CHAPITRE XV. Nouveaux moyens de conserver la conquête. LORSQU'UN monarque conquiert un grand état, il y a une pratique admirable, également propre à modérer le despotisme et à conserver la conquête : les conquérans de la Chine l'ont mise en usage. Pour ne point désespérer le peuple vaincu, et ne point enorgueillir le vainqueur; pour empêcher que le gouvernement ne devienne militaire, et pour contenir les deux peuples dans le devoir; la famille tartare qui règne présentement à la Chine a établi que chaque corps de troupes, dans les provinces, serait composé de moitié Chinois et moitié Tartares, afin que la jalousie entre les deux nations les contienne dans le devoir. Les tribunaux sont aussi moitié Chinois, moitié Tartares. Cela produit plusieurs bons effets. 1°. Les deux nations se contiennent l'une l'autre. 2o. Elles gardent toutes les deux la puissance militaire et civile, et l'une n'est pas anéantie par l'autre. 3°. La nation conquérante peut se répandre partout sans s'affaiblir et se perdre; elle devient capable de résister aux guerres civiles et étrangères. Institution si sensée, que c'est le défaut d'une pareille qui a perdu presque tous ceux qui ont conquis sur la terre. CHAPITRE XVI. D'un état despotique qui conquiert. LORSQUE la conquête est immense, elle suppose le despotisme. Pour lors l'armée répandue dans les provinces ne suffit pas. Il faut qu'il y ait toujours autour du prince un corps particulièrement affidé, toujours prêt à fondre sur la partie de l'empire qui pourrait s'ébranler. Cette milice doit contenir les autres, et faire trembler tous ceux à qui on a été obligé de laisser quelque autorité dans l'empire. Il y a autour de l'empereur de la Chine un gros corps de Tartares toujours prêt pour le besoin. Chez le Mogol, chez les Turcs, au Japon, il y a un corps à la solde du prince, indépendamment de ce qui est entretenu du revenu des terres. Ces forces particulières tiennent en respect les générales. CHAPITRE XVII. Continuation du même sujet. Nous avons dit que les états que le monarque despotique conquiert doivent être feudataires. Les historiens s'épuisent en éloges sur la générosité des conquérans qui ont rendu la couronne aux princes qu'ils avaient vaincus. Les Romains étaient donc bien gé néreux, qui faisaient partout des rois pour avoir des instrumens de servitude (1). Une pareille action est un acte nécessaire. Si le conquérant garde l'état conquis, les gouverneurs qu'il enverra ne sauront contenir les sujets, ni lui-même ses gouverneurs. Il sera obligé de dégarnir de troupes son ancien patrimoine pour garantir le nouveau. Tous les malheurs des deux états seront communs; la guerre civile de l'un sera la guerre civile de l'autre. Que si, au contraire, le conquérant rend le trône au prince légitime, il aura un allié nécessaire, qui, avec les forces qui lui seront propres, augmentera les siennes. Nous venons de voir SchahNadir conquérir les trésors du Mogol, et lui laisser l'Indoustan. LIVRE XI. DES LOIS QUI FORMENT LA LIBERTÉ POLITIQUE, DANS SON RAPPORT AVEC LA CONSTITUTION. CHAPITRE PREMIER. Idée générale. Je distingue les lois qui forment la liberté politique, dans son rap port avec la constitution, d'avec celles qui la forment dans son rapport avec le citoyen. Les premières seront le sujet de ce livre-ci : je traiterai des secondes dans le livre suivant. CHAPITRE II. Diverses significations données au mot de liberté. Il n'y a point de mot qui ait reçu plus de différentes signifi cations, et qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l'ont pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avaient donné un pouvoir tyrannique; les autres, pour la faculté d'élire celui à qui ils devaient obéir; d'autres, pour le droit d'être armés, et de pouvoir exercer la violence; ceux-ci, pour le privilége de n'être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois (2). Certain peuple a long-temps pris la liberté pour l'usage de porter une longue barbe (3). Ceux (1) Ut haberent instrumenta servitutis et reges. (2) « J'ai, dit Ci>> céron, copié l'édit de Scévola, qui permet aux Grecs de terminer >> entre eux leurs différends selon leurs lois; ce qui fait qu'ils se regar»dent comme des peuples libres. » - (3) Les Moscovites ne pouvaient souffrir que le czar Pierre la leur fit couper. ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclu les autres. Ceux qui avaient goûté du gouvernement républicain l'ont mise dans ce gouvernement; ceux qui avaient joui du gouvernement monarchique l'ont placée dans la monarchie (1). Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes, ou à ses inclinations: et, comme dans une république on n'a pas toujours devant les yeux, et d'une manière si présente, les instrumens des maux dont on se plaint, et que même les lois paraissent y parler plus, et les exécuteurs de la loi y parler moins, on la place ordinairement dans les républiques et on l'a exclue des monarchies. Enfin, comme, dans les démocraties, le peuple paraît à peu près faire ce qu'il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernemens; et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple. CHAPITRE III. Ce que c'est que la liberté. Il est vrai que, dans les démocraties, le peuple paraît faire ce qu'il veut; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un état, c'est-à-dire, dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir. Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est que l'indépendance, et ce que c'est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir. CHAPITRE IV. Continuation du même sujet. La démocratie et l'aristocratie ne sont point des états libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernemens modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les états modérés ; elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir : mais c'est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait! la vertu même a besoin de limites. Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle, que personne ne sera contraint de faire les (1) Les Cappadociens refusèrent l'état républicain que leur offrirent les Romains. choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet. CHAPITRE V. De l'objet des états divers. QUOIQUE tous les états aient en général un même objet, qui est de se maintenir, chaque état en a pourtant un qui lui est particulier. L'agrandissement était l'objet de Rome; la guerre, celui de Lacédémone; la religion, celui des lois judaïques; le commerce, celui de Marseille; la tranquillité publique, celui des lois de la Chine (1); la navigation, celui des lois des Rhodiens; la liberté naturelle, l'objet de la police des sauvages; en général, les délices du prince, celui des états despotiques; sa gloire et celle de l'état, celui des monarchies : l'indépendance de chaque particulier est l'objet des lois en Pologne; et ce qui en résulte, l'oppression de tous (2). Il y a aussi une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique. Nous allons examiner les principes sur lesquels elle la fonde. S'ils sont bons, la liberté y paraîtra comme dans un miroir. Pour découvrir la liberté politique dans la constitution, il ne faut pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l'a trouvée, pourquoi la chercher? CHAPITRE VI. De la constitution d'Angleterre. Il y a, dans chaque état, trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger; et l'autre, simplement la puissance exécutrice de l'état. La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et, pour (1) Objet naturel d'un état qui n'a point d'ennemis au dehors, ou qui croit les avoir arrêtés par des barrières. — (2) Inconvénient du liberum veto. qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel, qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. Lorsque, dans la même personne, ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté, parce qu'on peut craindre que le même monarque, ou le même sénat, ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Il n'y a point encore de liberté, si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur. Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. Dans la plupart des royaumes de l'Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l'exercice du troisième. Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme. Dans les républiques d'Italie, où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins que dans nos monarchies. Aussi le gouvernement a-t-il besoin, pour se maintenir, de moyens aussi violens que le gouvernement des Turcs; témoin les inquisiteurs d'état (1), et le tronc où tout délateur peut, à tous les momens, jeter avec un billet son accusation. Voyez quelle peut être la situation d'un citoyen dans ces républiques. Le même corps de magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu'il s'est donnée comme législateur. Il peut ravager l'état par ses volontés générales; et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières. Toute la puissance y est une; et, quoiqu'il n'y ait point de pompe extérieure qui découvre un prince despotique, on le sent à chaque instant. Aussi les princes qui ont voulu se rendre despotiques ont-ils toujours commencé par réunir en leur personne toutes les magistratures, et plusieurs rois d'Europe toutes les grandes charges de leur état. Je crois bien que la pure aristocratie héréditaire des républiques (1) A Venise. |