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CHAPITRE XII.

Des pénitences.

Il est bon que les pénitences soient jointes avec l'idée de travail, non avec l'idée d'oisiveté; avec l'idée du bien, non avec l'idée de l'extraordinaire; avec l'idée de frugalité, non avec l'idée d'avarice.

CHAPITRE XIII.

Des crimes inexpiables.

IL paraît, par un passage des livres des pontifes rapporté par Cicéron (1), qu'il y avait chez les Romains des crimes (2) inexpiables; et c'est là-dessus que Zosime fonde le récit si propre à envenimer les motifs de la conversion de Constantin ; et Julien, cette raillerie amère qu'il fait de cette même conversion dans ses Césars.

La religion païenne, qui ne défendait que quelques crimes grossiers, qui arrêtait la main et abandonnait le cœur, pouvait avoir des crimes inexpiables: mais une religion qui enveloppe toutes les passions; qui n'est pas plus jalouse des actions que des désirs et des pensées; qui ne nous tient point attachés par quelques chaînes, mais par un nombre innombrable de fils; qui laisse derrière elle la justice humaine, et commence une autre justice; qui est faite pour mener sans cesse du repentir à l'amour, et de l'amour au repentir; qui met entre le juge et le criminel un grand médiateur, entre le juste et le médiateur un grand juge; une telle religion ne doit point avoir de crimes inexpiables. Mais quoiqu'elle donne des craintes et des espérances à tous, elle fait assez sentir que, s'il n'y a point de crime qui par sa nature soit inexpiable, toute une vie peut l'être ; qu'il serait très-dangereux de tourmenter sans cesse la miséricorde par de nouveaux crimes et de nouvelles expiations; qu'inquiets sur les anciennes dettes, jamais quittes envers le Seigneur, nous devons craindre d'en contracter de nouvelles, de combler la mesure, et d'aller jusqu'au terme où la bonté paternelle finit.

CHAPITRE XIV.

Comment la force de la religion s'applique à celle des lois civiles. COMME la religion et les lois civiles doivent tendre principalement à rendre les hommes bons citoyens, on voit que, lorsqu'une (1) Liv. II, des Lois. (2) Sacrum commissum, quod neque expiari poterit, impiè commissum est; quod expiari poterit publici sacerdotes expianto.

des deux s'écartera de ce but, l'autre y doit tendre davantage : moins la religion sera réprimante, plus les lois civiles doivent réprimer,

Ainsi, au Japon, la religion dominante n'ayant presque point de dogmes, et ne proposant point de paradis ni d'enfer, les lois, pour y suppléer, ont été faites avec une sévérité et exécutées avec une ponctualité extraordinaires.

Lorsque la religion établit le dogme de la nécessité des actions humaines, les peines des lois doivent être plus sévères et la police plus vigilante, pour que les hommes, qui, sans cela, s'abandonneraient eux-mêmes, soient déterminés par ces motifs : mais si la religion établit le dogme de la liberté, c'est autre chose.

De la paresse de l'àme naît le dogme de la prédestination mahometane, et du dogme de cette prédestination naît la paresse de l'âme. On a dit : Cela est dans les décrets de Dieu; il faut donc rester en repos. Dans un cas pareil, on doit exciter par les lois les hommes endormis dans la religion.

Lorsque la religion condamne des choses que les lois civiles doivent permettre, il est dangereux que les lois civiles ne permettent de leur côté ce que la religion doit condamner; une de ces choses marquant toujours un défaut d'harmonie et de justesse dans les idées, qui se répand sur l'autre.

Ainsi les Tartares (1) de Gengiskan, chez lesquels c'était un péché, et même un crime capital, de mettre le couteau dans le feu, de s'appuyer contre un fouet, de battre un cheval avec sa bride, de rompre un os avec un autre, ne croyaient pas qu'il y eût de péché à violer la foi, à ravir le bien d'autrui, à faire injure à un homme, à le tuer. En un mot, les lois qui font regarder comme nécessaire ce qui est indifférent ont cet inconvénient, qu'elles font considérer comme indifférent ce qui est nécessaire.

Ceux de Formose (2) croient une espèce d'enfer; mais c'est pour punir ceux qui ont manqué d'aller nus en certaines saisons, qui ont mis des vêtemens de toile et non pas de soie, qui ont été chercher des huîtres, qui ont agi sans consulter le chant des oiseaux aussi ne regardent-ils point comme péché l'ivrognerie et le déréglement avec les femmes; ils croient même que les débauches de leurs enfans sont agréables à leurs dieux.

Lorsque la religion justifie pour une chose d'accident, elle perd inutilement le plus grand ressort qui soit parmi les hommes. On croit, chez les Indiens, que les eaux du Gange ont une vertu sanctifiante (3); ceux qui meurent sur ses bords sont réputés

(1) Voyezla Relation de frère Jean Duplan Carpin, envoyé en Tartaric par le pape Innocent IV en l'année 1246. —(2) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome V, part. I, p. 192. — (5) Lettres édifiantes, quinzième recueil.

exempts des peines de l'autre vie, et devoir habiter une région pleine de délices: on envoie, des lieux les plus reculés, des urnes pleines des cendres des morts, pour les jeter dans le Gange. Qu'importe qu'on vive vertueusement, ou non? on se fera jeter dans le Gange.

L'idée d'un lieu de récompense emporte nécessairement l'idée d'un séjour de peines; et quand on espère l'un sans craindre l'autre, les lois civiles n'ont plus de force. Des hommes qui croient des récompenses sûres dans l'autre vie échapperont au législateur; ils auront trop de mépris pour la mort. Quel moyen de contenir par les lois un homme qui croit être sûr que la plus grande peine que les magistrats lui pourront infliger ne finira dans un moment que pour commencer son bonheur?

. CHAPITRE XV.

Comment les lois civiles corrigent quelquefois les fausses religions.

LE respect pour les choses anciennes, la simplicité ou la superstition, ont quelquefois établi des mystères ou des cérémonies qui pouvaient choquer la pudeur; et de cela les exemples n'ont pas été rares dans le monde. Aristote (1) dit que, dans ce cas, la loi permet que les pères de famille aillent au temple célébrer ces mystères pour leurs femmes et pour leurs enfans: loi civile admirable qui conserve les mœurs contre la religion!

Auguste (2) défendit aux jeunes gens de l'un et de l'autre sexe d'assister à aucune cérémonie nocturne, s'ils n'étaient accompagnés d'un parent plus âgé; et lorsqu'il rétablit les fêtes (3) lupercales, il ne voulut pas que les jeunes gens courussent nus.

CHAPITRE XVI.

Comment les lois de la religion corrigent les inconvéniens de la constitution politique.

D'UN autre côté, la religion peut soutenir l'état politique, lorsque les lois se trouvent dans l'impuissance.

Ainsi, lorsque l'état est souvent agité par des guerres civiles, la religion fera beaucoup, si elle établit que quelque partie de cet état reste toujours en paix. Chez les Grecs, les Éléens, comme prêtres d'Apollon, jouissaient d'une paix éternelle. Au Japon (4), on laisse toujours en paix la ville de Méaco, qui est une ville sainte: la religion maintient ce règlement; et cet empire, qui semble être seul sur la terre, qui n'a et qui ne (1) Polit. liv. VII, ch. XVII. — (2) Suétone, in Augusto, ch. XXXI. ·(3) Ibid. — (4) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome IV, part. I, p. 127.

veut avoir aucune ressource de la part des étrangers, a toujours dans son sein un commerce que la guerre ne ruine pas.

Dans les états où les guerres ne se font pas par une délibération commune, et où les lois ne se sont laissé aucun moyen de les terminer ou de les prévenir, la religion établit des temps de paix ou de trèves, pour que le peuple puisse faire les choses sans lesquelles l'état ne pourrait subsister, comme les semailles et les travaux pareils.

Chaque année, pendant quatre mois, toute hostilité cessait entre les tribus (1) arabes : le moindre trouble eût été une impiété. Quand chaque seigneur faisait en France la guerre ou la paix, la religion donna des trèves qui devaient avoir lieu dans de certaines

saisons.

CHAPITRE XVII.

Continuation du même sujet.

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LORSQU'IL y a beaucoup de sujets de haine dans un état, il faut que la religion donne beaucoup de moyens de réconciliation. Les Arabes, peuple brigand, se faisaient souvent des injures et des injustices. Mahomet (2) fit cette loi : « Si quelqu'un pardonne » le sang de son frère (3), il pourra poursuivre le malfaiteur pour des dommages et intérêts: mais celui qui fera tort au méchant après avoir reçu satisfaction de lui, souffrira au jour » du jugement des tourmens douloureux. »>

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Chez les Germains, on héritait des haines et des inimitiés de ses proches; mais elles n'étaient pas éternelles. On expiait l'homicide en donnant une certaine quantité de bétail, et toute la famille recevait la satisfaction: chose très-utile, dit Tacite (4), parce que les inimitiés sont plus dangereuses chez un peuple libre. Je crois bien que les ministres de la religion, qui avaient tant de crédit parmi eux, entraient dans ces réconciliations.

Chez les Malais (5), où la réconciliation n'est pas établie, celui qui a tué quelqu'un, sûr d'être assassiné par les parens ou les amis du mort, s'abandonne à sa fureur, blesse et tue tout ce qu'il rencontre.

CHAPITRE XVIII.

Comment les lois de la religion ont l'effet des lois civiles.

LES premiers Grecs étaient de petits peuples souvent dispersés, pirates sur la mer, injustes sur la terre, sans police et sans

(1) Voyez Prideaux, Vie de Mahomet, p. 64. — (2) Dans l'Alcoran, liv. Í, ch. de la Vache. — (3) En renonçant à la loi du talion. —(4) De moribus German. (5) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome VII, p. 3o3. Voyez aussi les Mémoires du comte de Forbin, et ce qu'il dit sur les Macassars.

lois. Les belles actions d'Hercule et de Thésée font voir l'état où se trouvait ce peuple naissant. Que pouvait faire la religion que ce qu'elle fit pour donner de l'horreur du meurtre? Elle établit qu'un homme tué par violence (1) était d'abord en colère contre le meurtrier, qu'il lui inspirait du trouble et de la terreur, et voulait qu'il lui cédât les lieux qu'il avait fréquentés; on ne pouvait toucher le criminel, ni converser avec lui, sans être souillé (2) ou intestable; la présence du meurtrier devait être épargnée à la ville, et il fallait l'expier (3).

CHAPITRE XIX.

Que c'est moins la vérité ou la fausseté d'un dogme qui le rend utile ou pernicieux aux hommes dans l'état civil, que l'usage ou l'abus que l'on en fait.

LES dogmes les plus vrais et les plus saints peuvent avoir de très-mauvaises conséquences, lorsqu'on ne les lie pas avec les principes de la société; et, au contraire, les dogmes les plus faux en peuvent avoir d'admirables, lorsqu'on fait qu'ils se rapportent aux mêmes principes.

La religion de Confucius nie l'immortalité de l'âme; et la secte de Zénon ne la croyait pas. Qui le dirait? ces deux sectes ont tiré de leurs mauvais principes des conséquences, non pas justes, mais admirables pour la société.

La religion des Tao et des Foé croit l'immortalité de l'âme ; mais de ce dogme si saint ils ont tiré des conséquences affreuses (4). Presque par tout le monde et dans tous les temps, l'opinion de l'immortalité de l'âme, mal prise, a engagé les femmes, les esaller servir dans claves, les sujets, les amis, à se tuer , pour l'autre monde l'objet de leur respect ou de leur amour. Cela était ainsi dans les Indes occidentales; cela était ainsi chez les Danois (5), et cela est encore aujourd'hui au Japon (6), Macassar (7), et dans plusieurs autres endroits de la terre.

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à

(1) Platon, des Lois, liv. IX. — (2) Voyez la tragédie d'Edipe à Colone. (3) Platon, des Lois, liv. IX. (4) Un philosophe chinois argumente ainsi contre la doctrine de Foé. «Il est dit, dans un livre de cette >>secte, que notre corps est notre domicile, et l'âme l'hôtesse immortelle » qui y loge: mais si le corps de nos parens n'est qu'un logement, il est >> naturel de le regarder avec le mème mépris qu'on a pour un amas » de boue et de terre. N'est-ce pas vouloir arracher du cœur la vertu » de l'amour des parens? Cela porte de même à négliger le soin du corps, » et à lui refuser la compassion et l'affection si nécessaires pour sa con» servation : ainsi les disciples de Foé se tuent à milliers. » (Ouvrage d'un philosophe chinois, dans le Recueil du P. du Halde, tome III, pag. 52.)— (5) Voyez Thomas Bartholin, Antiquités danoises. (6) Relation du Japon, dans le Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes. — (7) Mémoires de Forbin.

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