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La variété infinie des choses de cet univers est aussi admirable que l'ordre constant qui y règne; on n'y voit même jamais deux feuilles qui se ressemblent parfaitement; aussi une des plus grandes folies humaines est le désir de voir recommencer le passé.

Dans les grandes crises politiques, tout gouvernement voit sa marche hérissée d'obstacles; il rencontre tantôt une montagne escarpée, tantôt une rivière profonde et rapide qui l'arrêtent ; la Passion lui conseille de gravir à pic le rocher, et il tombe; de remonter le fleuve, et il se noie : la Raison lui dit de tourner la montagne, de traverser la rivière en descendant le courant, et il arrive.

L'intérêt d'un gouvernement est de tout réunir; l'intérêt d'un parti est de tout diviser; le gouvernement survit à tout, parce qu'il se fortifie sans cesse, en ralliant tout à lui; le parti meurt, parce qu'il est de son essence de ne pas vouloir de recrues le parti vit de vengeance, et le gouvernement de clémence.

Un gouvernement réparateur et conciliateur réunit toute la force nationale et n'a point à craindre d'ennemis au dehors; les conseils passionnés de l'esprit de parti ne tendent, au contraire, qu'à perpétuer la désunion qui fit, en tout temps et en tout pays, l'espoir et le triomphe de l'étranger.

Dans un pays où l'honneur est une espèce de religion, rien n'est si dangereux que de confondre mal à propos les questions compliquées de la politique, avec les questions courtes et claires de la morale: on aggrave les querelles politiques en en faisant des affaires d'honneur. Le terme de destitution ne fait qu'affliger; celui d'épuration blesse profondément. Le premier est un mot de gouvernement, le second est un mot de parti ; les plaies de fortune se guérissent; celles de l'amour-propre sont mortelles, et l'esprit de parti ne peut jamais plus nuire au gouvernement, qu'en attaquant l'honneur des autres partis.

L'esprit de gouvernement grandit tout, fortifie tout, nationalise et royalise tout ; il élève graduellement son sommet en élargissant continuellement sa base: l'esprit de parti rapetisse tout; si on le laissait faire, il ne ferait, du chef d'une nation, qu'un chef de parti.

L'esprit de parti est au gouvernement ce que le fanatisme est à la religion: ils détruisent ce qu'ils paraissent vouloir conserver, et mettent le feu au bâtiment pour l'éclairer.

Chacun paraît soutenir des opinions, lorsqu'il ne songe le plus souvent qu'à défendre des intérêts: les opinions, mises en avant avec le plus de chaleur, ne sont pour la plupart du temps que les

manifestes de la guerre des intérêts; tout gouvernement peut en avoir facilement la preuve; qu'il blesse un moment quelque intérêt du parti qui se dit exclusivement le sien, et il se verra frondé et déchiré par lui, peut-être plus amèrement que par

ses ennemis.

L'esprit de parti tend à isoler un gouvernement, en ne le rendant favorable qu'à l'intérêt de quelques-uns; le gouvernement, au contraire, sait, en consultant la Raison, qu'il n'est entouré de l'amour universel qu'en donnant une égale espérance à tous, et qu'il ne réunit la majorité des voeux qu'en favorisant la majorité des intérêts.

Le plus petit nombre des hommes est dirigé par des principes; l'intérêt gouverne le reste. Sous le nom d'honneur, les grands veulent la primauté ; sous le nom de liberté, les petits veulent l'égalité. On ne peut pas plus exiler du monde ces passions, que bannir les vents du ciel; mais on s'en plaint à tort: un calme parfait empêcherait de naviguer; l'état a besoin de passions, comme le vaisseau, des vents; le pilote habile oriente bien sa voile, tient sagement le gouvernail, et les vents, même les plus contraires, font marcher.

L'ABUS DES MOTS.

On regarde trop généralement, je crois, l'abus des mots comme un mal léger qui peut armer la satire, parce qu'il prête au ridicule, mais qui n'a rien en soi de bien grave et de bien alarmant. Je ne suis pas de cet avis: les mots doivent peindre la pensée, et dès qu'on les dénature, on égare l'opinion. Je sais bien que beaucoup de gens parlent sans penser; mais il en existe un bien plus grand nombre qui pensent et agissent d'après la parole d'autrui.

Nous avons vu des mots servir de signe de ralliement: plusieurs ont été tour à tour des titres d'honneur ou de proscription. Il en est même dont on a fait un si étrange usage, que de long-temps on ne pourra s'en servir; et je suis persuadé que plusieurs personnes vertueuses qui passeraient ensemble leur vie dans l'union la plus douce et la plus intime, trouveraient fort mauvais qu'on les appelât frères et amis.

Le beau titre de citoyen, dont Turenne, Bayard, Sully se seraient honorés, était devenu si ridicule. et si atroce, depuis que certains furieux le portaient, le prodiguaient et le profanaient, que Caton même n'aurait plus voulu s'en parer.

Un ami de la sagesse voit avec étonnement son vrai nom, celui de philosophe, confondu par l'ignorance et par la passion avec celui de sophiste; et tandis que l'amour de la raison conseille de tout relever, de tout conserver, on l'accuse sous un autre nom, de vouloir tout renverser.

La modération, la plus douce, la plus utile, des vertus, celle qui exige le plus de sacrifices, et prouve le plus de force, puisqu'elle combat nos propres passions, et nous expose à la fureur de celles d'autrui, n'a-t-elle pas toujours été calomniée par l'esprit de parti, qui l'accuse avec absurdité de faiblesse ou de perfidie? N'avons nous pas entendu ces enthousiastes politiques, si ridicules par l'alliance bizarre des mots dont ils se servent, déclamer dans un temps contre les modérés enragés, et dans un autre, contre la barbare clémence. Une de nos feuilles ne vient-elle pas signaler le fanatisme de la modération?

de

J'ai vu donner le nom de patriotes aux hommes qui mettaient la patrie en deuil, de démocrates, à ceux qui asservissaient le peuple; j'ai entendu

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