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incertain, il avait rendu précaire son obligation naturelle ; que, dans le second, il avait flétri la vie qu'il avait donnée, et que le plus grand mal qu'il pût faire à ses enfans, il l'avait fait en les privant de leur caractère; que, dans le troisième, il leur avait rendu insupportable une vie qu'ils trouvaient tant de difficulté à soutenir. La loi n'envisageait plus le père et le fils que comme deux citoyens, ne statuait plus que sur des vues politiques et civiles; elle considérait que, dans une bonne république, il faut surtout des mœurs. Je crois bien que la loi de Solon était bonne dans les deux premiers cas, soit celui où la nature laisse ignorer au fils quel est son père, soit celui où elle semble même lui ordonner de le méconnaître : mais on ne saurait l'approuver dans le troisième, où le père n'avait violé qu'un règlement civil.

CHAPITRE VI.

Que l'ordre des successions dépend des principes du droit politique ou civil, et non pas des principes du droit naturel.

La loi Voconienne ne permettait point d'instituer une femme héritière, pas même sa fille unique. Il n'y eut jamais, dit saint Augustin (1), une loi plus injuste. Une formule de Marculfe (2) traite d'impie la coutume qui prive les filles de la succession de leurs pères. Justinien (3) appelle barbare le droit de succéder des måles, au préjudice des filles. Ces idées sont venues de ce que l'on a regardé le droit que les enfans ont de succéder à leurs pères comme une conséquence de la loi naturelle; ce qui n'est pas.

La loi naturelle ordonne aux pères de nourrir leurs enfans; mais elle n'oblige pas de les faire héritiers. Le partage des biens, les lois sur ce partage, les successions après la mort de celui qui a eu ce partage; tout cela ne peut avoir été réglé que par la société, et par conséquent par des lois politiques ou civiles.

Il est vrai que l'ordre politique ou civil demande souvent que les enfans succèdent aux pères; mais il ne l'exige pas toujours. Les lois de nos fiefs ont pu avoir des raisons pour que l'aîné des mâles, ou les plus proches parens par måles, eussent tout, et que les filles n'eussent rien; et les lois des Lombards (4) ont på en avoir pour que les sœurs, les enfans naturels, les autres parens, et à leur défaut, le fisc, concourussent avec les filles.

Il fut réglé, dans quelques dynasties de la Chine, que les frères de l'empereur lui succéderaient, et que ses enfans ne lui succéderaient pas. Si l'on voulait que le prince eût une certaine

(1) De civitate Dei, liv. III. — (2) Liv. II, ch. XII. — (3) Novelle XXI. -(4) Liv. II, tit. XIV, §. 6, 7 et 8.

expérience, si l'on craignait les minorités, s'il fallait prévenir que des eunuques ne plaçassent successivement des enfans sur le trône, on put très-bien établir un pareil ordre de succession: et, quand quelques (1) écrivains ont traité ces frères d'usurpateurs, ils ont jugé sur des idées prises des lois de ces pays-ci.

Selon la coutume de Numidie (2), Delsace, frère de Géla, succéda au royaume, non pas Massinisse son fils. Et encore aujourd'hui (3), chez les Arabes de Barbarie, où chaque village a un chef, on choisit, selon cette ancienne coutume, l'oncle, ou quelqu'autre parent, pour succéder.

Il y a des monarchies purement électives; et, dès qu'il est clair que l'ordre des successions doit dériver des lois politiques ou civiles, c'est à elles à décider dans quels cas la raison veut que cette succession soit déférée aux enfans, et dans quels cas il faut la donner à d'autres.

Dans les pays où la polygamie est établie, le prince a beaucoup d'enfans; le nombre en est plus grand dans des pays que dans d'autres. Il y a des états (4) où l'entretien des enfans du roi serait impossible au peuple; on a pu y établir que les enfans du roi ne lui succéderaient pas, mais ceux de sa sœur.

Un nombre prodigieux d'enfans exposerait l'état à d'affreuses guerres civiles. L'ordre de succession qui donne la couronne aux enfans de la sœur, dont le nombre n'est pas plus grand que ne serait celui des enfans d'un prince qui n'aurait qu'une seule femme, prévient ces inconvéniens.

Il y a des nations chez lesquelles des raisons d'état, ou quelque maxime de religion, ont demandé qu'une certaine famille fût toujours régnante: telle est aux Indes (5) la jalousie de sa caste, et la crainte de n'en point descendre: on y a pensé que, pour avoir toujours des princes du sang royal, il fallait prendre les enfans de la sœur aînée du roi.

Maxime générale nourrir ses enfans, est une obligation du droit naturel; leur donner sa succession, est une obligation du droit civil ou politique. De là dérivent les différentes dispositions sur les bâtards dans les différens pays du monde; elles suivent les lois civiles ou politiques de chaque pays.

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(1) Le P. du Halde, sur la seconde dynastie. (2) Tite-Live, déc. III, liv. IX. (3) Voyez les Voyages de M. Schaw, tome I, p. 402. -(4) Voyez le Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome IV, part. I, p. 114; et M. Smith, Voyage de Guinée, part. II, p. 150, sur le royaume de Juida. (5) Voyez les Lettres édifiantes, quatorzième recueil; et les Voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome III, part. II, p. 644.

CHAPITRE VII.

Qu'il ne faut point décider par les préceptes de la religion, lorsqu'il s'agit de ceux de la loi naturelle.

LES Abyssins ont un carême de cinquante jours très-rude, et qui les affaiblit tellement, que de long-temps ils ne peuvent agir: les Turcs (1) ne manquent pas de les attaquer après leur carême. La religion devrait, en faveur de la défense naturelle, mettre des bornes à ces pratiques.

Le sabbat fut ordonné aux Juifs : mais ce fut une stupidité à cette nation de ne point se défendre (2), lorsque ses ennemis choisirent ce jour pour l'attaquer.

Cambyse, assiégeant Peluse, mit au premier rang un grand nombre d'animaux que les Egyptiens tenaient pour sacrés : les soldats de la garnison n'osèrent tirer. Qui ne voit que la défense naturelle est d'un ordre supérieur à tous les préceptes?

CHAPITRE VIII.

Qu'il ne faut pas régler par les principes du droit qu'on appelle canonique, les choses réglées par les principes du droit civil

PAR le droit civil des Romains (3), celui qui enlève d'un lieu sacré une chose privée n'est puni que du crime de vol: par le droit canonique (4), il est puni du crime de sacrilége. Le droit canonique fait attention au lieu; le droit civil à la chose. Mais n'avoir attention qu'au lieu, c'est ne réfléchir, ni sur la nature et la définition du vol, ni sur la nature et la définition du sacrilége.

Comme le mari peut demander la séparation à cause de l'infidélité de sa femme, la femme la demandait autrefois à cause de l'infidélité du mari (5). Cet usage, contraire à la disposition des lois romaines (6), s'était introduit dans les cours d'église (7), où l'on ne voyait que les maximes du droit canonique; et effectivement, à ne regarder le mariage que dans des idées purement spirituelles et dans le rapport aux choses de l'autre vie, la violation est la même. Mais les lois politiques et civiles de presque tous les peuples, ont avec raison distingué ces deux choses. Elles ont demandé des femmes un degré de retenue et de continence,

(1) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome IV, part. Í, p. 35 et 103. —(2) Comme ils firent, lorsque Pompée assiégea le temple. Voyez Dion, liv. XXXVII. — (3) Leg. V, ff. ad leg. Juliam peculatus. —(4) Cap. Quisquis XVII, quæstione ; Cujas, Observat. liv. XIII, ch. xix, tome III.—(5) Beaumanoir, ancienne coutume de Beauvoisis, ch. XVIII. · (6) Leg. I, cod. ad leg. Jul. de adult. (7) Aujourd'hui, en France, elles ne connaissent point de ces choses.

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qu'elles n'exigent point des hommes; parce que la violation de la pudeur suppose, dans les femmes, un renonceinent à toutes les vertus; parce que la femme, en violant les lois du mariage, sort de l'état de sa dépendance naturelle; parce que la nature a marqué l'infidélité des femmes par des signes certains: outre que les enfans adultérins de la femme sont nécessairement au mari et à la charge du mari; au lieu que les enfans adultérins du mari ne sont pas à la femme, ni à la charge de la femme.

CHAPITRE IX.

Que les choses qui doivent être réglées par les principes du droit civil, peuvent rarement l'être par les principes des lois de la religion.

Les lois religieuses ont plus de sublimité; les lois civiles ont plus d'étendue.

Les lois de perfection, tirées de la religion, ont plus pour objet la bonté de l'homme qui les observe, que celle de la société dans laquelle elles sont observées : les lois civiles, au contraire, ont plus pour objet la bonté morale des hommes en général, que Icelle des individus.

Ainsi, quelque respectables que soient les idées qui naissent immédiatement de la religion, elles ne doivent pas toujours servir de principe aux lois civiles; parce que celles-ci en ont un autre, qui est le bien général de la société.

Les Romains firent des règlemens pour conserver, dans la ré publique, les mœurs des femmes: c'étaient des institutions politiques. Lorsque la monarchie s'établit, ils firent là-dessus des lois civiles; et ils les firent sur les principes du gouvernement civil. Lorsque la religion chrétienne eut pris naissance, les lois nouvelles que l'on fit eurent moins de rapport à la bonté générale des mœurs, qu'à la sainteté du mariage; on considéra moins l'union des deux sexes dans l'état civil, que dans un état spirituel.

D'abord, par la loì romaine (1), un mari qui ramenait sa femme dans sa maison, après la condamnation d'adultère, fut puni comme complice de ses débauches. Justinien (2), dans un autre esprit, ordonna qu'il pourrait, pendant deux ans, l'aller reprendre dans le monastère.

Lorsqu'une femme, qui avait son mari à la guerre, n'entendait plus parler de lui, elle pouvait, dans les premiers temps, aisé ment se remarier, parce qu'elle avait entre ses mains le pouvoir de faire divorce. La loi de Constantin (3) voulut qu'elle attendît

(1) Leg. XI, §. ult. ff. ad leg. Jul. de adult.—(2) Nov. CXXXIV, ch. X. ·(3) Leg. VII, cod. de repudiis et judicio de moribus sublato.

quatre ans, après quoi elle pouvait envoyer le libelle de divorce au chef; et, si son mari revenait, il ne pouvait plus l'accuser d'adultère. Mais Justinien (1) établit que, quelque temps qui se fût écoulé depuis le départ du mari, elle ne pouvait se remarier, à moins que, par la déposition et le serment du chef, elle ne prouvât la mort de son mari. Justinien avait en vue l'indissolubilité du mariage; mais on peut dire qu'il l'avait trop en vue. Il demandait une preuve positive, lorsqu'une preuve négative suffisait; il exigeait une chose très-difficile, de rendre compte de la destinée d'un homme éloigné et exposé à tant d'accidens ; il présumait un crime, c'est-à-dire, la désertion du mari, lorsqu'il était si naturel de présumer sa mort. Il choquait le bien public, en laissant une femme sans mariage; il choquait l'intérêt particulier, en l'exposant à mille dangers.

La loi de Justinien (2) qui mit parmi les causes de divorce le consentement du mari et de la femme d'entrer dans le monastère, s'éloignait entièrement des principes des lois civiles. Il est naturel que des causes de divorce tirent leur origine de certains empêchemens qu'on ne devait pas prévoir avant le mariage : mais ce désir de garder la chasteté pouvait être prévu, puisqu'il est en nous. Cette loi favorise l'inconstance, dans un état qui, de sa nature, est perpétuel; elle choque le principe fondamental du divorce, qui ne souffre la dissolution d'un mariage que dans l'espérance d'un autre; enfin, à suivre même les idées religieuses, elle ne fait que donner des victimes à Dieu sans sacrifice.

CHAPITRE X.

Dans quel cas il faut suivre la loi civile qui permet, et non pas la loi de la religion qui défend.

LORSQU'UNE religion qui défend la polygamie s'introduit dans un pays où elle est permise, on ne croit pas, à ne parler que politiquement, que la loi du pays doive souffrir qu'un homme qui a plusieurs femmes embrasse cette religion; à moins que le magistrat ou le mari ne les dédommagent, en leur rendant, de quelque manière, leur état civil. Sans cela, leur condition serait déplorable; elles n'auraient fait qu'obéir aux lois, et elles se trouveraient privées des plus grands avantages de la société.

(1) Auth. Hodie quantiscumque, cod. de repud. hodie, cod. de repud.

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(2) Auth. Quòd

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