l'esprit de la constitution; ils ne servent qu'à donner aux citoyens une puissance et un luxe qu'ils ne doivent point avoir. CHAPITRE II. Origine du droit de l'esclavage chez les jurisconsultes romains. Os ne croirait jamais que c'eût été la pitié qui eût établi l'esclavage, et que pour cela elle s'y fût prise de trois manières (1). Le droit des gens a voulu que les prisonniers fussent esclaves, pour qu'on ne les tuât pas. Le droit civil des Romains permit à des débiteurs, que leurs créanciers pouvaient maltraiter, de se vendre eux-mêmes; et le droit naturel a voulu que des enfans qu'un père esclave ne pouvait plus nourrir fussent dans l'esclayage comme leur père. Ces raisons des jurisconsultes ne sont point sensées. 1o. Il est faux qu'il soit permis de tuer dans la guerre autrement que dans le cas de nécessité: mais dès qu'un homme en a fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu'il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu'il ne l'a pas fait. Tout le droit que la guerre peut donner sur les captifs, est de s'assurer. tellement de leur personne, qu'ils ne puissent plus nuire. Les homicides faits de sang-froid par les soldats, et après la chaleur de l'action, sont rejetés de toutes les nations (2) du monde. 2o. Il n'est pas vrai qu'un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix : l'esclave se vendant, tous ses biens entreraient dans la propriété du maître; le maître ne donnerait donc rien, et l'esclave ne recevrait rien. Il aurait un pécule, dira-t-on; mais le pécule est accessoire à la personne. S'il n'est pas permis de se tuer, parce qu'on se dérobe à sa patrie, il n'est pas plus permis de se vendre. La liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique. Cette qualité, dans l'état populaire, est même une partie de la souveraineté. Vendre sa qualité de citoyen est un acte (3) d'une telle extravagance, qu'on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l'achète, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile, qui a permis aux hommes le partage des biens, n'a pu mettre au nombre des biens une partie des hommes qui devaient faire ce partage. La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s'empêcher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes. La troisième manière, c'est la naissance. Celle-ci tombe avec (1) Instit. de Justinien, liv. I. (2) Si l'on ne veut citer celles qui mangent leurs prisonniers. — (3) Je parle de l'esclavage pris à la rigueur, tel qu'il était chez les Romains, et qu'il est établi dans nos colonies. les deux autres; car si un homme n'a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils qui n'était pas né: si un prisonnier de guerre ne peut être réduit en servitude, encore moins ses enfans. Ce qui fait que la mort d'un criminel est une chose licite, c'est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne; elle lui a conservé la vie à tous les instans : il ne peut donc pas réclamer contre elle. Il n'en est pas de même de l'esclave: la loi de l'esclavage n'a jamais pu lui être utile; elle est dans tous les cas contre lui, sans jamais être pour lui; ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés. On dira qu'elle a pu lui être utile, parce que le maître lui a donné la nourriture. Il faudrait donc réduire l'esclavage aux personnes incapables de gagner leur vie. Mais on ne veut pas de ces esclaves-là. Quant aux enfans, la nature, qui a donné du lait aux mères, a pourvu à leur nourriture; et le reste de leur enfance est si près de l'âge où est en eux la plus grande capacité de se rendre utiles, qu'on ne pourrait pas dire que celui qui les nourrirait, pour être leur maître, donnât rien. L'esclavage est d'ailleurs aussi opposé au droit civil qu'au droit naturel. Quelle loi civile pourrait empêcher un esclave de fuir, lui qui n'est point dans la société, et que par conséquent aucunes lois civiles ne concernent? Il ne peut être retenu que par une loi de famille, c'est-à-dire par la loi du maître. CHAPITRE III. Autre origine du droit de l'esclavage. J'AIMERAIS autant dire que le droit de l'esclavage vient du mépris qu'une nation conçoit pour une autre, fondé sur la différence des coutumes. Lopes de Gama (1) dit « que les Espagnols trouvèrent près >> de Sainte-Marthe des paniers où les habitans avaient des den» rées; c'étaient des cancres, des limaçons, des cigales, des » sauterelles. Les vainqueurs en firent un crime aux vaincus. » L'auteur avoue que c'est là-dessus qu'on fonda le droit qui rendait les Américains esclaves des Espagnols, outre qu'ils fumaient du tabac, et qu'ils ne se faisaient pas la barbe à l'espagnole. Les connaissances rendent les hommes doux; la raison porte à l'humanité : il n'y a que les préjugés qui y fassent renoncer. (1) Biblioth. ang. tome XIII, part. II, art. 3. CHAPITRE IV. Autre origine du droit de l'esclavage. J'AIMERAIS autant dire que la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation. Ce fut cette manière de penser qui encouragea les destructeurs de l'Amérique dans leurs crimes (1). C'est sur cette idée qu'ils fonderent le droit de rendre tant de peuples esclaves; car ces brigands, qui voulaient absolument être brigands et chrétiens, étaient très-dévots. Louis XIII (2) se fit une peine extrême de la loi qui rendait esclaves les Nègres de ses colonies: mais quand on lui eut bien mis dans l'esprit que c'était la voie la plus sûre pour les convertir, consentit. il y CHAPITRE V. De l'esclavage des Nègres. Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les Negres esclaves, voici ce que je dirais : Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. ; Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête et ils ont le nez si écrasé, qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très-sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie qui font des eunuques privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous, d'une façon plus marquée. On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains. Une preuve que les Nègres n'ont pas le sens commun, c'est (1) Voyez l'Histoire de la conquête du Mexique, par Solis ; et celle du Pérou, par Garcilasso de la Vega. - (2) Le P. Labat, nouveau Voyage aux iles de l'Amérique, tome IV, p. 114, an 1722, in-12. qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence. on Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes; parce que, si nous les supposions des hommes, commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes Chrétiens. De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains; car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié? CHAPITRE VI. Véritable origine du droit de l'esclavage. Il est temps de chercher la vraie origine du droit de l'esclavage. Il doit être fondé sur la nature des choses: voyons s'il y a des cas où il en dérive. Dans tout gouvernement despotique, on a une grande facilité à se vendre; l'esclavage politique y anéantit en quelque façon la liberté civile. M. Perry (1) dit que les Moscovites se vendent très-aisément. J'en sais bien la raison; c'est que leur liberté ne vaut rien. A Achin, tout le monde cherche à se vendre. Quelques-uns des principaux seigneurs (2) n'ont pas moins de mille esclaves, qui sont des principaux marchands, qui ont aussi beaucoup d'esclaves sous eux; et ceux-ci beaucoup d'autres : on en hérite, et on les fait trafiquer. Dans ces états, les hommes libres, trop faibles contre le gouvernement, cherchent à devenir les esclaves de ceux qui tyrannisent le gouvernement. C'est là l'origine juste et conforme à la raison de ce droit d'esclavage très-doux que l'on trouve dans quelques pays; et il doit être doux, parce qu'il est fondé sur le choix libre qu'un homme, pour son utilité, se fait d'un maître; ce qui forme une convention réciproque entre les deux parties. CHAPITRE VII. Autre origine du droit de l'esclavage. Voici une autre origine du droit de l'esclavage, et même de cet esclavage cruel que l'on voit parmi les hommes. Il y a des pays où la chaleur énerve le corps et affaiblit si fort (1) Etat présent de la Grande-Russie, par Jean Perry. Paris, 1717, in-12. (2) Nouveau Voyage autour du monde, par Guillaume Dampierre, tome III, Amsterdam, 1711. le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l'esclavage y choque donc moins la raison; et le maître y étant aussi lâche à l'égard de son prince que son esclave l'est à son égard, l'esclavage civil y est encore accompagné de l'esclavage politique. Aristote (1) veut prouver qu'il y a des esclaves par nature; et ce qu'il dit ne le prouve guère. Je crois que, s'il y en a de tels, ce sont ceux dont je viens de parler. Mais, comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l'esclavage est contre la nature, quoique, dans certains pays, il soit fondé sur une raison naturelle; et il faut bien distinguer ces pays d'avec ceux où les raisons naturelles mêmes le rejettent, comme les pays d'Europe où il a été si heureusement aboli. Plutarque nous dit, dans la vie de Numa, que du temps de Saturne il n'y avait ni maître ni esclave. Dans nos climats, le christianisme a ramené cet âge. CHAPITRE VIII. Inutilité de l'esclavage parmi nous. Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre. Dans tous les autres, il me semble que, quelque pénibles que soient les travaux que la société y exige, on peut tout faire avec des hommes libres. Ce qui me fait penser ainsi, c'est qu'avant que le christianisme eût aboli en Europe la servitude civile, on regardait les travaux des mines comme si pénibles, qu'on croyait qu'ils ne pouvaient être faits que par des esclaves ou par des criminels. Mais on sait qu'aujourd'hui les hommes qui y sont employés (2) vivent heureux. On a, par de petits priviléges, encouragé cette profession; on a joint à l'augmentation du travail celle du gain; et on est parvenu à leur faire aimer leur condition plus que toute autre qu'ils eussent pu prendre. Il n'y a point de travail si pénible qu'on ne puisse proportionner à la force de celui qui le fait, pourvu que ce soit la raison et non pas l'avarice qui le règle. On peut, par la commodité des machines que l'art invente ou applique, suppléer au travail forcé qu'ailleurs on fait faire aux esclaves. Les mines des Turcs, dans le bannat de Témeswar, étaient plus riches que celles de Hongrie ; et elles ne produisaient pas tant, parce qu'ils n'imaginaient jamais que les bras de leurs esclaves. (1) Polit. liv. I, chap. L ——- (2) On peut se faire instruire de ce qui se passe à cet égard dans les mines du Hartz dans la basse Allemagne, et dans celles de Hongrie. |