plus fortes racines de notre existence. On dit très-communément : ce n'est qu'une mauvaise habitude, 'il s'en défera; ce n'est pas un mauvais homme, mais il est faible, il se laisse entraîner par l'habitude; il faut lui pardonner son étourderie, ses brusqueries: ce n'est pas défaut d'intention, c'est habitude. On oublie qu'habitudes ou coutumes sont ce qu'on appelle les mœurs; que l'habitude des penchans bons ou mauvais fait le caractère, comme l'habitude des mouvemens gracieux ou désagréables fait la physionomie; que cette habitude est, comme on l'a dit, une seconde nature, et qu'elle date souvent de si loin qu'il est impossible de la distinguer de la première.

Un homme n'est pas vicieux parce qu'il a eu une faiblesse; il n'est pas vertueux parce qu'il a fait une bonne action : c'est l'habitude des vertus ou des vices qui imprime le caractère de

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sagesse ou de libertinage, de crime ou de bité. L'ame prend, par l'habitude ou du bien ou du mal, un bon ou un mauvais pli; et lors-qu'il est une fois marqué, rien n'est si difficile que d'en faire disparaître la trace. C'est ce qu'un courtisan sincère fit sentir ingénieusement à Pierre-le-Grand : ce monarque législateur voulait changer les mœurs barbares des Moscovites; et comme, pour atteindre ce but, l'exemple lui paraissait aussi utile que les lois, il ordonna à un certain nombre de seigneurs russes de voya ger en Europe, espérant qu'ils reviendraient de ce voyage assez instruits, assez éclairés pour perdre leurs habitudes, et pour contribuer au succès de son plan de réforme: il avait choisi, pour remplir son intention, des hommes: graves et mûrs. Tous les courtisans louaient avec enthousiasme ce projet, et se prosternaient › devant la prévoyance et le génie de l'empereur? un seul sénateur se taisait : et dans les cours, lorsque la flatterie parle, le silence est courage. Pierre lui demanda s'il n'approuvait pas son plan.

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« Non, dit le sénateur; ce plan n'aura pas • d'effet, et vos voyageurs ont trop de barbe au « menton: ils reviendront tels qu'ils seront partis.. L'empereur, plein de son idée, et fort de l'approbation de tout ce qui l'entourait, railla le

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