Images de page
PDF
ePub

peu

dont vous vous plaignez si injustement; faisons un la revue de vos jouissances, de vos peines. Vous faites, sans inquiétude, vos quatre repas; votre table est délicate, votre bourse est toujours pleine, votre ameublement somptueux; la soie du Midi, les fourrures du Nord vous vêtissent; le duvet et la plume vous reposent, un char commode vous transporte, des serviteurs nombreux obéissent à vos moindres désirs ; le thé de la Chine, les toiles de l'Inde, le café de l'Arabie, le sucre de l'Amérique vous attendent à votre réveil; toute l'industrie de l'Europe contribue à votre luxe; les talens, les sciences, les arts et les grâces ne sont occupés que du soin de varier vos plaisirs que vous manque-t-il donc ? une seule chose, l'art de jouir des biens que la fortune vous prodigue; car Montaigne vous l'a dit, vous jouissez de la vie, comme du sommeil, sans la sentir; tandis que vous devriez, puisqu'elle est heureuse, la ressasser et la ruminer pour la bien goûter......

Je vous rappellerai ensuite que vous laissez trop votre pensée et vos désirs errer dans un vague qui désenchanté tout. Il faut un but fixe dans les plaisirs comme dans les affaires, et Montaigne vous dit encore que l'ame, qui n'a pas de but positif, se perd; car ce n'est étre dans aucun

lieu que d'être partout. Il avait raison: toute la nature est là à attendre vos ordres pour vous occuper, vous intéresser et vous divertir; mais vous ne savez pas avoir de volonté, vous marchez sans projet, vous dépensez le temps au hasard. Vous ressemblez à ces oisifs de Rome, dont Sénèque parlait, en disant: « Leurs jours sont longs « et leur vie est courte; ils oublient le passé, négligent le présent et craignent de penser à «l'avenir; ils reconnaissent trop tard qu'ils ont • été long-temps occupés à ne rien faire : quand «<leurs affaires les quittent, leur loisir les tourmente; ils ne savent ni en jouir, ni s'en débar

rasser. »

2011

e

Permettez-moi d'ajouter une vérité un peu dure à celle que vient de vous dire ce philosophe : votre ennui ne vient en grande partie que, de votre égoïsme. Le genre humain offre à votre activité un vaste horizon d'instruction, d'intérêts et de plaisirs. Vous aimez mieux vous renfermer dans le très-petit cercle de votre personne; vous en êtes à la fois le centre et la circonférence; yous ne pensez qu'à vous, vous n'aimez que vous, vous ne citez que yous; et comme un si petit cercle est bientôt parcouru, il n'est pas étonnant qu'il yous ennuie, puisque vous ne pouvez qu'y répéter toujours la même promenade.

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

L'homme personnel est nécessairement un a de pire, un

[ocr errors]

'homme ennuyé, et, ce qu'il y, homme ennuyeux; il n'y a pas de mot plus insupportable pour les autres que le moi, et ce mot est le fond de la langue d'un égoïste. C'est ce que nous rappelait gaiement notre aimable Delille;

Le moi, chez lui, tient plus d'une syllabe;

Le moi superbe est l'astrolabe

Dont il mesure et les autres et lui;

Le moi le suit sur la terre et sur l'onde;
Le moi de lui fait le centre du monde ;
Mais il en fait le tourment et l'ennui.

Un conseil tout aussi important que les sages vous donnent, c'est de vous arrêter dans les jouissances, pour prévenir la satiété. Craignez d'être trop heureux, si vous ne voulez pas cesser bientôt de l'être; quittez l'exercice avant la fatigue, sortez de table avec un peu d'appétit, et laissez toujours un peu de désir dans la coupe du plaisir. Enfin, avez-vous de la peine à trouver des amis pour vous désennuyer, suivez le conseil de Sénèque «< Cherchez Zénon, Pythagore, Démocrite, Aristote, Horace; ajoutez-y La Bruyère,

[ocr errors]

:

Montaigne, Fénélon, La Fontaine, etc.; aucun << d'eux ne manquera de vous bien recevoir; on peut les aborder la nuit comme le jour; ils << ne laissent partir personne les mains vides. Ils

ne vous feront aucun chagrin, mais ils vous apprendront à les supporter; aucun ne vous fera perdre votre temps, chacun d'eux vous donnera le sien; leurs conseils ne seront ni intéressés, ni dangereux; enfin leurs faveurs et l'amusement qu'ils vous donneront ne vous • coûteront rien. >>

LE VRAI PLAISIR,

ου

LA GAIE SCIENCE.

Tous les hommes se servent des mêmes mots, mais ils y attachent des idées différentes, Leurs bouches parlent la même langue; il n'en est pas ainsi de leurs cœurs, de leurs esprits, ni même de leurs sens; chacun a son idiome particulier; ce qui est vérité pour l'un, est erreur pour l'autre: nous ne sommes même pas d'accord sur le sens qu'on doit attacher aux mots, douleur et plaisir, ces deux sources uniques de nos penchans et de nos aversions; il est passé en proverbe de dire qu'on ne peut disputer ni des goûts ni des couleurs; la conséquence de cet aveu devrait être une grande tolérance, une indulgence générale,

En effet, puisqu'on sent qu'il est impossible de disputer avec utilité sur ce qui est bon ou mau

« PrécédentContinuer »