peut être fondée et dans un état qui aurait là-dessus les meilleures lois possibles, un homme à qui on ferait son procès, et qui devrait être pendu le lendemain, serait plus libre qu'un bacha ne l'est en Turquie. CHAPITRE III. Continuation du même sujet. LES lois qui font périr un homme sur la déposition d'un seul témoin sont fatales à la liberté. Là raison en exige deux, parce qu'un témoin qui affirme, un accusé qui nie, font un partage; et il faut un tiers pour le vider. Les Grecs (1) et les Romains (2) exigeaient une voix de plus pour condamner. Nos lois françaises en demandent deux. Les Grecs prétendaient que leur usage avait été établi par les dieux (3); mais c'est le nôtre. CHAPITRE IV. Que la liberté est favorisée par la nature des peines et leur proportion. C'EST le triomphe de la liberté, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particulière du crime. Tout l'arbitraire cesse la peine ne descend point du caprice du législateur, mais de la nature de la chose; et ce n'est point l'homme qui fait violence à l'homme. Il y a quatre sortes de crimes. Ceux de la première espèce choquent la religion; ceux de la seconde, les mœurs; ceux de la troisième, la tranquillité; ceux de la quatrième, la sûreté des citoyens. Les peines que l'on inflige doivent dériver de la nature de chacune de ces espèces. Je ne mets dans la classe des crimes qui intéressent la religion que ceux qui l'attaquent directement, comme sont tous les sacriléges simples: car les crimes qui en troublent l'exercice sont de la nature de ceux qui choquent la tranquillité des citoyens ou leur sûreté, et doivent être renvoyés à ces classes. Pour que la peine des sacriléges simples soit tirée de la nature (4 de la chose, elle doit consister dans la privation de tous les avantages que donne la religion; l'expulsion hors des temples; la privation de la société des fidèles pour un temps ou pour toujours; (1) Voyez Aristide, orat. in Minervam. (2) Denys d'Halicarnasse, sur le jugement de Coriolan,liv. VII.— (3) Minerva calculus. (4) Saint Louis fit des lois si outrées contre ceux qui juraient, que le Pape se crut obligé de l'en avertir. Ce prince modéra son zèle, et adoucit ses lois. Voyez ses ordonnances, la fuite de leur présence; les exécrations, les détestations, les conjurations. : Dans les choses qui troublent la tranquillité ou la sûreté de l'état, les actions cachées sont du ressort de la justice humaine. Mais dans celles qui blessent la Divinité, là où il n'y a point d'action publique, il n'y a point de matière de crime tout s'y passe entre l'homme et Dieu, qui sait la mesure et le temps de ses vengeances. Que si, confondant les choses, le magistrat recherche aussi le sacrilége caché, il porte une inquisition sur un genre d'action où elle n'est point nécessaire : il détruit la liberté des citoyens, en armant contre eux le zèle des consciences timides et celui des consciences hardies. Le mal est venu de cette idée, qu'il faut venger la Divinité. Mais il faut faire honorer la Divinité, et ne la venger jamais. En effet, si l'on se conduisait par cette dernière idée, quelle serait la fin des supplices? Si les lois des hommes ont à venger un Être infini, elles se régleront sur son infinité, et non pas sur les faiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine. Un historien (1) de Provence rapporte un fait qui nous peint très-bien ce que peut produire sur des esprits faibles cette idée de venger la Divinité. Un Juif, accusé d'avoir blasphémé contre la sainte Vierge, fut condamné à être écorché. Des chevaliers masqués, le couteau à la main, montèrent sur l'échafaud, et en chassèrent l'exécuteur, pour venger eux-mêmes l'honneur de la sainte Vierge..... Je ne veux point prévenir les réflexions du lecteur. La seconde classe est des crimes qui sont contre les mœurs. Telles sont la violation de la continence publique ou particulière, c'est-à-dire, de la police sur la manière dont on doit jouir des plaisirs attachés à l'usage des sens et à l'union des corps. Les peines de ces crimes doivent encore être tirées de la nature de la chose. La privation des avantages que la société a attachés à la pureté des mœurs, les amendes, la honte, la contrainte de se cacher, l'infamie publique, l'expulsion hors de la ville et de la société, enfin toutes les peines qui sont de la juridiction correctionnelle, suffisent pour réprimer la témérité des deux sexes. En effet, ces choses sont moins fondées sur la méchanceté, que sur l'oubli ou le mépris de soi-même. Il n'est ici question que des crimes qui intéressent uniquement les mœurs, non de ceux qui choquent aussi la sûreté publique, tels que l'enlèvement et le viol, qui sont de la quatrième espèce. Les crimes de la troisième classe sont ceux qui choquent la tranquillité des citoyens et les peines en doivent être tirées de (1) Le P. Bougerel. la nature de la chose, et se rapporter à cette tranquillité; comme la privation, l'exil, les corrections, et autres peines qui ramènent les esprits inquiets, et les font rentrer dans l'ordre établi. Je restreins les crimes contre la tranquillité aux choses qui contiennent une simple lésion de police car celles qui, troublant la tranquillité, attaquent en même temps la sûreté doivent être mises dans la quatrième classe. Les peines de ces derniers crimes sont ce qu'on appelle des supplices. C'est une espèce de talion, qui fait que la société refuse la sûreté à un citoyen qui en a privé ou qui a voulu en priver un autre. Cette peine est tirée de la nature de la chose, puisée dans la raison et dans les sources du bien et du mal. Un citoyen mérite la mort, lorsqu'il a violé la sûreté au point qu'il a ôté la vie, ou qu'il a entrepris de l'ôter. Cette peine de mort est comme le remède de la société malade. Lorsqu'on viole la sûreté à l'égard des biens, il peut y avoir des raisons pour que la peine soit capitale : mais il vaudrait peut-être mieux, et il serait plus de la nature, que la peine des crimes contre la sûreté des biens fût punie par la perte des biens. Et cela devrait être ainsi, si les fortunes étaient communes ou égales: mais, comme ce sont ceux qui n'ont point de bien qui attaquent plus volontiers celui des autres, il a fallu que la peine corporelle suppléât à la pécuniaire. Tout ce que je dis est puisé dans la nature, et est très-favorable à la liberté du citoyen. CHAPITRE V. De certaines accusations qui ont particulièrement besoin de modération et de prudence. MAXIME importante: il faut être très-circonspect dans la poursuite de la magie et de l'hérésie. L'accusation de ces deux crimes peut extrêmement choquer la liberté, et être la source d'une infinité de tyrannies, si le législateur ne sait la borner: car, comme elle ne porte pas directement sur les actions d'un citoyen, mais plutôt sur l'idée que l'on s'est faite de son caractère, elle devient dangereuse à proportion de l'ignorance du peuple; et pour lors un citoyen est toujours en danger, parce que la meilleure conduite du monde, la morale la plus pure, la pratique de tous les devoirs, ne sont pas des garans contre les soupçons de ces crimes. Sous Manuel Comnène, le protestator (1) fut accusé d'avoir conspiré contre l'empereur, et de s'être servi pour cela de certains secrets qui rendent les hommes invisibles. Il est dit, dans la (1) Nicétas, Vie de Manuel Comnène, liv. IV. vie de cet empereur (1), que l'on surprit Aaron lisant un livre de Salomon, dont la lecture faisait paraître des légions de démons. Or, en supposant dans la magie une puissance qui arme l'enfer, et en partant de là, on regarde celui que l'on appelle un magicien comme l'homme du monde le plus propre à troubler et à renverser la société, et l'on est porté à le punir sans mesure. L'indignation croît lorsque l'on met dans la magie le pouvoir de détruire la religion. L'histoire de Constantinople (2) nous apprend que, sur une révélation qu'avait eue un évêque, qu'un miracle avait cessé à cause de la magie d'un particulier, lui et son fils furent condamnés à mort. De combien de choses prodigieuses ce crime ne dépendait-il pas ! Qu'il ne soit pas rare qu'il y ait des révélations; que l'évêque en ait eu une; qu'elle fût véritable; qu'il y eût eu un miracle; que ce miracle eût cessé; qu'il y eût de la magie; que la magie pût renverser la religion; que ce particulier fût magicien ; qu'il eût fait enfin cet acte de magie. L'empereur Théodore Lascaris attribuait sa maladie à la magie. Ceux qui en étaient accusés n'avaient d'autre ressource que de manier un fer chaud sans se brûler. Il aurait été bon chez les Grecs, d'être magicien pour se justifier de la magie. Tel était l'excès de leur idiotisme, qu'au crime du monde le plus incertain ils joignaient les preuves les plus incertaines. Sous le règne de Philippe-le-Long, les Juifs furent chassés de France, accusés d'avoir empoisonné les fontaines par le moyen. des lépreux. Cette absurde accusation doit bien faire douter de toutes celles qui sont fondées sur la haine publique. Je n'ai point dit ici qu'il ne fallait point punir l'hérésie; je dis qu'il faut être très-circonspect à la punir. CHAPITRE VI. Du crime contre nature. A Dieu ne plaise que je veuille diminuer l'horreur que l'on a pour un crime que la religion, la morale et la politique condamnent tour à tour! Il faudrait le proscrire, quand il ne ferait que donner à un sexe les faiblesses de l'autre, et préparer à une vieillesse infâme par une jeunesse honteuse. Ce que j'en dirai lui laissera toutes ses flétrissures, et ne portera que contre la tyrannie qui peut abuser de l'horreur même que l'on en doit avoir. Comme la nature de ce crime est d'être caché, il est souvent arrivé que des législateurs l'ont puni sur la déposition d'un en (1) Nicétas, Vie de Manuel Comnène, liv. IV. — (2) Histoire de l'empereur Maurice, par Théophylacte, chap. XI. fant. C'était ouvrir une porte bien large à la calomnie. «< Justi " nien, dit Procope (1), publia une loi contre ce crime; il fit >> rechercher ceux qui en étaient coupables, non-seulement de » puis la loi, mais avant. La déposition d'un témoin, quelque >> fois d'un enfant, quelquefois d'un esclave, suffisait, surtout » contre les riches et contre ceux qui étaient de la faction des "} verds. » ? ע Il est singulier que, parmi nous, trois crimes, la magie, l'hérésie, et le crime contre nature, dont on pourrait prouver, du premier, qu'il n'existe pas; du second, qu'il est susceptible d'une infinité de distinctions, interprétations, limitations; du troisième, qu'il est très-souvent obscur; aient été tous trois punis de la peine du feu. Je dirai bien que le crime contre nature ne fera jamais dans une société de grands progrès, si le peuple ne s'y trouve porté d'ailleurs par quelque coutume, comme chez les Grecs, où les jeunes gens faisaient tous leurs exercices nus ; comme chez nous, où l'éducation domestique est hors d'usage; comme chez les Asiatiques, où des particuliers ont un grand nombre de femmes qu'ils méprisent, tandis que les autres n'en peuvent avoir. Que l'on ne prépare point ce crime, qu'on le proscrive par une police exacte comme toutes les violations des mœurs ; et l'on verra soudain la nature, ou défendre ses droits, ou les reprendre. Douce, aimable, charmante, elle a répandu les plaisirs d'une main libérale; et, en nous comblant de délices, elle nous prépare, par des enfans qui nous font, pour ainsi dire, renaître, à des satisfactions plus grandes que ces délices mêmes. CHAPITRE VII. Du crime de lèse-majesté. Les lois de la Chine décident que quiconque manque de respect à l'empereur doit être puni de mort. Comme elles ne définissent pas ce que c'est que ce manquement de respect, tout peut fournir un prétexte pour ôter la vie à qui l'on veut, et exterminer la famille que l'on veut. Deux personnes chargées de faire la gazette de la cour, ayant mis dans quelque fait des circonstances qui ne se trouvèrent pas vraies, on dit que mentir dans une gazette de la cour, c'était manquer de respect à la cour, et on les fit mourir (2). Un prince du sang ayant mis quelque note par mégarde sur un mémorial signé du pinceau rouge par l'empereur, on décida qu'il avait manqué de respect à l'empereur; ce qui causa contre cette fa(1) Histoire secrète.. (2) Le P. du Halde, tome I, p. 43. |