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qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes Chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains; car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié?

CHAPITRE VI.

Véritable origine du droit de l'esclavage.

Il est temps de chercher la vraie origine du droit de l'esclavage. Il doit être fondé sur la nature des choses: voyons s'il y a des cas où il en dérive.

Dans tout gouvernement despotique, on a une grande facilité à se vendre; l'esclavage politique y anéantit en quelque façon la liberté civile.

M. Perry (1) dit que les Moscovites se vendent très-aisément. J'en sais bien la raison; c'est que leur liberté ne vaut rien.

A Achin, tout le monde cherche à se vendre. Quelques-uns des principaux seigneurs (2) n'ont pas moins de mille esclaves, qui sont des principaux marchands, qui ont aussi beaucoup d'esclaves sous eux; et ceux-ci beaucoup d'autres : on en hérite, et on les fait trafiquer. Dans ces états, les hommes libres, trop faibles contre le gouvernement, cherchent à devenir les esclaves de ceux qui tyrannisent le gouvernement.

C'est là l'origine juste et conforme à la raison de ce droit d'esclavage très-doux que l'on trouve dans quelques pays; et il doit être doux, parce qu'il est fondé sur le choix libre qu'un homme, pour son utilité, se fait d'un maître; ce qui forme une convention réciproque entre les deux parties.

CHAPITRE VII.

Autre origine du droit de l'esclavage.

Voici une autre origine du droit de l'esclavage, et même de cet esclavage cruel que l'on voit parmi les hommes.

Il y

a des pays où la chaleur énerve le corps et affaiblit si fort

(1) Etat présent de la Grande-Russie, par Jean Perry. Paris, 1717, in-12. (2) Nouveau Voyage autour du monde, par Guillaume Dampierre, tome III, Amsterdam, 1711.

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le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l'esclavage y choque done moins la raison; et le maître y étant aussi lâche à l'égard de son prince que son esclave l'est à son égard, l'esclavage civil y est encore accompagné de l'esclavage politique.

Aristote (1) veut prouver qu'il y a des esclaves par nature; et ce qu'il dit ne le prouve guère. Je crois que, s'il y en a de tels, ce sont ceux dont je viens de parler.

Mais, comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l'esclavage est contre la nature, quoique, dans certains pays, soit fondé sur une raison naturelle; et il faut bien distinguer ces pays d'avec ceux où les raisons naturelles mêmes le rejettent, comme les pays d'Europe où il a été si heureusement aboli.

Plutarque nous dit, dans la vie de Numa, que du temps de Saturne il n'y avait ni maître ni esclave. Dans nos climats, le christianisme a ramené cet âge.

CHAPITRE VIII.

Inutilité de l'esclavage parmi nous.

Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre. Dans tous les autres, il me semble que, quelque pénibles que soient les travaux que la société y exige, on peut tout faire avec des hommes libres.

Ce qui me fait penser ainsi, c'est qu'avant que le christianisme eût aboli en Europe la servitude civile, on regardait les travaux des mines comme si pénibles, qu'on croyait qu'ils ne pouvaient être faits que par des esclaves ou par des criminels. Mais on sait qu'aujourd'hui les hommes qui y sont employés (2) vivent heureux. On a, par de petits priviléges, encouragé cette profession; on a joint à l'augmentation du travail celle du gain; et on est parvenu à leur faire aimer leur condition plus que toute autre qu'ils eussent pu prendre.

Il n'y a point de travail si pénible qu'on ne puisse proportionner à la force de celui qui le fait, pourvu que ce soit la raison et non pas l'avarice qui le règle. On peut, par la commodité des machines que l'art invente ou applique, suppléer au travail forcé qu'ailleurs on fait faire aux esclaves. Les mines des Turcs, dans le bannat de Témeswar, étaient plus riches que celles de Hongrie ; et elles ne produisaient pas tant, parce qu'ils n'imaginaient jamais que les bras de leurs esclaves.

(1) Polit. liv. I, chap. L ·(2) On peut se faire instruire de ce qui se passe à cet égard dans les mines du Hartz dans la basse Allemagne, et dans celles de Hongrie.

Je ne sais si c'est l'esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n'y a peut-être pas de climat sur la terre où l'on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les lois étaient mal faites, on a trouvé des hommes paresseux; parce que ces hommes étaient paresseux, on les a mis dans l'esclavage.

CHAPITRE IX.

Des nations chez lesquelles la liberté civile est généralement établie.

ON entend dire tous les jours qu'il serait bon que parmi nous il y eût des esclaves.

Mais, pour bien juger de ceci, il ne faut pas examiner s'ils seraient utiles à la petite partie riche et voluptueuse de chaque nation sans doute qu'ils lui seraient utiles; mais, prenant un autre point de vue, je ne crois pas qu'aucun de ceux qui la composent voulût tirer au sort pour savoir qui devrait former la partie de la nation qui serait libre, et celle qui serait esclave. Ceux qui parlent le plus pour l'esclavage l'auraient le plus en horreur, et les hommes les plus misérables en auraient horreur de même. Le cri pour l'esclavage est donc le cri du luxe et de la volupté, et non pas celui de l'amour de la félicité publique. Qui peut douter que chaque homme en particulier ne fût trèscontent d'être le maître des biens, de l'honneur et de la vie des autres, et que toutes ses passions ne se réveillassent d'abord à cette idée? Dans ces choses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes? examinez les désirs de tous.

IL

CHAPITRE X.

Diverses espèces d'esclavage.

y a deux sortes de servitude, la réelle et la personnelle. La réelle est celle qui attache l'esclavage aux fonds de terre. C'est ainsi qu'étaient les esclaves chez les Germains, au rapport de Tacite (1). Ils n'avaient point d'office dans la maison; ils rendaient à leur maître une certaine quantité de blé, de bétail, ou d'étoffe l'objet de leur esclavage n'allait pas plus loin. Cette espèce de servitude est encore établie en Hongrie, en Bohême, et dans plusieurs endroits de la basse Allemagne.

:

La servitude personnelle regarde le ministère de la maison, et se rapporte plus à la personne du maître.

L'abus extrême de l'esclavage est lorsqu'il est en même temps personnel et réel. Telle était la servitude des Ilotes chez les Lacedémoniens; ils étaient soumis à tous les travaux hors de la maison, et à toutes sortes d'insultes dans la maison: cette ilotie est contre

(1) De moribus German.

la nature des choses. Les peuples simples n'ont qu'un esclavage réel (1), parce que leurs femmes et leurs enfans font les travaux domestiques. Les peuples voluptueux ont un esclavage personnel, parce que le luxe demande le service des esclaves dans la maison. Or l'ilotie joint, dans les mêmes personnes, l'esclavage établi chez les peuples voluptueux, et celui qui est établi chez les peuples simples.

CHAPITRE XI.

Ce que les lois doivent faire par rapport à l'esclavage. MAIS de quelque nature que soit l'esclavage, il faut que les lois civiles cherchent à en ôter, d'un côté, les abus, et de l'autre, les dangers.

CHAPITRE XII.
Abus de l'esclavage.

DANS les états mahométans (2), on est non-seulement maître de la vie et des biens des femmes esclaves, mais encore de ce qu'on appelle leur vertu ou leur honneur. C'est un des malheurs de ces pays, que la plus grande partie de la nation n'y soit faite que pour servir à la volupté de l'autre. Cette servitude est récompensée par la paresse dont on fait jouir de pareils esclaves; ce qui est encore, pour l'état, un nouveau malheur.

C'est cette paresse qui rend les sérails de l'Orient (3) des lieux de délices pour ceux mêmes contre qui ils sont faits. Des gens qui ne craignent que le travail peuvent trouver leur bonheur dans ces lieux tranquilles. Mais on voit que par-là on choque même l'esprit de l'établissement de l'esclavage.

La raison veut que le pouvoir du maître ne s'étende point audelà des choses qui sont de son service; il faut que l'esclavage soit pour l'utilité, et non pas pour la volupté. Les lois de la pudicité sont du droit naturel, et doivent être senties par toutes les nations du monde.

Que si la loi qui conserve la pudicité des esclaves est bonne dans les états où le pouvoir sans bornes se joue de tout, combien le sera-t-elle dans les monarchies! combien le sera-t-elle dans les états républicains!

Il y a une disposition de la loi (4) des Lombards, qui paraît bonne pour tous les gouvernemens. « Si un maître débauche la » femme de son esclave, ceux-ci seront tous deux libres. » Tem

(1) Vous ne pourriez (dit Tacite sur les mœurs des Germains) distinguer le maître de l'esclave par les délices de la vie. —(2) Voyez Chardin, Voyage de Perse. — (3) Ibid., tome II, dans sa description du marché d'Izagour. — (4) Liv. I, tit. XXXII, §. 5.

pérament admirable pour prévenir et arrêter sans trop de rigueur l'incontinence des maîtres.

Je ne vois pas que les Romains aient eu à cet égard une bonne police. Ils lâchèrent la bride à l'incontinence des maîtres; ils privèrent même en quelque façon leurs esclaves du droit des mariages. C'était la partie de la nation la plus vile: mais, quelque vile qu'elle fût, il était bon qu'elle eût des mœurs et de plus, en lui ôtant les mariages, on corrompait ceux des citoyens. CHAPITRE XIII.

Danger du grand nombre d'esclaves.

Le grand nombre d'esclaves a des effets différens dans les divers gouvernemens. Il n'est point à charge dans le gouvernement despotique; l'esclavage politique établi dans le corps de l'état fait que l'on sent peu l'esclavage civil. Ceux que l'on appelle hommes libres ne le sont guère plus que ceux qui n'y ont pas ce titre; et ceux-ci, en qualité d'eunuques, d'affranchis ou d'esclaves, ayant en main presque toutes les affaires, la condition d'un homme libre et celle d'un esclave se touchent de fort près. Il est donc presque indifférent que peu ou beaucoup de gens y vivent dans l'esclavage.

Mais, dans les états modérés, il est très-important qu'il n'y ait point trop d'esclaves. La liberté politique y rend précieuse la liberté civile; et celui qui est privé de cette dernière est encore privé de l'autre. Il voit une société heureuse dont il n'est pas même partie; il trouve la sûreté établie pour les autres, et non pas pour lui; il sent que son maître a une âme qui peut s'agrandir, et que la sienne est contrainte de s'abaisser sans cesse. Rien ne met plus près de la condition des bêtes, que de voir toujours des hommes libres, et de ne l'être pas. De telles gens sont des ennemis naturels de la société; et leur nombre serait dangereux.

Il ne faut donc pas être étonné que, dans les gouvernemens modérés, l'état ait été si troublé par la révolte des esclaves, et que cela soit arrivé si rarement (1) dans les états despotiques. CHAPITRE XIV.

Des esclaves armés.

Il est moins dangereux, dans la monarchie, d'armer les esclaves, que dans les républiques. Là, un peuple guerrier, un corps de noblesse, contiendront assez ces esclaves armés. Dans la république, des hommes uniquement citoyens ne pourront guère

(1) La révolte des Mammelouks était un cas particulier : c'était un corps de milice qui usurpa l'empire.

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