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celui du gouvernement de cette société; par le droit des gens, qui est celui des sociétés les unes par rapport aux autres. Ces droits ont chacun leurs objets distingués, qu'il faut bieu se garder de confondre. On ne doit jamais régler par l'un ce qui appartient à l'autre, pour ne point mettre de désordre ni d'injustice dans les principes qui gouvernent les hommes. Il faut enfin que les principes qui prescrivent le genre des lois, et qui en circonscrivent l'objet, règnent aussi dans la manière de les composer. L'esprit de modération doit, autant qu'il est possible, en dicter toutes les dispositions. Des lois bien faites seront conformes à l'esprit du législateur, même en paraissant s'y opposer. Telle était la fameuse loi de Solon, par laquelle tous ceux qui ne prenaient point de part dans les séditions étaient déclarés infâmes. Elle prévenait les séditions, ou les rendait utiles, en forçant tous les membres de la république à s'occuper de ses vrais intérêts. L'ostracisme même était une très-bonne loi; car, d'un côté, elle était honorable au citoyen qui en était l'objet; et prévenait, de l'autre, les effets de l'ambition: il fallait d'ailleurs un très-grand nombre de suffrages, et on ne pouvait bannir que tous les cinq ans. Souvent les lois qui paraissent les mêmes n'ont ni le même motif, ni le même effet, ni la même équité; la forme du gouvernement, les conjonctures, et le génie du peuple, changent tout. Enfin le style des lois doit être simple et grave. Elles peuvent se dispenser de motiver, parce que le motif est supposé exister dans l'esprit du législateur; mais, quand elles motivent, ce doit être sur des principes évidens. Elles ne doivent pas ressembler à cette loi qui, défendant aux aveugles de plaider, apporte pour raison qu'ils ne peuvent pas voir les ornemens de la magistrature.

M. de Montesquieu, pour montrer par des exemples l'application de ses principes, a choisi deux différens peuples, le plus célèbre de la terre, et celui dont l'histoire nous intéresse le plus, les Romains et les Français. Il ne s'attache qu'à une partie de la jurisprudence du premier, celle qui regarde les successions. A l'égard des Francais, il entre dans le plus grand détail sur l'origine et les révolutions de leurs lois civiles, et sur les différens usages, abolis ou subsistans, qui en ont été la suite. Il s'étend principalement sur les lois féodales, cette espèce de gouvernement inconnu à toute l'antiquité, qui le sera peut-être pour toujours aux siècles futurs, et qui a fait tant de biens et tant de maux. Il discute surtout ces lois dans le rapport qu'elles ont avec l'établissement et les révolutions de la monarchie française. Il prouve, contre M. l'abbé Dubos, que les Francs sont réellement entrés en conquérans dans les Gaules ; et qu'il n'est pas vrai, comme cet auteur le prétend, qu'ils aient été appelés par les peuples pour succéder aux droits des empereurs romains qui les opprimaient. Détail profond, exact et curieux, mais dans lequel il nous est impossible de le suivre.

Telle est l'analyse générale, mais très-informe et très-imparfaite, de l'ouvrage de M. de Montesquieu. Nous l'avons séparée du reste de son éloge, pour ne pas trop interrompre la suite de notre récit.

POUR l'intelligence des quatre premiers Livres de cet ouvrage, il faut observer, 1°. que ce que j'appelle la vertu dans la république est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité. Ce n'est point une vertu morale ni une vertu chrétienne, c'est la vertu politique ; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain, comme l'honneur est le ressort qui fait mouvoir la monarchie. J'ai donc appelé vertu politique l'amour de la patrie et de l'égalité. J'ai eu des idées nouvelles; il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions. Ceux qui n'ont pas compris ceci m'ont fait dire des choses absurdes, et qui seraient révoltantes dans tous les pays du monde, parce que, dans tous les pays du monde, on yeut de la morale.

2o. Il faut faire attention qu'il y a une très-grande différence entre dire qu'une certaine qualité, modification de l'âme, ou vertu, n'est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, et dire qu'elle n'est point dans ce gouvernement. Si je disais, Telle roue, tel pignon, ne sont point le ressort qui fait mouvoir cette montre; en conclurait-on qu'ils ne sont point dans la montre? Tant s'en faut que les vertus morales et chrétiennes soient exclues de la monarchie, que même la vertu politique ne l'est pas. En un mot, l'honneur est dans la république, quoique la vertu politique en soit le ressort : la vertu politique est dans la monarchie, quoique l'honneur en soit le ressort.

Enfin, l'homme de bien dont il est question dans le Livre III, chapitre V, n'est pas l'homme de bien chrétien, mais l'homme de bien politique, qui a la vertu politique dont j'ai parlé : c'est l'homme qui aime les lois de son pays, et qui agit par l'amour des lois de son pays. J'ai donné un nouveau jour à toutes ces choses dans cette édition-ci, en fixant encore plus les idées : et, dans la plupart des endroits où je me suis servi du mot de vertu, j'ai mis vertu politique.

PRÉFACE.

Sı dans le nombre infini de choses qui sont dans ce livre, il y en avait quelqu'une qui, contre mon attente, pût offenser, il n'y en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je n'ai point naturellement l'esprit désapprobateur. Platon remerciait le ciel de ce qu'il était né du temps de Socrate; et moi, je lui rends grâces de ce qu'il m'a fait naître dans le gouvernement où je vis, et de ce qu'il a voulu que j'obéisse à ceux qu'il m'a fait aimer.

Je demande une grâce que je crains qu'on ne m'accorde pas; c'est de ne pas juger par la lecture d'un moment, d'un travail de vingt années; d'approuver ou de condamner le livre entier, et non pas quelques phrases. Si l'on veut chercher lę dessein de l'auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le dessein de l'ouvrage. J'ai d'abord examiné les hommes; et j'ai cru que, dans cette infinie diversité

de lois et de moeurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. J'ai posé les principes; et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'euxmêmes, les histoires de toutes les nations n'en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d'une autre plus générale. Quand j'ai été rappelé à l'antiquité, j'ai cherché à en prendre l'esprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différens, et ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables.

Je n'ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses. Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu'après qu'on aura vu la chaîne qui les lie à d'autres. Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails mêmes, je ne les ai pas tous donnés; car qui pourrait dire tout sans un mortel ennui?

On ne trouvera point ici ces traits saillans qui semblent caractériser les ouvrages d'aujourd'hui. Pour peu qu'on voie les choses avec une certaine étendue, les saillies s'évanouissent; elles ne naissent d'ordinaire que parce que l'esprit se jette tout d'un côté, et abandonne tous les autres.

Je n'écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes; et on en tirera naturellement cette conséquence, qu'il n'appartient de proposer des changemens qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la constitution d'un état.

Il n'est pas indifférent que le peuple soit éclairé. Les préjugés des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation. Dans un temps d'ignorance on n'a aucun doute, même lorsqu'on fait les plus grands maux; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu'on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction; mais on voit encore les abus de la correction même. On laisse le mal, si l'on craint le pire; on laisse le bien, si l'on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble; on examine toutes les causes pour voir tous les résultats.

Si je pouvais faire en sorte que tout le monde cût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois; qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve, je me croirais le plus heureux des mortels.

Si je pouvais faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connaissances sur ce qu'ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirais le plus heureux des mortels.

Je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J'appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu'on s'ignore soi-même.

C'est en cherchant à instruire les hommes que l'on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l'amour de tous. L'homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu'on la lui montre, et d'en perdre jusqu'au sentiment lorsqu'on la lui dérobe.

J'ai bien des fois commencé et bien des fois abandonne cet ouvrage ; j'ai mille fois envoyé aux vents (1) les feuilles que j'avais écrites; je sentais tous les jours les mains paternelles tomber (2); je suivais mon objet sans former de dessein; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions; je ne trouvais la vérité que pour la perdre mais, quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi; et, dans le cours de vingt années, j'ai vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer, et finir.

:

Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté de mon sujet : cependant je ne crois pas avoir totalement manqué de génie. Quand j'ai vu ce que tant de grands hommes, en France, en Angleterre, et en Allemagne, ont écrit avant moi, j'ai été dans l'admiration; mais je n'ai point perdu le courage : « Et moi aussi, je suis peintre (3), » ai-je dit avec le Corrège.

(1) Ludibria ventis.

pittore.

(2) Bis patriæ cecidere manus... (3) Ed io anche son

DE

L'ESPRIT DES LOIS.

Prolem sine matre creatama.

OVID.

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